lundi 29 janvier 2018

Les loups pour dessiller des yeux aveugles *** 1/2

Il arrive dans notre vie, que nous aimions follement deux ou trois personnes, jusqu'à vouloir tout remettre en cause pour cet homme, pour cette femme. Cela ne dure qu'un temps, peu à peu, le sentiment amoureux s'altère, la déception, nous le savons, ne venant que de nous-même. Le danger illusoire de hausser la personne aimée sur un piédestal. Le héros de quelques mois tombe à terre, tel un dieu vénéré se brise quand il chute. On parle du roman de Lise Tremblay, L'habitude des bêtes.

Ce n'est pas un livre où les bêtes ont la parole, loin de là. Ce sont les humains qui la prennent pour signifier ce qui les tourmente au point d'abandonner la ville, comblant de réminiscences amères leur solitude campagnarde ou forestière. C'est le cas du dentiste Benoît Lévesque qui, du jour au lendemain, s'est défait de son arrogance égocentrique, s'ingéniant à comprendre ce qui l'avait rendu aussi détestable. Il n'avait qu'une passion, la chasse. Du haut de son hydravion, il dominait non seulement la forêt, les lacs, mais aussi ses territoires personnels qui n'étaient autres que sa femme et sa fille. Peu à peu, le dégoût l'a fait atterrir, sauf qu'il était trop tard. Sa femme avait demandé le divorce, sa fille, en proie à des désordres caractériels, lui avait rabâché qu'elle ne « désire être rien », « ne veut rien qui dépasse », au point de se faire enlever les seins. Elle a trente-deux ans. Le narrateur, depuis plus de vingt ans, a choisi de vivre aux abords d'un village du Saguenay, s'est lié d'amitié avec Rémi, sorte d'ermite, homme à tout faire, qui, jeune adulte, avait repris la ferme de ses parents, l'a revendue, se contentant d'élever des poules. Il vit avec sa sœur, n'aime pas les étrangers. Même ceux qui ont bâti un semblant de vie confortable, proches du village depuis de nombreuses décennies. Ces étrangers ne comprennent soi-disant rien aux relations parfois tendues qui s'instaurent entre villageois. Il y a aussi Mina, octogénaire, qui, elle aussi s'est retirée, après avoir divorcé et tenu le dépanneur, rendez-vous des chasseurs. Elle a passé ses hivers en Floride, ne souhaite plus qu'un seule chose, mourir dans son chalet branlant, qu'entretient Rémi. Le narrateur a un vieux chien, Dan, atteint d'un lymphome, il a peu de temps à vivre. Le lecteur fait connaissance de la vétérinaire, Odette, qui le soigne. Proche de la retraite, elle essaie de se convaincre que la vie est encore belle. Pour ce faire, elle boit trop.

Si on a énuméré cette panoplie d'humains, c'est qu'ils gravitent presque journellement autour du dentiste Lévesque. De temps à autre, ceux-ci se laissent aller à quelques confidences d'ordre privé. Mais ce jour-là, Rémi lui annonce que Mina a vu un loup, au grand dam de « la gang d'en bas. Pendant la chasse, ils deviennent fous. » Il y a ceux qui protègent les loups, ceux qui rêvent de les abattre. Dualité qui divise les villageois, les loups étant par instinct l'ennemi de l'homme. Les frères Boileau, qui font la loi sur la montagne depuis toujours, tenteront d'organiser une battue pour éliminer les prédateurs qui déciment les orignaux. Conflit servant d'habile prétexte pour faire part au lecteur de la complexité des êtres. Tous, dans ce roman, vieillissent avec la peur de mourir. Les déceptions de l'amour. L'inéluctable victoire de la mort. C'est de ce conflit, mené de main de maître par Lise Tremblay, que le roman tire son importance. Elle nous met constamment face à notre petitesse, comme le sont les protagonistes qu'elle manipule avec adresse, leur inculquant à chacun et chacune, un brin de philosophie nourrissant leur existence. Des rencontres paisibles s'ajusteront au remords, dénoueront des malaises, l'écrivaine concluant que les choses les plus communes finissent par s'apaiser après s'être disloquées au fond de notre conscience blessée. Le monde extérieur possède ses leurres, celui à l'intérieur de nous, ses incertitudes. Comme si la mort d'un chien aimé témoignait de la précarité de nos sentiments. Après, il est trop tard. Le narrateur a perdu ce qu'il pensait lui être le plus cher au monde, son chien, alors qu'il avait négligé sa femme, maintenant apaisée auprès d'un homme différent, se désintéressant de sa fille, victime d'un diagnostic erroné. Là encore, il sera trop tard pour renouer avec la jeune femme. Il se rendra compte que lui aussi mourra, solitaire et faillible. Ne pouvant changer le cours des événements.

Le roman s'ouvre avec la fille du dentiste Benoît Lévesque, se referme avec elle. Entretemps, hommes et femmes auront tremblé, appréhendé, ne se fiant qu'à leur passé, se disant peut-être qu'ils auraient pu mieux faire. Hébétés que les années les aient marqués sans point de non-retour. Les bêtes, ici, chien et loups, s'entrecroisent au-delà des exigences des humains, qu'ils soient prédateurs ou apprivoisés. À travers cette histoire de loups réfugiés dans la montagne, le village continue à vivre, mettant en scène quelques individus eux-mêmes égarés dans un dilemme humain, sans fin, quand il s'agit de se réconcilier avec ceux qui seront toujours étrangers. Le loup ne l'est-il pas lui-même ? Malgré tout, et c'est heureux, une sorte de béatitude plane dans ce récit, les personnages nommés ayant trouvé quelque porte de sortie même si de temps à autre, elle ne manquera pas de claquer, quand le doute s'infiltrera par grand vent, porteur d'un message trompeur. Pour avoir lu l'œuvre de cette écrivaine, honorée de plusieurs prix littéraires, on connait l'écriture sobre, efficace, sans fioritures, qu'elle utilise pour narrer des récits bondés d'événements insolites que les gens fomentent, bravant la modernité suspecte des grandes villes. Roman qui se lit d'un souffle, avec, peut-être, à ses côtés un chien de bonne compagnie, docile et fidèle.

L'habitude des bêtes, Lise Tremblay
Éditions du Boréal, Montréal, 2017, 165 pages