lundi 12 juin 2017

Vivre et mourir jeune *** 1/2

Le plaisir d'échanger le sel de la vie avec des êtres qui nous ressemblent et qui demandent peu à l'existence, s'avère une joie jamais démentie. Partager des mots, mais surtout des silences complices qui évitent de trahir la pensée ne correspondant pas toujours à la parole traduite. On est si vite découragée par ceux et celles qui redondent, loin de toute originalité. On parle du roman de Valérie Forgues, Janvier tous les jours.

Janvier n'est pas ici le premier mois de l'année mais le prénom d'un homme de trente-deux ans, décédé d'insuffisance cardiaque due à une malformation coronaire. Il a été l'ami d'enfance et le seul amour de la jeune narratrice, Anaïs, qui se remémore son deuil, elle qui a toujours refusé de prononcer le nom de la maladie de son ami, la camoufle sous la joliesse d'une plante aquatique. Janvier vit au Château avec sa tante Noëlla, maison dont héritera Anaïs quand il ne sera plus de ce monde. Entretemps, la jeune femme aura rompu avec Ovide avec qui elle vivait depuis trois ans, aura connu le déni, puis fui dans un village français, proche de la région parisienne, qui lui permettra de faire le point. Elle a besoin de dépaysement, de miroirs qui ne se présenteront pas à elle, chacun des pensionnaires, peu nombreux, de la maison de Lili, ayant trouvé là un refuge où l'écriture a plein droit. La Seine coule, les journées, les nuits aussi, sans qu'Anaïs ne soit parvenue à se soustraire à sa souffrance qu'elle entretient, refusant de la confier à Lili qui a compris que sa pensionnaire était submergée par plus fort qu'elle, malaise dont elle ne veut pas se libérer. Un jour, passe Philippe, le facteur du village qui sonne à la porte. Anaïs lui ouvrira, ce sera un coup de foudre réciproque, qui mettra plusieurs jours avant de se concrétiser. De cette passade amoureuse, elle se persuadera que Janvier s'est éloigné, sa voix en elle lui suffit.

Les détails de la vie quotidienne hante le récit, écrit dans un style hachuré, comme porté par les sanglots étouffés d'Anaïs. De temps à autre, il est question des pensionnaires. Alejandro qui ne parvient pas à écrire son livre, qui fait de longues marches avec Elena. Kwann, le mari de Lili, de Lili elle-même. Chacun est un personnage que semble s'inventer la narratrice, lui offrant une image fausse de ce qu'elle est véritablement. Le roman s'écrit dans la douleur, oscillant entre son deuil refoulé, son désir de Philippe, qui se manifestera lors d'une fête populaire. Anaïs vit d'excès, tant dans ses lectures que dans ses relations avec les protagonistes, qui peuplent son petit univers provisoire. Du roman qu'elle écrit, nous savons peu. Quand Anaïs évoquera cette période exacerbée, le roman, duquel elle se désintéresse, sera édité à Québec. Avant ce retour dans la maison de Janvier, elle aura été jusqu'au bout de ses délires, de ses passions. De ses acceptations. Philippe sera le moteur de ces non-retours culminants quand il lui remettra un colis rempli de ses écrits d'enfant et de jeune femme. Lettres gribouillées, adressées à Janvier. Il y a toujours un élément déclencheur qui nous met au pied du mur, il est impossible de lui échapper. Ce que comprendra Anaïs un soir d'automne. Elle sublimera, lucide et désespérée, des mois de rejet, pensant les avoir camouflés solidement dans son être, alors qu'ils mûrissaient, surgissaient à tout moment, telle une gifle de laquelle elle se serait protégée d'un geste superflu, d'une parole futile. Tout est ainsi dans cette fiction, griffée d'extraits de livres, tailladée d'une écriture instinctive. Saccadée de replis intérieurs que la narratrice compense par de menus travaux domestiques, ne voulant pas perdre de vue la simplicité du temps qui ne reviendra plus, écoutant sans les mettre à profit les mots salvateurs de Lili, comme ceux de rassurer Noëlla, de retourner au Château, son lieu de repères.

Ce roman de Valérie Forgues assaille le lecteur de sa réalité sensible, d'une connivence perçue après que le drame d'Anaïs nous a bouleversée, confiné dans une bulle où hommes et femmes font preuve de ténacité, l'ampleur du quotidien se limitant à l'importance qui lui est donné. Pouvons-nous concevoir ce qui n'existe que dans la fiction ou devons-nous, un jour ou l'autre, suspendre nos autodéfenses pour les renforcer de nos convictions, s'il est possible d'en avoir ? L'écrivaine nous apporte une réponse que nous captons à travers un style incisif, soutenu par un vagabondage extrême entre la passion de vivre et d'aimer, le refus de mourir dans la représentation de soi, de se contempler dans des prismes inexistants.


Janvier tous les jours, Valérie Forgues
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2007, 155 pages