lundi 30 octobre 2017

Sous le signe de la passion théâtrale *** 1/2

On aime le soleil, la peau brunit sous ses rayons ardents. Les pelouses, les arbres, les fleurs. La vivacité de l'eau enchante notre regard. On se dit que là est la vie, qu'elle est verte et non blanche comme le symbolise la neige et son paysage endormi jusqu'au printemps prochain. Faisant la part des choses, aimant Montréal, on attend, sans rechigner, que la verdure renaisse, refleurisse. On commente le roman de Laurette Laurin, Se prendre au jeu. 

L'histoire est une exaltation passagère sur fond de répétition théâtrale. Sentiment ardent qui se suffit à lui-même pour mieux dévorer ceux et celles sur qui la passion tombe sans crier gare. C'est lors de la dernière représentation d'une pièce dramatique que Margot et Stefano — étant désignés par lui et elle, on les cite du prénom des héros qu'ils ont incarnés —se rendent compte à quel point ils sont attachés l'un à l'autre. Chacun de son côté est marié depuis vingt ans, sont parents, il n'est pas question de changer quoi que  ce soit à la bonne entente qui les lie à leur partenaire. Lui, Stefano, est architecte, elle, Margot, journaliste, qui se balade d'un congrès à un colloque. Le théâtre s'avère un passe-temps agréable, qui comble ce manque que les personnages créés par d'illustres dramaturges rassasient. Après s'être avoué leur attirance réciproque, une soirée à arpenter les rues de la ville, main dans la main, ils se séparent, retournent à leurs habitudes. Mais plus forte que les conventions, leur attirance va semer le trouble et le doute dans leur esprit rationnel. Ils échangent des courriels, essaient de concocter un rendez-vous à travers leurs occupations professionnelles, qui ne blessera personne. Ils y parviennent bien que de plus en plus ils sont aux prises avec un désir amoureux qu'ils ne veulent pas assouvir, lui et elle n'ayant jamais trompé son partenaire. Ainsi commence une danse animale, primaire, parce que instinctive, les décisions de l'esprit méthodique narguant les nécessités du corps épris. Jeu dangereux qui n'ira qu'en s'exacerbant, il faut que la chair exulte, chantait Jacques Brel.

Roman axé sur l'amour impossible entre un homme et une femme qui, surpris par tant d'années attelées à la fidélité sacrée du mariage, s'interrogent sur l'incapacité de vivre pleinement une relation qui ne sera qu'un exutoire à leurs insatisfactions maritales. Ce que laisse entendre Margot qui se remémore sa vie de jeune fille, son besoin d'hommes quand elle découvre les exigences du corps, le sien étant plus que désirable. Un brin de nymphomanie l'emporte dans de volcaniques étreintes quand Stefano deviendra enfin son amant. L'un et l'autre affamés, le temps qui s'égrène hors d'eux les entrave dans une bulle aux parois fragiles, tous deux ménageant prudemment une part de leur existence à laquelle ils tiennent, telle une bouée de secours, nécessaire, seyant à leur âge mûr qu'ils ne partageront pas ensemble, ils le savent.

Des extraits de chansons, des poèmes, des citations enrichissent le récit qui, nous le devinons, ne pourra que se terminer dans la lassitude obligée des corps, Margot devant réparer les promesses bafouées envers son époux, celui-ci obnubilé par les corps à remettre sur pied. Les cœurs, serait plus juste, il les ouvre, les rafistole, les referme. Alors qu'il ignore les frustrations du cœur de son épouse. Lui faisant confiance, comme si ce sentiment se déployait dans l'indifférence qu'instaurent trop souvent des décennies de vie conjugale. Comme au théâtre, nous devons nous satisfaire d'un instant d'illusion, ce que ne manqueront pas de faire Margot et Stefano avant de se prendre à leur propre jeu. Cependant, tous les jeux se terminent plus ou moins rudement, sans qu'il n'y ait forcément un gagnant et un perdant.

Fiction où les sens occupent une place privilégiée, l'amour interdit se défendant d'être au rendez-vous. Il est ailleurs, sur ce qu'ils ont bâti, se leurrent Margot et Stefano, qui, au fond de leur conscience, craignent le renouveau, ce printemps tardif duquel nous reconnaissons les prémices, prenant plaisir à inventer une saison inhabituelle. Les corps font de même, ils s'éveillent de vingt ans d'endormissement, libérés de l'attrait trompeur des souvenirs. On s'est délectée de ce récit aux allures parfois conventionnelles, le désir ne se pointe-t-il pas chaque fois qu'une rencontre due au hasard nous secoue de ses turbulences improbables ? Ce désir propre à innover une histoire d'amour d'avance avortée qui n'aurait rien à voir avec les individus que nous sommes... L'écriture dynamique, pour ne pas dire fougueuse, qu'emprunte Laurette Laurin, témoigne d'une histoire élaborée sur un ton impudique et sensuel, que nous retrouvons rarement dans la littérature actuelle. Histoire érotique bien plus divertissante que ce qu'on a lu récemment. Il y a un abandon réjouissant du langage s'amalgamant avec la personnalité bouillonnante des deux protagonistes, ces derniers réduisant leur délectation physique, leur refoulement moral, à "lui" et "elle", le "tu" réflexif l'emportant plus rarement sur le cheminement fatal de ce couple qui, sans préambules, s'est pris au jeu d'un bonheur illusoire. Mais l'illusion passionnelle n'est-elle pas une forme théâtrale du bonheur ?


Se prendre au jeu, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2017, 260 pages

lundi 16 octobre 2017

Les pions du cinquantième étage ***

Il faut tristement se rendre à l'évidence. À travers l'histoire officielle, ce ne sont jamais les athées, ni les agnostiques, qui ont saccagé le monde de leur fanatisme, mais les trois grandes religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l'islam. Pourtant, ne prônent-elles pas la tolérance, la bonté, la générosité envers leurs semblables ? La désertion de ces religions dans leur propre désert ne donne-t-elle pas raison aux libres-penseurs ? On a lu le roman d'Éric de Belleval, Libre-échange.

Roman qui se détache de la production littéraire de l'automne, ce que de temps à autre on apprécie. Point de sentiments exacerbés, dénonçant quelque contrariété du cœur et de l'âme, bien au contraire. Le narrateur, Alan Schwartz, nous propulse dans une aventure où les hommes ne vivent que pour défendre les intérêts de la Beta Gold Corporation, compagnie minière aux nombreuses succursales dont l'une tente de s'arroger les droits exclusifs au Venezuela. Bras droit incontesté du numéro un, il se verra confronté à lui-même, à ses doutes, quand un nouveau président, brillant et despote, fera de lui son subordonné plutôt que l'homme jusque-là indispensable aux rouages pernicieux de la compagnie. Lucide, Schwartz devra se rendre à l'évidence, le président s'est entouré d'une suite qui tient peu compte de ce qu'il représente au sein de la société. Ombre se déplaçant au rythme effréné des événements parfois surréalistes qui prennent le pas sur l'honnêteté morale que nous n'attendons plus de la part d'une poignée de dirigeants se dévorant les uns les autres. Eux-mêmes sont des ombres qui s'agitent silencieusement, se méfiant de leurs semblables, sous l'indifférence arrogante du président qui les mène où bon lui semble.

L'histoire est sombre dans tous les sens du terme. Deux personnages, proches du président, s'en détachent, qui inquiètent Schwartz, le narguent de leur subite ascendance dans la hiérarchie du numéro un, au point qu'il fera son enquête pour savoir d'où ils viennent. Aucune réponse ne le satisfaisant, il devra subir leur présence, entre Toronto et Caracas, subir les sarcasmes de l'un, les moqueries de l'une, jeune femme acerbe, ambitieuse, ne cédant en rien aux incertitudes de son collègue quand il essaiera de connaître ses intentions professionnelles. Des pions servent le jeu de ces infatigables partenaires qui ne détiennent qu'une aura fulgurante, selon le rôle qui leur est attribué. Ils se croisent, s'interpellent sans qu'un soupçon de sincérité les valorise. Seuls les hantent une possible défaite professionnelle, l'oubli humiliant de celui qui s'avérait irremplaçable, aux côtés d'un président indifférent, ennuyé de tout ce qui échappe à sa vigilance, pour ne pas dire aux faillites de l'être humain quand il se sent déstabilisé. C'est avec ce sentiment d'insécurité soudaine que le narrateur traversera l'histoire et les rouages de la compagnie dont il n'est pas innocent. Culpabilité tardive, il s'en défend, mais le mécanisme bien huilé de ses années prospères rouillent et grincent tant dans sa tête fatiguée que dans ses moyens de se sortir de ce faux pas, qu'il juge inadéquat avec celui qu'il a toujours été : draconien et arriviste. Ne s'est-il pas perçu comme étant le prochain président de la BG, attendant son heure comme on attend la récompense à quelque service rendu. L'histoire, peu à peu, se décompose entre la réussite des uns, l'échec des autres. Il faut bien trouver des coupables, les êtres faibles n'ayant pas leur place dans ce bras de fer entre deux hommes, dont l'un devra s'avouer vaincu, mâché inexorablement par une machine aux mâchoires voraces, dévoreuse d'hommes, qui ne pardonne aucune faute, ni aucun travers.

Le récit se raconte peu, malgré son fracas psychologique, il est d'ordre presque intimiste, enclin à aller et venir dans les allées semées des ronces empoisonnées du pouvoir. Symbolisée par un homme incrédule, la parole s'inscrit en des non-dits suspicieux, en des clins d'œil assassins, distillant des aliénations où la justice croise le fer avec le journalisme, inséparables l'un de l'autre. Le président n'aura qu'à conclure, Schwartz qu'à poursuivre son champ d'illusions quand le terrain sera débarrassé des intrus qui encombraient sa route, zigzagant, le lecteur le devine, vers de prochaines rumeurs dévastatrices. Entre-temps, Caracas s'est entendu avec Toronto, les embûches se sont clairsemées.

Roman à l'écriture dynamique, à l'humour autant dévastateur que les secousses infligées aux protagonistes. L'auteur profite de ses expériences professionnelles, celui-ci ayant été, en France, à la tête de plusieurs entreprises durant une vingtaine d'années, a dirigé la Fondation du groupe pétrolier Elf et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. Endroit et envers d'un homme qui a choisi l'écriture pour explorer l'âme humaine, ses profondeurs partagées entre ses contradictions, comme nous le faisons tous. On se souvient d'avoir commenté son précédent roman Reportages sous influence, dont le brin d'humanité nous avait touchée, se révélant plus efficient que le refus d'aimer, pour dépeindre les outrances qui gouvernent l'ensemble des sociétés à grande échelle internationale. On pense aux compagnies pharmaceutiques dont les exactions ne sont plus à dénoncer, chacun connaissant les enjeux empiriques de cet autre cinquantième étage.

Libre-échange, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2017, 185 pages

lundi 2 octobre 2017

Une année sauvage dans la vie de Fergus *** 1/2

Récemment, on a assisté à la volte-face d'une amie, dévorée par un homme qu'elle aimait et qui prétendait l'aimer aussi. Il la traitait comme aucune femme n'aurait accepté de se laisser manipuler. On a assisté à ce jeu de la séduction pendant plusieurs mois, jusqu'au jour où notre amie a enfin vu clair sur les intentions de cet homme indigne. On a respiré un grand coup puis, ensemble, nous avons éclaté de rire, toute lucidité retrouvée. On commente le roman de Jaunay Clan, Fergus, année sauvage.

Il n'est pas simple de relater les faits quotidiens qui se déroulent dans un centre pour enfants et adolescents, handicapés mentaux. En toile de fond, l'auteur laisse filtrer leur incapacité à s'extérioriser, sinon par le langage des signes, par des cris et le refus de parler. C'est le cas de Fergus Flanagan qui, ne trouvant pas dans sa famille une ambiance qui lui convienne, a décidé de se taire depuis sa naissance. Sa mère est une extravagante attentionnée à son fils asocial, son père, un éminent savant, son frère aîné, surexcité, passionné de moto, lui aussi peu adapté aux normes d'une société figée dans ses habitudes contraignantes. Depuis sept ans, Fergus est pensionné au centre Beauséjour, dans le sud de la France. Il s'est lié d'amitié avec un adolescent révolté, qui ne survit que grâce aux livres, surnommé Grain de riz. Nous assistons aussi à la remise en question des éducateurs, qui s'interrogent sur la manière d'enseigner quoi que ce soit à ces inadaptés turbulents. Cette année devra figurer dans les annales du centre : les éducateurs, aidés d'une nouvelle psychologue, renverront dans leur famille les adolescents aptes à séjourner loin de Beauséjour et de ses murs protecteurs. Fergus s'exprimera là-dessus lorsqu'il apprendra qu'il est du nombre de ce projet. « Dans ces moments, Beauséjour devient une île où l'on s'allume comme des feux, et quand on a trouvé un endroit où tout ce qui couve en soi peut s'allumer, il ne faut pas l'abandonner. » Discours que Fergus ne formule jamais, il a toujours été réfractaire au langage clair et banal des éducateurs, surtout celui du psychologue. Grain de riz lui a offert un carnet dans lequel il essaie de mentionner ce qu'il ressent, contrairement à son camarade qui s'exprime en de paraboliques et métaphoriques citations, souvent transcendées par Fergus qui ne peut se défaire de l'emprise bienfaisante de Grain de riz. Cela se renouvellera quand, après un loufoque spectacle de fin d'année scolaire, Fergus aperçoit ses parents dans l'assistance, accompagnés de Frany, le frère aîné tant aimé, insoumis au monde bancal du jeune adolescent. Ce soir-là, se déclenche en Frany, un élan de compassion envers Fergus, à qui il propose de faire un tour à moto, à toute allure. Tour à moto qui vaudra au lecteur quelques pages poétiques, Fergus ne pouvant relater à son frère, les sensations qui l'animent. « Dans le monde de Fergus, la réalité se manifeste au gré de fragiles circonstances et s'épuise rapidement. » Pour faire comprendre à son frère qu'il est heureux, il danse sous la lune, ses mouvements maladroits remplaçant émotivement les mots qu'il se refuse de prononcer.

Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, les deux se confondant, Fergus et ses amis témoigneront de la difficulté d'être et de s'impliquer : se concentrer sur un match de foot face à l'équipe adverse, se présenter devant la nouvelle psychologue qui essaie de démonter les fragiles protections de Fergus, tramées derrière une barrière murée de son entêtement à épaissir ses silences. Écrire une rédaction sur les vacances passées dans la famille. Seul, compte le refuge avec Grain de riz sous l'escalier, à disserter sur l'instant présent, ces enfants-adolescents étant incapables de se projeter dans une autre dimension, comme si l'avenir s'avérait la parodie d'un monde extraterrestre. Ils ne connaissent qu'une histoire, celle de Moby Dick, narrée par leur professeur de français et d'histoire. Mais savent-ils qui est Achab ? se questionne amèrement le vieux Jacob qui, inlassablement, leur lit des extraits du chef-d'œuvre de Herman Melville. Entre des scènes parfois drôles et grinçantes, parfois irrationnelles, défilent dans la tête de Fergus des souvenirs d'enfance partagés avec ses parents et son frère. C'est comme une existence qu'il s'invente, embellie de la tendresse salvatrice de sa mère, protégée de la compréhension de son père, plongé dans la recherche sur les neutrons. Frany, déjà, se défile, échappe à l'ordre familial. De ce passé hypothétique, de ce présent tissé de l'amitié de Grain de riz, que jamais personne ne visite, les mois s'ajustent les uns aux autres avec leur lot de moisissure avant que l'année scolaire se termine sur un drame inévitable...

On a l'impression que sept années se sont écoulées avant que l'histoire soit relatée, ce que nous apprenons à la fin du récit. Tout se révélant flou et discordant parmi les pensionnaires de Beauséjour, on ne peut jurer de ce qu'on avance, préférant nous en tenir à des suppositions. Ces enfants-adolescents sont-ils autistes ? Atteints du syndrome d'Asperger ? Comment savoir, le lecteur ayant peu d'indices parsemés par l'écrivain, Jaunay Clan. À ces agissements délirants s'harmonise une écriture lyrique qui, sans l'avoir été, n'apporterait peut-être pas cette touche d'irréalité et de poésie sensitive dans la vie trépidante de ces jeunes marginaux, pas plus que ne seraient mises en lumière les incertitudes morales dont sont victimes leurs éducateurs.

Roman qu'on a lu à petites doses réflexives, l'auteur ayant voulu, semble-t-il, nous imprégner d'un univers qui n'a aucun sens rationnel au regard blasé de nos semblables. L'autisme, nous le savons, est une maladie encore mal dégrossie, où ne pas être compris s'avère un signe de génie, comme le prétend Fergus dès le premier chapitre séquentiel. Ne cherchons pas à déceler ce qui se dessine hors de notre monde fabriqué de nos échappées communes, faisons confiance aux asociaux qui détiennent peut-être l'arme pacifique d'un monde futur, privilégié pour quelques-uns d'entre les mortels. « Investis de tous les prodiges [ ... ] ».

Fergus, année sauvage, Jaunay Clan
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2017, 196 pages