lundi 24 juillet 2017

Une troisième solitude *** 1/2

Un temps arrive où nous devons remettre les pendules à l'heure. Sans trop regarder au-dessus de notre épaule ce qui a fait et défait notre vie, on mesure ce qui en a valu la peine. Si peu, le reste s'est désagrégé dans les fumées de l'oubli. Aucune nostalgie mais un sourire attendri sur la perte de notre jeunesse. On se dit qu'on aurait pu mieux faire, ne pas commettre les mêmes erreurs. Rien ne sert de leçon, nous le savons, de triste expérience. On a lu le roman de Félicia Mihali, La bien-aimée de Kandahar.

Elle s'appelle Irina, elle est belle, elle a vingt-quatre ans. Elle vit chez chez sa mère roumaine, celle-ci ayant divorcé d'un mari hongrois, puis s'est remariée avec un marin québécois. Sous des dehors affables, Irina est une jeune femme indépendante qui, pour payer ses études de littérature, est serveuse dans un bar. Elle aime la routine de la vie quotidienne, refuse de sortir le soir avec ses amis. Elle relate l'histoire de Yannis, avec qui elle a correspondu lorsqu'une photo de son visage à elle, publiée dans la revue Actualités, est parvenue au sergent canadien Yannis Alexandridis, posté à Kandahar. Photo qui l'a propulsée au rang de cover-girl par un bataillon de soldats. Il lui envoie un message électronique, la félicitant de sa beauté. Ils correspondront jusqu'à la mort de ce dernier. Il faudra qu'il soit tué pour qu'Irina comprenne qu'elle avait fait fausse route avec ce jeune homme, aux lettres angoissées, lui dépeignant la situation sociale du pays, le comportement méfiant des habitants. Questions futiles de la part d'Irina qui, à aucun moment, n'a demandé à son correspondant des précisions sur son rôle personnel en Afghanistan. Pourquoi a-t-il choisi d'aller faire la guerre dans un pays aux mœurs cruelles, déstabilisantes ? Si les questions d'Irina s'avèrent inconsistantes, les lettres de Yannis brillent d'une aura aveugle. Son point de vue est perçu par ses yeux d'étranger, parfois éveillés par la présence de deux Afghans mutés à son service. En réalité, qui est ce peuple ? Pourquoi la haine des talibans ?

Nous devons remonter à l'origine du roman pour saisir les intentions de l'écrivaine. Avant d'en arriver à Yannis et à ses lettres rigoureuses, parfois accablées, elle nous dépeint son amitié à l'école Villa-Maria, avec une fillette hollandaise, Marika. Ensemble, elles créent des pièces de théâtre, mettant en scène Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, qui, en 1642, se sont établis en Nouvelle-France, pour fonder sur l'île « la ville de Marie, une ville mystique ». Épopée particulièrement fascinante, scrutée dans les moindres détails, jusqu'à prédire un sentiment amoureux entre les deux jeunes gens. Ces pans d'histoire s'opposent à une réalité plus moderne, celle de la guerre en Afghanistan qui, en 2007, battait son plein d'illusions sur l'intervention soi-disant salvatrice des Américains. Le désenchantement se fera sentir au fur et à mesure que les lettres de Yannis approfondiront le caractère ombrageux de supposés ennemis.

Récit complexe alimentant le thème de l'incommunicabilité entre les êtres, qu'ils soient d'origine étrangère ou proches de ce que nous sommes. L'erreur d'Irina est celle d'une femme amoureuse qui s'est créé un idéal en la personne de Yannnis, comme elle l'avait fait, adolescente, avec Maisonneuve et Jeanne Mance. Relations interpersonnelles trompeuses qui traversent les siècles, malentendus des temps actuels, déconstruisant une histoire basée sur la mémoire complice de deux fillettes. C'est le choix de Félicia Mihali que ce questionnement sans cesse évoqué à travers une identité aléatoire, avant que de graves malentendus nous interpellent. Faut-il que la mort, ou la séparation, nous fasse réaliser combien nous sommes contraints à affronter des points spécifiques, comme le départ définitif de Marika dans son pays, ou la mort de Yannis survenue lors d'une attaque à la bombe ? Plus jamais Irina ne connaîtra une amitié similaire avec une femme de son âge, pas plus qu'elle n'aimera un autre homme. Mais a-t-elle déjà aimé ? On en doute, ses deux liaisons précédentes n'ayant été que feu de paille...

Ce roman de Félicia Mihali est une réécriture de son récit The Darling of Kandahar, publié chez Linda Leith Publishing, en 2012. Le lecteur effectue un voyage identitaire explicitement narré dans les lettres de Yannis à Irina. Voyage reflétant le passé ordinaire de la narratrice, mais qui sans lui, n'aurait peut-être pas donné voix au sergent Yannis Alexandridis. On devine que l'écrivaine, Roumaine comme son personnage, s'interroge sur les raisons et causes qui rapprochent et séparent deux êtres mais aussi tous les êtres différents de soi. Contrairement au roman d'Alina Dumitrescu, traitant elle aussi de relations identitaires, privilégiant sa famille, Mihali a élargi un inventaire d'hommes et de femmes qui, à un moment instable de leur existence, ont sacrifié leur bien-être pour un exil solitaire qu'ils ont choisi pour nourrir leur foi en des êtres aux « connexions » multiples, dissemblables de ce qu'ils projettent. Sentiment forgé à même des incertitudes, qui nous révèle qu'une troisième solitude, celle de l'immigrant, s'inscrit à tout jamais dans une dimension que nous ne pouvons pas toujours déceler. Le regard sera toujours le regard trouble de Yannis sur les Afghans, celui fantasmé d'Irina quand, à l'école, elle incarnait le rôle de Jeanne Mance.

On a aimé ce récit aux multiples facettes, l'étendue sérieuse de l'écrivaine sur l'élaboration de la Nouvelle-France, l'indifférence affectueuse d'Irina envers sa mère, l'entièreté des sentiments qu'elle éprouve pour Marika, plus tard, pour Yannis. On ne peut s'empêcher de relier tous ces personnages dans une sorte d'ascétisme qu'entretient la foi passive d'Irina, faisant écho à celle de Jeanne Mance qui, elle, a réussi, en compagnie de Paul Chomedey de Maisonneuve, une mission autant dangereuse que celle de mal aimer des êtres à portée de main.


La bien-aimée de Kandahar, Félicia Mihali
Linda Leith Éditions, Montréal, 2016, 170 pages

lundi 10 juillet 2017

Des visages qui en disent long *** 1/2

Le temps estival ressemble à un grand amour qui nous transforme et nous indéfinit. La vie n'est plus la même, on se prend à souhaiter que la saison lumineuse ne finisse jamais. Ce serait comme dans les pays méditerranéens où l'abondance de soleil, la générosité de la nature, nous font oublier que le monde porte en lui ses drames et ses indignités. On parle du numéro 130 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle. 

On aime les nouvelles, on ne s'est donc pas privée de se satisfaire à la lecture de ce collectif, dirigé par l'écrivain Jean-Paul Beaumier. On a droit à un thème peu usité, celui de la famille, fictive ou réelle, à partir de photographies, signées Anne-Marie Guérineau. Elles sont inspirantes et les écrivaines, écrivains invités n'ont pas manqué d'imagination. Tous ont pris la liberté de s'inventer un être familial qui aurait fait preuve d'originalité en se taillant une place prépondérante dans le sein  d'hommes et de femmes charriés dans le flot mouvant de leur existence. L'absence se fait mystère angoissant ou ludique. Le texte de Gaëtan Brulotte, Fierté de famille, ouvre judicieusement cet album de famille, en nous présentant une photo de groupe sur laquelle il se penche, confiant au lecteur avoir renié ces êtres issus d'un milieu modeste mais courageux. À l'âge ingrat de l'adolescence, qui n'en a pas fait autant, se créant des origines n'ayant aucun rapport avec sa propre réalité ? Tôt ou tard, après qu'un accident se soit produit, nous revenons de notre prétention affligeante avec remords... Christiane Lahaie, dans sa nouvelle, Il n'est pas venu, aborde la tristesse d'une petite fille qui, fêtant son anniversaire, attend la venue d'un homme qui ne viendra jamais. Catherine, déjà aux prises avec Godot, souffrira du manque de la présence d'un être qu'elle s'est peut-être inventé, qui sait ? Dans un texte bref, La chaise berçante, David Dorais invite le lecteur à suivre l'étrange parcours de Mortimer qui s'assied dans la chaise berçante du grand-père décédé, que personne n'occupe, sinon la contourne. L'enfant a une attirance morbide pour les choses hétéroclites, comme une « fenêtre carrée, opaque en permanence. » Il a un goût immodéré pour la mort... Enfant qui rejoint la fillette mal aimée de l'écrivaine Esther Croft, Béatrice, que, depuis sa naissance, sa mère supporte difficilement alors qu'elle aime ses autres filles, surtout son fils, dernier-né. Béatrice et la mère seront, toute leur vie, témoin et victime d'une indifférence inexplicable, parfois présente dans une fratrie. Il y a l'enfant préféré, pourquoi n'y aurait-il pas l'enfant délaissé parmi ses frères et sœurs, sans pour autant le détester ?

Un collectif aussi talentueux soit-il ne nous permet pas de nous attarder sur tous les textes rassemblés. On le regrette. Par manque de place mais aussi on laisse au lecteur le choix d'aller vers ce qui lui convient. Si la gravité l'emporte face à ces photographies, des auteurs ont privilégié l'humour et la jubilation. Hélène Rioux nous a emmenée vers un rêve prémonitoire, celui qu'elle se crée à partir d'une fausse Andalouse, Lola, qui, profitant de fêtes familiales, se montre, exubérante, dérangeant les tantes et les oncles sous ses accoutrements et son maquillage farfelus, outrageant une époque trop rigide. La jeune narratrice admire cette « cousine par alliance », elle veut lui ressembler, jusqu'au jour où le rêve s'effrite, cruel, au désarroi de la fillette. En quelques lignes, Christine Champagne met en scène une femme âgée, Célesta, constamment attendrie par le regard amoureux d'Émile, son cadet de tant d'années que l'évidence de leur relation saute aux yeux du lecteur avec un étonnant revirement. Une nouvelle signée Sylvie Massicotte nous a particulièrement touchée. La table de chevet. Une femme vient de perdre son mari, Stéphane. Aidée de ses deux adolescents, elle fait le tri de ses affaires personnelles. Elle se souvient avec regret de sa double vie que son mari n'a jamais détectée. Sa vie à lui a été terne, monotone. Le couple rangé, dans sa plus ennuyeuse expression. Les souvenirs de la narratrice affluent sans ne rien chambarder. Cependant, il reste à vider la table de chevet de Stéphane avant que les adolescents ne repartent chez eux... Une fiction qui, au premier abord, ne nous apprend rien de nouveau sur un couple uni depuis des décennies, dont la double vie de l'un n'inquiétait pas l'autre. Pourquoi se séparer quand, sous des apparences trompeuses, l'existence s'avère tranquille et sans risque ? Un récit intitulé Tu pars quand ? sous la plume de Jean-Paul Beaumier, épaissit le mystère existant dans de nombreuses familles ; mystère celé pour ne pas déroger aux réglementations du respect que nous devons à nos proches. La photographie nous montre le doux visage brun d'une jeune fille qui s'appelle Irène. C'est encore un vieil homme qui, sous le point de mourir, révèlera à son fils, attentif à son chevet, qui était Irène. Dans ce recueil, plusieurs auteurs se sont inspirés de l'agonie, du secret étouffé, d'une mise en scène existentielle illusoire qui s'appelle bonheur...

Dans la rubrique " Hors-frontières ", on a été sensible au texte de James Kirkup, écrivain anglais, auteur d'une œuvre prolifique. Sa nouvelle, Le maître du bonsaï, dépeint à travers la démarche d'un vieux Japonais retraité, la création discutable des bonsaïs, arbres miniatures, métaphore étouffante des pieds bandés des Japonaises. On lit entre les lignes la répulsion de James Kirkup pour ce procédé inhumain, considérant les arbres telles des entités vivantes que nous devons laisser se développer comme n'importe quel autre végétal.  Si une fiction très simple souligne l'indignation du narrateur, elle sert de prétexte à une " chute " inattendue, particulière au genre de la nouvelle.

Voici un numéro XYZ très soigné, oscillant entre le grave et le divertissement, qu'impose une panoplie d'écrivains aguerris à l'écriture, la majorité faisant partie du collectif de la rédaction. On ne pouvait donc être happée par une quelconque déception ou par une sensation de manque ou d'inachèvement face à ces magnifiques photographies. On a lu ce recueil, entourée d'arbres et de verdure, de fleurs sauvages. On suggère aux nombreux lecteurs de la revue de se réfugier dans un décor champêtre pour savourer ces douze fictions autant délectables les unes que les autres...


XYZ. La Revue de la nouvelle
Numéro 130, piloté par Jean-Paul Beaumier
Montréal, 2017, 102 pages