mardi 9 août 2016

Danser pour survivre et vivre ***

G., qui n'est pas sans ignorer notre prudence face aux citations, nous dit que celles-ci lui font penser à une personne amputée d'un membre. L'image est convaincante. Un collage aussi conviendrait qui se serait envolé d'un tableau de Matisse, ajoute-t-elle, le regard éloquent, piqueté d'or. Elle a une manière surprenante de rendre le moindre point de vue poétique. On commente le premier roman de Mireille Véronneau, Chaque heure de danse.

Étonnantes confidences d'une jeune femme de vingt ans, Catherine, qui, à la suite du décès de son père durant son enfance, n'a pu, ou n'a su, en faire le deuil. À l'école, elle ne trouve aucune consolation auprès de ses camarades. Les professeurs, croit-elle, lui manifestent de l'indifférence. Élève docile, à l'écart des autres, elle se replie sur sa souffrance, grandit au rythme du temps qui passe. Son frère est parti de la maison ; exaspérée de vivre seule avec sa mère, Catherine louera un appartement. Dès son jeune âge, sa mère l'avait inscrite à l'École de ballet. La danse qu'elle pratiquera durant son adolescence, plus tard, pour apaiser ses angoisses. Elle suivra les classes de Matthew Walters, chorégraphe renommé. Cependant, ses frustrations, son manque de motivation, l'empêchent de savourer le plaisir qu'elle devrait ressentir. Son corps noué répond à l'état malaisé de son esprit mais, peu à peu, ses muscles la remercient de leur redonner un « lieu, un pianiste, un bon plancher. » « Monsieur » a saisi le malaise qui se dégage de la gestuelle de Catherine ; à coups de phrases incisives, il la suit de près, l'incite à poursuivre ses efforts. Elle participera à un concours qui ne la retiendra pas, bien que le maître de danse l'eût aidée à maîtriser ses peurs. Le souvenir du père ne cesse de la tourmenter.

Entre les classes de danse, la vie quotidienne, composée de sa mère et de son frère, la tient occupée au centre d'une famille dont il manque un élément vivant, nécessaire à créer un lien équilibré avec un monde indispensable à différencier son jeune passé de son présent tout neuf. Souvent, Catherine compare, ne résoud rien. Comme le dira Matthew, il ne lui fait jamais de reproches, il la corrige, il la guide, ce qui le désempare. Catherine prononce des sentences, oubliant que les autres nourrissent de moyens humains leur propre désarroi. Silence entre eux, rapprochement du maître et de l'élève, celle-ci se pliant aux exigences d'un professeur qui transcende ses souffrances physiques, provoquées par les exercices que son corps s'acharne à pratiquer, jusqu'à tirer des larmes dans les yeux de Catherine.

Les rêves ne manquent pas, ils se nomment Pavlova, Barychnikov, Noureev. Catherine est à la recherche d'une forme de pureté qui ne s'atteint que dans la sérénité du corps et de l'esprit. Les bruits de la ville nuisent à son débat mental, mais valent au lecteur d'innombrables et poétiques réflexions descriptives sur les lieux qui l'entourent, où les années adolescentes se fragilisent. Les saisons aussi ont leur mot à dire par les yeux de Catherine, ses lèvres les transcrivant en termes sensibles. La carapace qu'elle s'est fabriquée finira par céder, les mouvements auront raison de leurs difficultés. Matthew observe de loin l'oiseau qui veut se libérer de sa raideur, « sans oser bouger pour ne pas l'effrayer. » Un jour, le téléphone sonne. Une voix « cassante » lui transmet des informations pour préparer une nouvelle audition.

Tout le court récit intériorisé est basé sur la danse, sur les silences feutrés, sur les cris protestataires du corps. Sur la présence de moins en moins envahissante du père. Le rythme de la gestuelle détient une place prépondérante, comme pour arracher de la tête de Catherine les miasmes d'une enfance solitaire, variation grinçante de fausses notes accumulées dans ses tentatives de repousser ses semblables. Mère, professeurs, fillettes de son âge, seul le frère a eu gain de cause. Catherine est une bégayeuse doublée d'une cérébrale que la passion de Matthew pour la danse, non pour elle, parviendra à apprivoiser. Lui, vieillit. Ses peurs, dues à la lourdeur du corps qui condamne la légèreté du geste, ne miroitent-elles pas celles de Catherine qui, à la suite du succès de son audition, lui échappera ? Une année a passé, entre la danse et les cœurs cabossés. Il y a des moments de grâce mais aussi de lassitude. Des interrogations muettes au sujet de Matthew appelé à concrétiser ailleurs un nouveau projet. Les  incertitudes prédominent, la musique cadence les corps, la vie se cambre. Ainsi, iront les affranchissements balbutiants de Catherine, dirigée par un nouveau chorégraphe...


Chaque heure de danse, Mireille Véronneau
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2016, 144 pages