dimanche 18 décembre 2016

Une succession à l'italienne *** 1/2

G. nous fait une émouvante confidence qu'elle nous permet de divulguer. Chaque matin quand elle s'éveille, ses premières paroles sont des mots d'amour. Elle dit : " Je vous aime " à haute voix. Elle ne s'adresse pas à un être en particulier mais aux personnes qu'elle rencontrera dans la journée. On en fait partie. À compter au nombre de ses bienfaits. On commente Exil en la demeure, roman de Jean Bello.

Profitant d'un séjour de trois semaines en Italie pour régler les affaires testamentaires de sa vieille tante Amalia décédée, le narrateur, Mattia Rossetti, se laisse couler dans un flot de souvenirs familiaux. Il est de ces immigrés italiens des années 1950 qui, avec certains membres de sa famille, s'exileront en Amérique, cette Amérique que les femmes du Village détesteront pour leur avoir ôté les êtres aimés. Attirance répulsive pour ce continent qui vaudra au lecteur cent une histoires pittoresques, dont celle de tatone Joseph parti cinq fois, rentré au pays tout autant. Il y sera allumeur de réverbères puis conducteur de charrettes de bière. Bien que marié à José, à New York, il s'éprendra follement d'une jeune institutrice polonaise qui mourra de la grippe espagnole. Il rentrera définitivement en Italie, fera la connaissance de sa fille, Carla. Le narrateur nous apprendra comment s'est érigé le Village, colonie romaine, au sud de l'Italie. Une histoire de haine entre deux populations, d'où la méfiance innée de l'étranger. Il suffit d'un incident ancré dans le présent pour qu'une grand-mère, une cousine, une tante — le clan des femmes se démarque —, attirent Mattia dans une anecdote qui a trait au passé. Grand-mère Filumè rapporte les doutes de Gennarino qui soupçonne sa femme Lubica, « aux yeux de louve », de sorcellerie. Il y aura aussi les souvenirs de guerre de Sandro, père du narrateur puis, comment lui et sa famille ont émigré au Canada. Le roman, qui n'en est pas tout à fait un, oscille entre les obligations familiales actuelles, les chicanes, les chamailleries, les conflits, les péripéties, souvent émouvantes d'hommes et de femmes qui ont choisi une relative liberté, le devoir, les traditions. Des histoires d'amour émaillent ces tragédies villageoises, comme celle de Tonietta et d'Arturo, Battisti et Rosina. Plus pathétique, l'alcoolisme de Rina et d'Amalia, que chacun tait tristement.

C'est souvent la drôlerie qui pimente ce récit enchevêtré dans des contraintes auxquelles doit faire face le narrateur. Que l'écrivain embellit de trouvailles stylistiques surprenantes. Le lecteur sourira quand Mattia, éprouvant un malaise incompréhensible survenu au cimetière, devra se défaire d'un troublant maléfice. Depuis plus de deux mille ans, à l'écart du monde, le Village possède ses figures de « stryges », donc figures de femmes capables de planter des aiguilles dans le cœur de celui ou celle qui a commis un grave délit. La sorcellerie, partout dans le monde, n'est-elle pas affaire de femmes ? C'est Rosina qui, après une « petite séance contre le mauvais œil », entraînera Mattia dans l'histoire du grand-père Giovanni, « grand gaillard tranquille et silencieux », de qui le narrateur était le petit-fils privilégié. Au présent, le lecteur apprendra la guérison de Luisa, petite sœur de Mattia, un jour béni du 15 août. Roman empreint de vérités et de mensonges, de satanisme et de réalisme. De contes et de légendes, justifiant la réflexion de Mattia : « En Italie, tout est théâtre [ ... ] »

Le retour à Montréal se fera en compagnie fictive d'Amalia et de ses trois fiancés, nous savons si peu de cette femme orgueilleuse et souffrante, morte d'un cancer du côlon. De la grand-mère Cosima qui avait mis au monde trois générations de bambini. Se prévalait d'avoir fondé le Village. Spectres ou stryges qui dépaysent le lecteur, le rendra à lui-même lorsque Isabelle, l'amoureuse québécoise de Mattia, le fera basculer tendrement dans un temps qui est le nôtre.

Une épopée méditerranéenne où l'exil se fond dans le pays d'accueil quand il bâtit plusieurs générations. Qu'il est assumé dans la sérénité, avec, en toile de fond, les êtres qui, sans le savoir, ont maçonné un continent aux abords paradisiaques. Transhumance humaine semblable au berger Giaconimo qui, après avoir sauvé une de ses brebis d'une morsure de vipère, avec sa salive, déserte le troupeau pour devenir guérisseur.

Roman jovial et savoureux duquel on ne peut tout dépeindre, qu'on a aimé lire au soleil, imaginant des hommes et des femmes désincarnés qui, à leur tour, relateraient dans un langage échardonné, ce que durant des siècles révolus, ils ont représenté dans leur village montagnard pour que ce monde continental apprête une place méritoire aux émigrés d'alors.


Exil en la demeure, Jean Bello
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2016, 181 pages











dimanche 4 décembre 2016

Une forêt désenchantée ****

On a des levers de soleil mirobolants, qui nous donnent envie de vivre, de décider par soi-même ce que l'on fera de la journée, à savoir, écrire ou lire. Nous promener dans les rues, dans le parc à côté, à parler à des inconnus, ou simplement leur sourire pour les encourager à traverser les heures insipides de l'ennui. Le reste, les résidus d'un peu de fatigue, on s'en occupe. On commente le roman de Grégoire Courtois, Les lois du ciel.

L'histoire aurait dû être attrayante, bucolique. Un groupe de douze enfants et leur instituteur partent trois jours camper dans une forêt d'une province française. Cette récréation champêtre devait être l'occasion de se rapprocher de la nature, d'apprendre aux enfants ce qu'ils ignorent de la magie forestière, trop proches qu'ils sont d'une technologie électronique, qui les détourne du plaisir de folâtrer parmi les sentiers, de renifler les odeurs sauvages des feuilles, d'écouter le chant puéril des oiseaux, paysage doux au regard, qui ne sait pas encore grand-chose des saisons se répétant inlassablement. Or, dans ce récit, le lecteur est de suite informé qu'un drame se prépare dès que franchies les limites du monde civilisé. Se sont jointes à l'instituteur deux mères dont les enfants font partie du groupe. Sandra et Nathalie.  Il n'est pas simple de diriger des garçons et filles âgés entre six et sept ans qui, pour la première fois, affronteront les dangers calfeutrés de la forêt. Leur imagination étant démesurée, les arbres se transforment en trolls, les enfants se réfugient dans des abris inusités, comme lorsqu'ils devront échapper au monstre qui détruira l'harmonie pépiante du groupe. Il faut dire que tout s'en mêle. Nathalie a un malaise, Sandra téléphone à son mari de venir la chercher, ce qu'il fera, alors que vautré devant la télé, tétant sa bouteille de whisky, ses pensées dérivent vers une liberté relative qu'il éprouve face à l'absence de sa femme et de leur fille.

Pendant ce temps, le monstre, âgé de sept ans, a sévi crapuleusement. Sous l'influence d'un père qui lui a seriné que les garçons ne doivent pas pleurer, ni se plaindre, il n'accepte pas la punition de l'instituteur qui, excédé par ses manières brutales envers ses camarades, ira au bout de la violence qui bouillonne en lui. Explosion du groupe, fuite vers des retraites aléatoires, le monstre poursuit ses camarades, désirant les exécuter les uns après les autres. La nuit exacerbe les petites têtes blondes et brunes, celle-ci dévore leurs peurs innocentes sous le couvert de démons malhabiles, ne faisant qu'amplifier le désarroi qui les consume, ravivant des jeux dangereux, comme nous en avons tous connus lors d'événements dépassant notre entendement. Leur cri de ralliement demeure celui de " maman " qui reste vain, leur mère à chacun et chacune ne se doutant pas du drame traumatisant que vit sa progéniture, livrée à elle-même, c'est-à-dire à ses propres démons quand la nuit éveille les loups des contes, les chauves-souris prisonnières de ténèbres...

Ça finira mal, l'écrivain n'accordant aucune concession à la soi-disant gentillesse innée des petits enfants. Pour les deux mères bénévoles, ça n'ira guère mieux. La forêt, durant ces deux nuits de carnage et de sang, s'est vêtue de ses atours hostiles, savourant une vengeance qui n'a d'égale que la déforestation généralisée. Pour juger le monstre de sept ans, elle mettra sur pied un châtiment terrifiant qui n'en finit pas d'étirer l'action dans sa propre horreur.

On s'est interrogée sur la capacité d'un enfant à savourer en son âme abîmée pareille ignominie. On s'est dit aussi que l'écrivain, magistralement doué pour rédiger un tel cauchemar, avait dû consulter des spécialistes en psychologie enfantine. On a essayé de chercher des revers aux uns et aux autres, adultes y compris, on n'a rien trouvé qui puisse excuser les méfaits d'un homme aux prises avec l'alcool, d'un autre homme engoncé dans des préjugés indéracinables. Ce qui fait qu'on n'a pas eu envie de narrer l'histoire réelle mais de la ranger dans une hypothétique confiance en la bonté humaine. À qui la faute si l'enfance outragée se précipite jusqu'au vertige dans le crime presque parfait, tous les témoins étant morts eux aussi, lors de circonstances non atténuantes.

À lire, pour déguster l'amplitude de l'écriture, du style incantatoire de Grégoire Courtois, ouvert tel un éventail derrière lequel se dissimule le malheur du monde, celui qui risque de détraquer le cerveau des jeunes enfants, victimes malléables de guerres meurtrières, le sort de ces derniers s'amoindrissant à cause d'hommes encaqués dans leur infortune personnelle où la place de l'innocent sera toujours à combattre et à défendre...


Les lois du ciel, Grégoire Courtois
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 208 pages