dimanche 13 novembre 2016

La face cachée d'un homme *** 1/2

Comment s'attarder sur un moment précis, sur une minute fiévreuse, sur un être humain alangui, alors que le moment, la minute, l'humain, s'additionnent en jours, en heures, en multitude ? S'agitent des ciels sans étoiles, des minutes avortées, des humains désenchantés. On ne voit devant soi que l'allure réconfortante d'un homme andalou qui, un jour, est entré dans une galerie d'art, n'en ai jamais ressorti. On commente le roman de François Leblanc, Le fruit de mon imagination. 

Quand on a refermé ce livre, on a été convaincue que l'être humain a quelque part son double, exprimé dans un autre corps, dans un autre esprit. Négatif et flou. Si le ton de l'histoire demeure primesautier, si on sourit aux élucubrations excessives de Marianne Portelance, mariée à Vincent, nous nous rendons compte que son monde personnel ne tourne pas tout à fait rond. Elle est libraire, lui est dentiste. Elle parle d'elle-même à la troisième personne du singulier, n'a aucune ambition ; lui est reconnu comme étant le meilleur denturologue de la ville. Ils s'aiment, leurs amis envient leur bonheur. Marianne les observe drôlement, de cet air dubitatif des personnes qui ont une idée derrière la tête. Le cœur de l'histoire, c'est que Marianne soupçonne Vincent de la tromper. Avec raison ? Sur le moment, nous ne savons trop. Il faut tourner les pages pour que la paranoïa de Marianne, plus ou moins manigancée, se décèle, pour que des indices, qui n'en sont pas vraiment, alimentent sa jalousie, croyons-nous. Que savons-nous de l'interprétation que nous élaborons à partir d'un détail qui n'est que mouche rôdant dans le désert d'une vitre ? La suspicion n'est-elle pas un espace aride en soi ? Nous le meublons de vains désirs, comme celui de Marianne de vouloir un enfant le plus rapidement possible : elle a trente-sept ans, le temps de la maternité achève.

Quelle femme aventureuse soupçonner quand Vincent s'attarde le soir à son cabinet ? Qui attend-il alors qu'il savoure quelques minutes de solitude dans un bistrot avoisinant ? Marianne a la désagréable impression qu'il blêmit quand elle le surprend seul au comptoir dudit bistrot. Les prétextes à le harceler indisposent l'un et l'autre, l'opiniâtreté de Marianne créant un malaise dont elle est pleinement consciente. Si elle rivalise d'habileté, si elle imagine des femmes plus jeunes séduisant son conjoint, elle ne parvient qu'à tendre contre elle-même un filet percé d'où s'échappent de saugrenues révélations, des larmoiements assommants qui pourraient agacer le lecteur à force de se montrer inefficaces. Ce qui n'est pas le cas ici, Marianne utilisant un monologue langagier fantaisiste, enrubanné d'un humour décapant lorsqu'il s'agit de délurer son mari dans les bras de quelque rivale improbable. La locataire sexy de leur duplex, la jeune femme excitante d'un ami commun. Autant dire personne. Puis viendra le temps d'enquêter en compagnie d'un chauffeur de taxi haïtien, jovial et désinvolte. Qui apporte son grain de sel savoureux, motivant les certitudes entêtées de Marianne. Contrairement à son psy qui, lui, séjourne dans les failles mentales de sa cliente, celle-ci se faisant complice de son obscur désarroi. Il y a aussi la collègue attentionnée à la librairie, qui condamne tous les hommes aux flammes des enfers. Et si c'était elle la maîtresse insoupçonnable ? Rien n'a de cesse, surtout pas les délires de Marianne qui finira par découvrir le pot aux roses, par hasard, par lassitude. Comme si les événements se manifestaient enfin, après que Marianne soit persuadée qu'elle s'est trompée, accusant injustement son époux, travailleur, fidèle, rêvant d'une vie sereine auprès d'une femme équilibrée. Ce que n'est pas Marianne, d'où ses erreurs de jugement, ses conclusions hâtives, ses impulsions désordonnées...

On a aimé cette femme lucide qui marche sur le fil de l'entente fragile du couple. Qui désire savoir ce que parfois il serait prudent de cacher au fond de soi. Elle aurait pu pardonner, trop entière elle refusera. Se bâtira une vie avec, peut-être, accroché à sa main, un enfant qu'elle n'espérait plus. Certes, on a souri, mais on a compris que le mystère de chaque être résidait dans son entièreté disloquée. Délesté de ses tares, ce dernier est condamné à une éternelle insatisfaction.

Roman jouissif, qu'on lit un jour ou un soir de pluie, parce qu'il fait réfléchir sur nos façons surprenantes d'agir. Marianne a eu le courage de déconstruire après avoir construit, tel un tableau abstrait, démantelé par des ignares, s'emboite enfin dans son cadre protecteur...


Le fruit de mon imagination, François Leblanc
Éditions Druide, Montréal, 2016, 256 pages





2 commentaires:

  1. Difficile de passer à côté de cette lecture surtout après avoir lu votre beau billet.

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  2. Merci Suzanne, votre grain de sel dominical me cause un immense plaisir !

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Commentaires: