lundi 26 septembre 2016

Des petites suites qui font une vie ****

Lui nous dit : " C'est comme un rêve... " Il arrive qu'un événement improbable surgisse, à portée de mains, éloigné de ce que nous sommes. Plus tard, quand des mois ou des années ont passé, il nous semble avoir traversé un rêve où une part de soi ne nous appartiendra plus jamais. On a connu cet état de songe, on a du mal à croire que cela, ce songe, ait été lui. On commente les nouvelles de Donald Alarie, Le hasard des rencontres.

Ce que nous dit l'écrivain dans son dernier opus, c'est que les anecdotes qui composent une existence ne contiennent presque rien, que des banalités propres à chacun et chacune. De l'enfance à la mort, des instants, comme saisis au hasard, informent le lecteur qu'une vie, sujette à des rencontres légitimes, peut être à la mesure de notre réalité, celle qui nous ouvre plus ou moins les yeux sur notre condition humaine. Nous pouvons nous aveugler ou nous bercer d'illusions, le temps se déroule, fragile et tatillon, sous la plume de Donald Alarie. Aucune certitude quand l'enfant naît, commence à marcher, la petite fille se regardant dans un miroir, le petit garçon oscillant entre l'envolée d'un ballon et ses mains posées maladroitement sur le clavier d'un piano. Il y a aussi l'enfant qui astreint ses parents à ses caprices, ignore les foulées tragiques de son destin. Fille et garçon façonnent une vie asexuée, les jeux demeurant le rose et le bleu de leur identité aléatoire. À treize ans, se dessinent des imprévus angoissants : elle, les premières règles, une fugue sans suite, silencieuse. Lui, au même âge, sa blondeur illumine une photo, il songe à la sévérité de son père pendant une partie de balle-molle... Nous sortons de l'adolescence faillible, nous abordons la vie à deux, celle d'avant et d'après, toutes sortes de tremblotements nous assurent que mère et fils, mari et femme, sont cernés par le poids du passé. Mais aussi par un amour qu'il est impossible de renier, quoiqu'il arrive. Si des personnes âgées se soumettent à la mort qui, impudique, désagrège la moindre image d'une présence aimée, des femmes et des hommes espèrent une relation harmonieuse avec un partenaire jusque-là " visible ", pour paraphraser Jorge Luis Borges...

Le livre se compose de quatre-vingt microfictions, étrangement libellées nouvelles... On préfère écouter les murmures susurrés de l'écrivain, observer les sourires des yeux et des lèvres, que d'imaginer des situations fictives, soutirées d'un sédiment retors de la mémoire. L'écrivain s'avère un homme aussi pointilleux que l'est son frère d'écriture, Patrick Modiano, qu'on n'a pas manqué de citer lors de nos pérégrinations dans l'univers de Donald Alarie. On déteste comparer. On mentionne des exemples notés au cours de notre lecture ; dans ce genre de récits, inévitablement, des préférences s'imposent. La fenêtre éclairée, Relire Camus, Je ne sais rien faire d'autre, Fins de mois. Ne rien faire. D'autres encore. Ces courtes fictions s'imprègnent d'une subtile intelligence, d'une discrétion balbutiante, d'une délicatesse de ton, que seule une plume poétique expérimentée alimente. De nos jours où la littérature se vautre dans la superficialité d'émotions, dans l'inappétence de sensations, d'une profane sexualité, il est apaisant de se reposer sur les rives d'un fleuve de mots signifiants, vieux comme le monde.

Vie et mort se côtoient et si la mort l'emporte, elle a ce petit quelque chose serein qui éloigne le tragique, celui-ci se pliant aux intentions d'un auteur qui a la sagesse de dépeindre des personnages — le sont-ils ? — pour qui la vie est une longue démarche vers des promesses intrépides plutôt que vers des certitudes piégées...

À lire au compte-gouttes avant d'entrer dans un automne flamboyant, puis méditer sur les arbres qui se dépouillent aussi intensément que l'être humain à sa dernière heure. Cette dernière heure que les Grecs anciens préconisaient comme étant le jugement irréversible, à la fin de toute existence. Ainsi le livre de Donald Alarie s'inscrit dans la continuité d'une œuvre magistrale en demi-teinte, qui nous révélera encore bien des surprises, à harmoniser parmi nos bonheurs de lecture...

Le hasard des rencontres, Donald Alarie
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2016, 178 pages

lundi 12 septembre 2016

Un vieil homme, des algues et l'eau *** 1/2

L'été, comme les humains, vieillit, court à sa perte. On le poursuit en le suppliant de ne pas nous délaisser trop vite. On veut rester dans la lenteur des choses qui s'affadiront à l'automne. On aimerait qu'un dieu de pierre ou pétri de glaise dresse l'oreille vers notre supplication. On aime intensément la chaleur, la vigueur des arbres dans le parc, l'aveuglante lumière du ciel, l'odeur pénétrante de la terre. On commente le roman de Vincent Thibault, Vodyanoy : Le Lac aux loutres.

Tout en nous reposant d'un excès de lectures consommées durant le printemps dernier, on a lu cette histoire oscillant entre réalisme et surréalisme, en prenant notre temps. Dans une région campagnarde, située en retrait de Saint-Georges de Beauce, nous entrons dans la vie d'un couple, parents d'une fillette « enfant spéciale ». Elle, Morgane, après des expériences professionnelles peu fructueuses, a fondé une petite entreprise de " jus verts " ; son mari, Ralph, est mécanicien, tous les deux sont établis à leur compte. Rien d'anormal jusque-là, le quotidien a peut-être grignoté de ses habitudes sournoises l'amour qui les unit depuis une dizaine d'années. Mais un jour, Morgane quitte brusquement la maison, et disparait. Sur le moment, Ralph évite de se questionner, persuadé que Morgane reviendra. N'a-t-elle pas fugué pour échapper aux aléas d'un premier mariage ? Après une semaine d'attente, sans trop d'inquiétude, Morgane ne réapparaissant pas, Ralph alerte la police, qui sera étonnée de sa négligence. Cependant, les recherches ne donneront aucun résultat. Dépassé par ces subits événements inexplicables, Ralph doit prendre en main l'éducation de sa fille, privilégier ses relations avec ses clients.

Un autre couple, ami de Morgane, fera en sorte que Ralph se sente à l'aise dans son malheur, bien que celui-ci prétende en lui-même n'avoir besoin de personne. Ce qui vaudra au lecteur un détour assourdissant dans la jeunesse mouvementée de Ralph, sa relation ratée avec son père, ces années où l'adolescence s'avère l'expérience la plus pénible lorsqu'elle est abandonnée aux mains de soi-même, non gérée par une personne responsable. C'est un homme d'une quarantaine d'années, rencontré par hasard, poète à ses heures, adepte d'une ancienne sagesse orientale, qui saura intéresser Ralph aux bienfaits de la nature et, surtout, à la mythologie de l'eau vive, inspirée de légendes peuplant moult pays nordiques. Habitées d'un vieil homme surnommé Vodyanoï.

On a omis de mentionner que l'eau occupe une place prépondérante dans ce roman aux relents fantastiques. L'eau vive que des algues étranges mouvementent. Comme dans des contes ressurgis d'une époque révolue, qui convainquent peu Ralph, un vieil homme détrempé, répugnant, se balade dans le village, sa douteuse réputation lui valant la crainte et le mépris des habitants. De désagréables rumeurs circulent sur son compte. Morgane serait-elle au nombre de ses victimes, des femmes en particulier, dont les disparitions pèsent sur lui ?

Malgré le drame mettant le couple à rude épreuve, le message est clair. Vincent Thibault, qu'on suit depuis ses premières parutions, fait savoir au lecteur qu'une vie saine de corps et d'esprit, qu'une philosophie portant sur l'humilité et la bonté, qu'un retour rigoureux sur soi-même, sont nécessaires pour acquérir la plénitude équilibrée de notre existence. On se serait passé de longueurs lourdement insistantes mais la générosité de l'auteur nous incite à voir plus profondément, laissant de côté quelques détails grammaticaux superfétatoires. La fiction est originale, elle ouvre les portes d'une nouvelle maison d'édition numérique axée sur la qualité littéraire, sur son économie, en n'imprimant que des livres sur commande. Place à la modernité prônée chez Carrefours azur !


Vodyanoy : Le Lac aux loutres, Vincent Thibault
Collection Fictions
Éditions Carrefours azur, www.carrefours-azur.com
2016, 203 pages

mardi 6 septembre 2016

Autopsie de l'enfance disloquée ****

Il y a les bavards, les enthousiastes, les timides, les indécis. Ceux et celles qui, inépuisables, racontent le moindre fait anecdotique. Ceux et celles qui veulent toujours avoir le dernier mot, se croient au-dessus de la mêlée. Ceux et celles qui se taisent. On savoure les commentaires qui nous conviennent. On sourit. Quelle magistrale leçon d'ordre psychologique nous donne à lire Facebook. On a terminé la lecture du roman de Sina Queyras, Autobiographie de l'enfance. 

Sous aucune latitude, l'enfance n'est simple. Ce serait la réduire à une passade frivole que d'affirmer le contraire. Une fois encore, cet état nous est révélé par cinq frères et sœurs qui, se mirant dans la troublante personnalité de leur mère, essaient de se mettre à nu sans vraiment y parvenir. Pudeur, silence obstiné, aucun des membres de la famille Combal ne se livre. Chacun parle de soi à travers le souvenir lancinant de jeunes années tronquées par des parents indisciplinés, désordonnés, s'illusionnant sur la vie meilleure qui existerait ailleurs. Quand l'une des filles, Thérèse, en rémission d'un cancer depuis vingt ans, agonisera, l'occasion sera propice pour tous les cinq à manifester leur colère dirigée contre les agissements irresponsables de la mère, Adel, qui, séparée du père, a traîné sa couvée entre l'Alberta, la Colombie-Britannique et le Manitoba. En voiture, en roulotte, jamais de maison pour que ses garçons et filles s'épanouissent, tels des enfants normaux. Cette mère, terriblement égocentrique, fantasque, n'a vécu que pour elle-même, soumettant son mari, ses fils et filles, à son émotivité fluctuante, inapte à s'ancrer aux murs d'une maison, au tronc d'un arbre. Elle cultive un amour dur et sec, tel un quignon de pain rassis. Guddy, une de ses filles, affirmera que la mère est capable de tout. Toutefois, c'est le décès du fils aîné, Joe, mort dans un accident de voiture, qui nourrit la haine ambiante, constamment étouffée par les récriminations irraisonnées d'Adel, qui tient les rênes d'une fratrie déboussolée. Lucide, elle manipule ses enfants qui, adultes, s'opposent à une femme vieillissante et diminuée, une mère dont ils ne savent se passer, malgré le désir de Bjarne de vouloir la tuer.

Cependant, les enfants ne parviennent pas abandonner Adel à son désœuvrement de vieille femme malade. Habitant près de chez elle, Annie sera celle qui subira ses humeurs capricieuses. Consciente du rôle néfaste que sa mère aurait pu exercer sur ses deux filles, elle les a mussées à ses extravagances. Le père, Jean, un Français, a épousé Adel parce qu'elle était belle, « une chevelure ondulée de star de cinéma. » Il la suivra au Manitoba, d'où Adel est native. Il lui a consacré sa vie puis l'a détestée. Il est parti, ne pouvant supporter plus longtemps la vie familiale pour laquelle il n'était pas fait, a-t-il prétexté. Rêvant de l'homme dynamique qu'il deviendra sans sa femme. C'est en lisant les confidences de son fils Bjarne, sans-abri schizophrène, que le lecteur apprendra ce que valait le père. Pas grand-chose, en fait. Guddy, Jerry, Bjarne, Annie, Thérèse, ont été proches les uns des autres, tout en taisant la mort de leur frère. Il est comme un phare lumineusement réconciliateur autour duquel les protagonistes, blessés, se débattent dans leur propre misère mentale et physique. Dispersés dans des villes lointaines qui entretiennent les affres irréparables d'une enfance gâchée, nauséabonde. « Nous nous languissons tous de l'enfance, dont nous savourons nos propres versions », rapporte l'écrivaine dans un intertexte final, généralisant sur des enfances fictives. L'enfance ratée, c'est la perte de soi, s'accordent-ils à mentionner amèrement. Cancer anarchique dont Thérèse représente la métaphore, toujours en vie.

C'est une histoire de heurts, de sentiments filiaux exacerbés, régie par les menées imprévisibles d'une mère qui a traumatisé sa progéniture déracinée. Adel cultivait une sorte d'amour où le fil funambulesque de la haine a fait trébucher des êtres en état de guerre, qui ont fini par se dresser silencieusement les uns contre les autres. Qui se turent jusqu'à l'épuisement, jusqu'à se délester de tout amour réversible envers une sœur ou un frère. Dans le malheur, ils se rejoignent comme le fera Guddy à la mort de Thérèse. Magnifique soliloque de celle-ci quand, enfin confinée dans le repos de son corps souffrant qui « ondule », elle s'éteint.

Premier roman exigeant d'une écrivaine qui se consacre à la poésie. L'écriture hachurée, le style épineux, peut-on avancer, les deux ponctués de larmes retenues qui ont rythmé l'enfance des personnages, gauchissent la mémoire qui sait mentir. Le récit canalise la commisération que frères et sœurs éprouvent, sans jamais se le dire. Ni se confier. « Ils subissaient tous l'enfance avec ses surfaces tranchantes. » Émerge de cette fiction un continuel élan d'amour que trop d'égarements géographiques et psychologiques ont transformé en d'angoissants refus et deuils impossibles à nommer, à dépeindre comme étant des événements rationnels, la mère ayant « coupé leurs ailes à tous », rejetant ainsi toute générosité instinctive. « La vie est plus facile quand il n'y a plus d'attentes » souligne Thérèse à propos de son détachement mortifère envers les êtres qu'elle a aimés.

On ne saurait terminer cette lecture fascinante sans féliciter l'écrivaine Hélène Rioux, traductrice de ce roman. Sans son talent, sa sensibilité, la version française de cette déchirante histoire familiale ne serait pas ce qu'elle est. Soit humaine et compassée. Merveilleuse apologie de l'âge tendre, qui modèle notre état friable d'adulte.


Autobiographie de l'enfance, Sina Queyras
Traduit de l'anglais ( Canada ) par Hélène Rioux
Éditions Hamac, Québec, 2016, 315 pages