lundi 22 février 2016

L'amour indigne d'un père *** 1/2

Patchwork et télégraphie. Souffrir et garder un esprit revanchard, indécent masochisme. Les espions, les espionnes, on les bloque. Écrire sous l'effet d'une émotivité impulsive ne signifie pas avoir du talent. Dans les livres, les fautes grammaticales nous horripilent. Oser prétendre que l'être humain est fait d'un bloc et non d'une multitude. La mauvaise foi qu'utilisent les gens à bout d'arguments. Une rose jaune trouvée devant la porte nous remet en mémoire la mort du poète espagnol Antonio Machado. On a lu le roman de France Martineau, Bonsoir la muette.

Lors de son émission culte " Apostrophes ", Bernard Pivot s'était dit irrité par les livres présentés sous le label roman, alors qu'ils n'en sont pas. Pour la même raison, on a éprouvé un brin d'agacement en lisant ce premier livre. Si un roman se construit autour d'une histoire fictive, celle qu'on vient de lire est le témoignage poignant d'une femme qui, fillette et adolescente, a été abusée à répétition par son père. Pour occulter davantage le récit, ou se distancier d'elle-même, l'auteure présente ses parents sous des initiales. M. / mère, P. / père. Les sœurs et les frères sont nommés sans embarras, la narratrice se prénomme France, empruntant l'identité de l'écrivaine. Et que dire de la photo de la page couverture. Est-ce un roman ?

La mère agonise. P. lui tient la main, les enfants, devenus adultes, trois filles et deux garçons, essaient de se comporter telle une fratrie unie. Cependant, un malaise subsiste qui incitera France à se rappeler ses très jeunes années partagées entre les grands-parents et les parents. Deux milieux socialement opposés, M. vient d'une famille bourgeoise, P. est issu de la classe ouvrière. Le mariage a été réglé rapidement : M. est enceinte. P. imposera très vite son pouvoir tyrannique. France, la troisième enfant, est une petite fille impressionnable et lucide qui détectera dès son plus jeune âge, l'hostilité qui règne entre ses parents et leurs enfants. Elle réalisera aussi qu'elle ne doit pas compter sur la protection de M., inconditionnellement amoureuse de P., l'un et l'autre vivant dans un univers mensonger d'où les enfants sont exclus. À quatre ans, comme pour pallier son manque d'affection, France décide de ne plus parler, en quelque sorte de s'annihiler, observant de loin les péripéties parentales, le bruit des voix exagérant leur écho, la blessant intérieurement. Le père la bat, se rend compte de l'attrait peureux qu'il exerce sur elle. Les premiers dérèglements de P. se révèleront dans la bibliothèque, quand il surprend la fillette dans ce lieu interdit aux enfants. Les caresses perfides font place à la violence physique, attouchements qui perturberont France, la traumatiseront sans que jamais M. ne s'interpose, alors qu'elle « sait », qu'elle subit les infidélités de P., réfugiée dans un monde fabriqué de sentiments résignés qu'elle rumine, dérangée par les exigences de ses enfants qu'elle abandonne à leur sort. Ils sont pouilleux, ont faim. L'argent manque, nous ne savons trop quel métier exerce P. à part l'attribution de quelques charges de cours après avoir obtenu une maîtrise dont il tire un vaniteux orgueil. Constamment, il rate un doctorat. Ne reniant pas ses origines familiales modestes, il veut prouver que, muni de diplômes, il lui est possible d'intégrer un milieu intellectuel. Aigri par ses échecs répétitifs, il se venge sur une femme amoureusement soumise, sur des enfants terrorisés.

Pendant ce temps de viols incessants, France va à l'école, traverse une crise de mysticisme, s'automutile. Elle se détruit, redoutant un malheur sur sa famille si elle ne sacrifie pas son corps devenu trop visible. À l'instant de se suicider, l'image du père omnipotent anéantit son odieux projet. Anorexique, rejetée de tous, elle trouvera un répit dans le théâtre, une troupe scolaire composée de jeunes marginaux. Élève intelligente, elle prend peu à peu conscience de ce qu'elle représente, ses succès scolaires font d'elle une adolescente capable de s'éprendre d'un animateur, un peu plus âgé qu'elle. Cependant, son âme reste marquée au fer rouge, stigmatisée par les agressions du père. À la suite d'une crise d'appendicite aiguë, la toute-puissance de P. s'amoindrit. À l'hôpital, la bonté des infirmières, « la blancheur des draps [ ... ] », la nourriture régulièrement apportée sur un plateau, elle connait sa première rémission. Plus forte et indépendante, elle retournera chez M. et P. mais leur univers s'écroule : France en bâtit un autre, égoïste dit-elle,  où il lui est permis de vivre. Pratiquant le ski et le kayak, son corps est mobilisé par des jeux extérieurs qui l'éloignent de sa famille. À dix-huit ans, elle quitte ses parents, délaisse ses frères et sœurs ; mettant un terme à tant de souillures incestueuses, d'incompréhension maternelle, elle repart à neuf.

Traversée infernale dans un désert d'humains indignes, qu'on a résumée, les étapes dégradantes de l'enfance et de l'adolescence de France s'avérant un chemin de croix qui l'a menée aux limites vertigineuses de la folie. Plus tard, âgé et malade, P. niera les agressions commises sur sa fille. À la toute fin du témoignage, le lecteur apprendra pour quelle raison horrible, l'impureté, ce que France pensait de son corps meurtri par le poids abject du père sur le sien, l'a conduite au bord d'un précipice d'où au moindre bouleversement ajouté, elle n'aurait pas manqué de débouler mortellement.

Le thème du père violeur est récurrent dans la littérature québécoise, celle des années cinquante et soixante, mais rarement a-t-on lu un récit aussi richement analysé, superbement écrit, d'une plume avertie, contemporaine, la main de France Martineau ne manifestant aucun tremblement faillible, la voix aucun trémolo affecté, opportuniste. Une étroite empathie liant la petite fille et la femme équilibrée qu'est devenue France. La mère d'elle-même ? Prosopopée du sentiment maternel s'il n'est pas sevré à un âge défini.


Bonsoir la muette, France Martineau
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2016, 106 pages




lundi 15 février 2016

Œillades et gémissements *** 1/2

Aphorisme. Un homme jeune appuyé contre une porte fermée à clé, tend la main vers une femme qui se tient dans la pièce. Il l'attire contre lui et tous deux restent ainsi, pétrifiés, pendant trois années. Plus tard, pour ne pas oublier, ils ne se souviendront que de leurs corps pétrés, tels des gisants éternels. On a lu le énième ouvrage de Madeleine Ouellette-Michalska, Jeux de hasard et de désir.

Une vingtaine de nouvelles mettent à nu le désir d'hommes et de femmes qui se rencontrent, aidés par les convenances sociales, ou en de fortuites occasions. Des hommes et des femmes qui, sensuellement, se laissent aller aux délices de l'immédiateté, ne cherchant pas à retenir l'objet — le sujet — de leur convoitise. Comme a chanté Jacques Brel " Il faut que la chair exulte ", incitation parfois mélancolique dont l'écrivaine a parsemé ses histoires. Le désir occasionnel se rallie aussi à la solitude, il ne s'inscrit pas toujours dans un échange joyeux, même si l'indépendance des corps et de l'esprit l'emporte.

On a choisi quelques nouvelles qui nous ont ravie bien que la majorité d'entre elles demeurât un bonheur de lecture. On se sert de ce cliché élimé pour nommer la quête de l'autre, celui ou celle qui n'attend plus grand-chose d'une rencontre amoureuse, défait par d'amères déceptions, désenchanté d'aveux mensongers. La loterie du Château Frontenac, ou un homme de hasard répond à l'attirance qu'il éprouve pour Anabelle. Des mots, des gestes, des effleurements les réunissent dans une chambre discrète, jusqu'au milieu de la nuit. Dehors, la neige somnole. Un rire opportun. Un lit où Élyse et Nicolas viennent de faire l'amour. Ils cohabitent depuis douze ans, leur couple est au bord de la rupture. Où sont passées les années de bohème, les rêves de pacotille, les projets de guingois, s'interroge Élyse. Réminiscences amères qui semblent ne pas atteindre Nicolas. Ne l'a-t-il pas rassurée en lui avouant qu'il l'aimait toujours ? Il faudra un accoutrement, une Harley Davidson, un slogan, pour que le rire renaisse et les embrase. Au hasard, on feuillette le recueil, on y lit un très émouvant voyage à La Rochelle. Pèlerinage ancestral, organisé par Julien, Français, qui a rencontré Claire, Québécoise, à Paris, au Marché de la Poésie. La Rochelle qui, pendant deux siècles, a été l'un des principaux ports d'embarquement des milliers de colons qui souhaitaient partir pour la Nouvelle-France, nous apprend généreusement l'écrivaine. Une délicieuse promenade en compagnie d'un homme et d'une femme qui, à la lumière crépusculaire, feront place à la montée du désir. Autre récit qui donne son titre au recueil, Jeux de hasard et de désir. Édith visite la ville d'Aachen, autrefois appelée Aix-la-Chapelle. Charlemagne aimait y séjourner et choisit la ville comme capitale de son empire. De légendes en découvertes, Édith déambule paisiblement dans les rues, sur les avenues, chaque heure ravivant le passé légendaire en une « lenteur de l'instant ». Se reposant dans un parc, Édith entend des pas, un inconnu s'assoit près d'elle. Consentants, leurs corps les dirigent vers l'hôtel où séjourne Édith. L'amant de l'ombre ou l'amant africain, Amad, qui rêve de voir un jour un désert de neige, ce qu'il confie à Laure, invitée à un congrès à Dakar. Le rêve sera à sa portée quand il deviendra l'amant de Laure. Elle retournera à Montréal, attendra la venue d'Amad. Amant de passage qui, une fois le rêve de neige consumé, retrouvera peut-être son désert de sable.

On a cité des textes dont le contenu diversifié nous a émue, les liens thématiques et la situation professionnelle des protagonistes les menant vers des impromptus sensibles, identiques. Dégringole une cascade musicale de mots où le désir, sans cesse à fleur de peau, se pose sur des êtres fugitifs, attentifs à la moindre invitation voluptueuse de la gestuelle. Ce moment charnel, inespéré, rompt la solitude qu'éprouve chaque partenaire à l'instant de transcender l'acte de séduction, qui risquerait de les séparer avant de les enfermer dans une atmosphère de saveurs érotiques.

En lisant ces récits tout en tendresse murmurée, en intelligence analytique comme Madeleine Ouellette-Michalska sait si bien en imprégner ses écrits, on s'est dit que l'abord entre deux êtres n'était pas simple. Qu'il faut un immense talent, une expérience poétique de l'écriture pour suggérer une plénitude essentielle au rapprochement de deux corps qui se frôlent, s'exacerbent, avant de s'épuiser l'un en l'autre. D'où une part de fantastique à peine teintée d'angoisse pour révéler la nudité des chairs, un soupçon d'amour pour dédramatiser ce qui pourrait s'avérer une défaite charnelle. Les paysages, rassurants, englobent les hommes et les femmes qui se prêtent à ce jeu, en sortent vainqueurs, le souffle coupé, transis non de froid mais d'une crainte insensée de se dévorer entre eux. 


Jeux de hasard et de désir, Madeleine Ouellette-Michalska
XYZ éditeur, Montréal, 2015, 220 pages


lundi 8 février 2016

Sous le signe de la maturité *** 1/2

Après avoir publié une critique, on commente les propos de nos lecteurs et lectrices, qui s'affichent d'une manière franche et sympathique. Du revers de la main, on chasse les mouches qui bourdonnent inlassablement, elles nuisent à la bonne santé de notre monde harmonieusement ordonné. On aime les êtres passionnés de livres, dépourvus d'entêtement oisif. Obsessionnel. Ce qui nous amène à parler du roman de Louis Gagné, Une mouche en novembre.

Qu'est-il arrivé à Boniface Saint-Jean, cinquante et un ans, pour être devenu cet homme taciturne, maniaque, observateur patient et minutieux, amateur d'art, de cravates et de leurs nœuds ? Nous apprenons qu'il a été licencié d'une firme d'ingénieurs-conseils. Pour réfléchir à son état de chômeur, il s'isole dans le cimetière anglican de Ludovica. Il fait froid, c'est novembre qui arbore son brouillard, son soleil pâle. Le narrateur se concentre sur le fossoyeur occupé à creuser une tombe, puis sur trois dobermans menaçants, traversant le cimetière. L'un des chiens essaie d'ouvrir une sépulture, un mendiant inuit le chasse. Sur la pierre tombale est inscrit le nom d'une femme qui jouera un rôle poignant dans le cheminement du narrateur. Enfin, ce dernier arrive chez lui, il dépeint un Christ agonisant décorant le vestibule, le tic-tac de l'horloge le ramène à la réalité des choses comme l'a fait le croassement d'une corneille dans le cimetière. En de courtes et intenses séquences, nous partageons les rêveries déférentes de Boniface Saint-Jean, alors que les ombres s'agglutinent dans l'appartement, intensifient les petits bruits familiers.

Dans la ville de Ludovica, se dresse un château protégé de ses remparts, un fleuve y coule paisiblement. On pense à Québec avec ses rues en pente. Le décor est planté pour que  Boniface Saint-Jean y puise des visions obsédantes. Rencontres fortuites, rarement innocentes. L'écrivain ne se contente pas de brosser la surface des êtres ni des choses, il creuse, démontre que l'envers de soi, des objets, échappe souvent à leur accordance. Un Christ crucifié, les lumières éteintes de l'appartement, un nœud de cravate, une fenêtre, des murs blancs, sont là des indices suffisamment intrigants pour tendre une oreille attentive vers un narrateur qui ne sait plus très bien où il en est. Ne vit-il pas par procuration ? Il a peu de souvenirs précis, le présent tient toute la place, affirme-t-il. L'un d'eux s'avère prépondérant : cinq ans plus tôt, dans une gare, sans lui porter secours, il observait une femme sur le point d'accoucher, qui mettra au monde une petite fille au prénom mythologique, au destin nébuleux.

Le présent et le passé s'embrouillent. Les images se superposent, se chiffonnent, tel un château de cartes s'effondre au moindre battement de cils. Un homme qui se prétend artiste, un vieux couple misérable, et toujours la plainte lancinante de la femme enceinte. Du sang sur le trottoir et dans la gare exprime la douleur humaine. Plus tard, pour son anniversaire, Boniface Saint-Jean se rend dans un pub d'où il sortira en titubant. Il y aura fait la connaissance d'une certaine Gloria, ancienne tenancière de bordel, aux dires de Léo, serveur à la retraite qui lui racontera une histoire de vengeance. Dans la rue, un homme l'accoste qui se prétend un proche de Jean Cocteau. Il l'entraînera dans une galerie d'art où le réel se distord sur une pirouette.

Plus nous avançons dans le roman, plus les étaux se regroupent, se referment. Étouffants, allant d'un personnage de hasard à un autre, constante réplique. Marche irrévocable vers le fleuve Cocyte, ses rives, nourries de pleurs, ne possédant aucun port d'attache. Histoire en équilibre sur le temps, sur les expériences qui nous font devenir mobiles ou stagnants, démontrant que la beauté s'allie inévitablement avec la laideur. Le bien avec le mal. La souffrance avec le plaisir. Récit où chaque interprétation se pare de symbolisme, l'écrivain, ou le narrateur, faisant preuve d'une maturité poussée à ses extrêmes. Autre aperçu qui nous a subjuguée : l'écriture cursive, un langage dépouillé, un style qu'Albert Camus n'aurait pas renié. Hommage à l'école existentialiste ?

Un premier roman où chaque situation s'élucide selon sa propre sensibilité. On s'est laissée charmer par l'originalité d'une histoire taillée à même la chair et l'os d'un homme christique, par l'intelligence et le savoir d'un écrivain, Louis Gagné, qui scelle ici une alliance indissoluble entre chaos et harmonie, l'une se taillant la part du diable, l'autre la part de l'ange. À lire absolument.


Une mouche en novembre, Louis Gagné
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 135 pages




lundi 1 février 2016

Le jeune homme et l'homme mûr ****

On est désolée d'entrer dans la nouvelle année littéraire en laissant derrière soi moult livres qu'on ne lira pas. On a beau se dire qu'on trouvera des plages de liberté, on sait que cela sera infaisable. On a mis de côté un très court roman — rare trésor— qu'on a lu durant une nuit. Rose Envy*, signé Dominique de Rivaz. Il est probable qu'on le garde sous silence mais on le mentionne comme une œuvre singulière. L'amour cannibale au-delà de la mort. On parle de Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, dernier ouvrage de Dany Laferrière, membre de l'Académie française.

Le livre se divise en deux parties. L'une est de rencontres, l'autre de réflexions. Un jeune homme, Camerounais, vingt-trois ans, aborde l'écrivain alors que celui-ci s'apprête à entrer dans le petit bar propice à son inspiration de chroniqueur à la radio de Radio-Canada. Ce sera l'occasion d'un savoureux palabre entre Mongo et l'écrivain. Sur tout. Sur la vie, sur l'identité, sur l'amour, sur l'écriture. La lecture. Toujours sur un ton ludique de la part de Mongo, constamment ramené au réalisme de situations insolites qu'ignore un jeune immigré livré à lui-même. L'écrivain lui sert de grand frère, homme mûr par excellence : il y a quarante ans, il quittait Haïti pour vivre au Québec. En même temps que les apparitions impromptues de Mongo, s'immisce une jeune femme québécoise, Catherine, qui sert de modèle séduisant à son jeune amant, quand il doit se mettre au diapason de sa nouvelle culture.

En cette ère où de nombreux réfugiés se cherchent une terre d'accueil, le livre de Dany Laferrière s'impose telle une réalité lucide, particulière au pays que l'immigré abandonne, à celui qui reçoit cet orphelin — le survenant —, déconcerté par sa récente condition sociétale. L'écrivain invite Mongo à observer le comportement culturel des Québécois, leur manière de vivre, de penser. Leurs silences. Ces niveaux d'appréciations représentés par Catherine, qui a de la difficulté à suivre les tribulations de Mongo ; chez lui, il vit ce qu'il a rapporté de son pays natal. Les mœurs, les coutumes. Confidences faites à l'homme mûr, qui, avec ténacité, a tenté sa chance sur le continent nord-américain. Des notes intimes et réflexives relatées dans un carnet noir, les échanges rebondissant entre le narrateur et les deux jeunes, semblent inviter le lecteur à prendre part à la conversation. Il y sera question de la langue, de la religion, de l'immigration, de l'incompréhension qui risque de s'établir entre deux pays, leurs points cardinaux s'opposant : Nord et Sud. S'interrogeant quand interviennent les débats importants. La lecture de Borges apaise le profond questionnement qui ne cesse de foisonner dans la tête de l'homme mûr, lui qui a traversé les affres de l'exil du pays natal, d'une intégration difficile, mais qui en a retiré une sagesse inépuisable dont profitera Mongo dans la deuxième partie du livre.

Des pages sublimes atteignent le lecteur quand l'écrivain nous renseigne sur diverses phases de l'histoire québécoise, ancienne et contemporaine. De l'humour aussi lorsqu'il est question du portrait de deux frères ennemis : les premiers ministres, René Lévesque et Pierre Elliot Trudeau. L'un aimait les Anglais, l'autre les subissait. À partir de ces divergences, le ton est donné pour aborder des thèmes tout autant épineux : la discrimination, celui, âpre, des Amérindiens. Et bien d'autres. Les années soixante ont donné la parole aux « natifs » qui ont eu du mal à la formuler. À sortir du rôle assigné du père et de la mère pour se transformer en un homme et une femme, enfin libérés d'une Église astreignante. L'emprise sécuritaire des traditions mais aussi leur « mauvais goût ». Dans les années quatre-vingt, l'utilisation à outrance de la cinglante petite phrase : " C'est pas mon problème ", manière de se déresponsabiliser, de renvoyer à l'autre la balle perdue, égarée du désespoir. L'amitié, l'amour, le désir, l'importance du regard, concernent la jeunesse de Mongo, encore trop imprégné des principes originels. Si cette bible de judicieux conseils est à mettre dans les mains des immigrés, les lecteurs qui éprouvent de la considération respectueuse pour autrui, ne rechigneront pas à savourer cette longue aubade de connaissances.

Il nous serait impossible d'énumérer tous les propos radiophoniques que tient Dany Laferrière à travers sa vie d'homme universel, ses expériences d'écrivain reconnu et honoré, sa plénitude philosophique acquise à force de générosité envers des êtres analogues, ou dissemblables, ces êtres l'ayant incité à faire trembler ses certitudes. Comme tout un chacun, il en cultivait. Convictions ancrées dans ses durs apprentissages de jeune homme débarquant sur une terre fertile, repliée sur ses possibilités de recevoir et d'offrir, donc méfiante envers l'étranger. Durant les années soixante-dix, les  voyages faisaient encore partie du rêve. L'étranger, du purgatoire, non du paradis comme le pense naïvement Mongo, des personnes, chaque jour, nous rappelant notre degré permis de liberté.

Témoignage indispensable même si rien ne l'est. Le plaisir de lire l'emporte sur les préjugés, on se berce de l'érudition de l'écrivain, on oublie nos tracas d'immigrée en suivant Mongo à la trace, le conseillant de méditer chaque page éclairée de son mentor, de contourner les aléas que ce dernier a connus en son jeune âge. On aurait aimé que pareils privilèges nous soient accordés en temps égaré parmi les heures trop creuses...


* - Le roman Rose Envy de l'écrivaine Dominique de Rivaz est disponible aux éditions Hamac, au Québec. Aux éditions Zoé, en Suisse.


Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, Dany Laferrière
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2015, 299 pages