mardi 29 septembre 2015

Des petits riens qui assassinent ***

Que de détours géographiques font quelques personnes avant d'atteindre notre blogue. Ignorent-elles que notre GPS mémoriel nous indique routes campagnardes, autoroutes citadines ? Villages régionaux, villes provinciales, capitales urbaines ? On flâne dans l'allégorie kilométrique sans se poser de questions. On a l'habitude de ces insertions paysagères dénotant peu de confiance en soi. On parle du premier recueil de nouvelles de Karine Légeron, Cassures.

Quatorze textes concis, sans bavures, fouaillent le cœur de personnages que l'auteure tient fermement au bout de son stylo, leur attribuant un rôle souvent douloureux mais réparateur. Des récits où peu de choses arrivent, où peu de paroles se prononcent, ni ne s'échangent. De la cassure à la brisure, nous marchons constamment sur des brindilles qui, au moindre faux pas, se craquèlent sous le pied trop lourd, ou distrait. Ainsi, hommes, femmes et enfants de ce recueil, ressemblent magistralement à ce que nous sommes, aux prises avec un quotidien insipide, parfois insoutenable. L'air de ne pas y toucher, jusqu'à l'irréparable.

Piochons au hasard des fictions qui nous ont agréablement étonnée, tant par leur écriture allusive que par le sort pathétique d'un homme qui, rentrant en voiture d'un repas dominical chez les parents de sa conjointe, réalise, en conduisant, combien sa vie est terne auprès d'une épouse rébarbative, de deux enfants capricieux. Altercations sans fin qui lui donnent l'envie de partir ailleurs. Sans aucune attaches familiales. Le cri, extérieur et intérieur. Une femme, cette fois, ira au bout de ses frayeurs en imaginant que son magasin de fleurs, qu'elle tient depuis trente ans, est soudainement cambriolé. Ce qui arrivera, alors qu'elle a fait installer un système de sécurité à toute épreuve. Cette violation sera l'ultime goutte d'eau qu'elle ne supportera pas. Fleur fanée. Un homme, divorcé et père d'un adolescent récalcitrant, prépare une vengeance sans appel envers ce fils aux apparences indifférentes, qui, depuis sa naissance, a abusé consciemment de la générosité maternelle. Noyade. Une fillette, croyant faire plaisir à sa mère dépressive, qui l'a envoyée chercher du pain, se laissera tenter par des gâteaux et un bouquet de roses blanches. Quand elle rentrera, fière de ses achats, la mère ne réagira que par des larmes désespérées. Heureusement, il y a les allumettes avec lesquelles l'enfant joue... Miette. Un récit très pudique, aux relents lesbiens, narré par la fille d'une femme qui, de suite après la mort de son mari, fait signe à une amie d'adolescence de la rejoindre. La fille se posera bien des questions sur la place qu'occupe Annie dans la vie de sa mère. Avec raison. Inconnue.

La gravité réfléchie de l'ensemble des textes nous ayant questionnée, on a ressenti l'émotion intense que Karine Légeron a su soutirer de situations bancales, surprenant des protagonistes souvent effarés devant l'ampleur de soudaines contingences. L'auteure, soulignant en peu de mots l'instabilité des agissements humains, on a été sensible au style compendieux, presque dépouillé, qui est l'un des charmes de ces écrits dérangeants. La nouvelle titrée Diamants et rubis, touche le lecteur au plus profond de ce qu'il espère de ses semblables. Émouvante femme âgée, scrupuleux jeune homme, face à une bague qui symbolise la réciprocité du sentiment d'appartenance à la vieillesse, aux souvenirs, à la cordialité. Tout finit par se confondre. Sur les murs des galeries, dépeint l'incapacité de jumelles à accepter ce qu'elles représentent. L'une s'empare du talent pictural de sa pareille, jouant la faussaire sans trop y croire. L'autre refoule ses activités artistiques, préférant créer une œuvre dans l'ombre de sa sœur. Après Muguette, ou l'abdication d'un homme quand meurt sa compagne qu'il aime depuis l'enfance. Autant de désertion physique et mentale qui réconcilie avec le passé, ou, inversement, exacerbe le désir de lui échapper, tel le narrateur de Harmony, Maine, de qui la radio a annoncé le décès dans un accident de la route. Une fiction étourdissante, Le jour où Oscar est mort. L'histoire constamment se meut en crescendos et decrescendos menaçants, rythmant la dualité de l'homme et de la femme qui traquent leur gesticulation, la rendant encore plus captivante, dans le décor banal d'une cuisine.


Des événements imprédictibles, parfois prémédités, que chamboulent des petits riens. Ces hommes, ces femmes, las de la routine quotidienne, ces adolescents exaspérés, demandent peu à l'existence. Que leurs mains s'agrippent à un élément solide, qu'ils absorbent, soulagés, un air respirable. Un fil à saisir fortement, pour les mener vers un horizon vierge de toute tentation équivoque, là où des êtres, avant eux, ont déjoué des pièges hasardeux. Ont repoussé une monotonie empoisonnée de leurs rêves stériles. Ne plus appréhender l'existence comme précédemment, n'est-ce pas déjà atteindre " l'autre rive ", même si parvenir à régler d'imprévisibles péripéties poignantes, ne résout rien ?

Un recueil, qu'il faut lire l'esprit ouvert au temps physiologique irréversible qu'occasionnent nos âges. On a hâte de tenir en main un deuxième ouvrage de cette auteure prometteuse, Karine Légeron, sensible aux défaillances imparables de l'être humain.


Cassures, Karine Légeron
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 112 pages