mardi 19 mai 2015

De miroirs et de porcelaine *** 1/2

Ce sont les certitudes qui tuent, non le doute, a préconisé Nietzsche. On est tout à fait de son avis. Le doute permet de s'interroger sur soi. Les certitudes habitent les esprits bornés, tombant sans faillir dans les travers de l'obstination. Le doute aiguise la patience, assouplit la tolérance. Éloigne de soi d'impulsifs agissements. Le doute, état d'esprit qui nous a souvent donné raison. On a lu les nouvelles de Christiane Lahaie, Vous avez choisi Limoges.

Dix-neuf nouvelles ayant pour décor une ville française, Limoges. Sans jamais se rencontrer, des hommes, surtout des femmes, forts et fragiles à la fois, semblent avoir été rassemblés en ce lieu, lors de brèves péripéties spécifiques à leur état. La nouvelle éponyme et le dernier récit centralisent des êtres qui, dirons-nous, sont bousculés par une tempête intérieure, propices à confier, s'ils le peuvent, des drames qu'ils refoulent pour des raisons mystérieuses, simplement suggérées. L'histoire S'il n'y avait que ça nous fait traverser un pont en compagnie d'une narratrice qui déteste ces enjambements, ces ponts s'avérant réels ou métaphoriques. Tel un miroir déformant, elle se reconnait dans le portrait d'une femme que son amoureux agresse. Autre miroir tragique, un homme tue une femme inconnue pour être envoyé en prison. Le motif est inattendu, surprenant. Violent. Le récit L'hypermarché de l'avenue des Casseaux, nous fait suivre Sophie qui, elle-même, suit un homme qui fait ses emplettes. Il est séduisant, elle aimerait l'aborder. Une nouvelle très actuelle, Juste avant le ciel. Une fillette portant le hijab, ne veut plus aller à l'école sans que son père l'accompagne. Ses camarades se moquent d'elle, l'humilient. Novembre, l'un des récits que l'on a particulièrement apprécié. Malgré la pluie, une femme désœuvrée refuse de s'enfermer chez elle. Elle s'attarde devant la vitrine de poissons tropicaux. La perle de la rue des Galets met en scène une femme revenue de tout, qui a la faiblesse illusoire d'attendre un homme près d'un mur, envahi par un lierre. Semblable au miroir, le lierre joue ici un rôle allégorique, qui en dit long sur la fatigue mentale de cette femme. Oradour, ma douleur, se veut le rappel d'une aberration historique, avivé par le geste hésitant d'un vieil homme, incapable de faire face à sa propre souffrance.

Ainsi s'acheminent les fictions de ce recueil qu'on ne peut toutes citer, ni en mentionner l'essentiel, l'interprétation de chacune revenant au lecteur. Le ton intimiste de quelques-unes suffit à saisir ce qui nous a particulièrement touchée. Un rythme haletant, une maîtrise de l'écriture que seule une écrivaine aguerrie transmue en un style compendieux et dépouillé. Notre enchantement tient surtout au dépaysement dû à la teneur de chaque début de texte. Christiane Lahaie généralise sur des faits qui n'ont pas toujours un rapport avec les épisodes qui suivront puis, habilement, elle ouvre une porte à un discours particulier, celui-ci déroulant une confidence. Un homme, une femme, plus rarement une adolescente, bredouille ce qui a troublé un moment précis de son existence, fragilisé la confiance en son semblable. En proie à d'insupportables secousses intérieures, comme si le caractère de l'être humain s'avérait altérable. Sous la surface lisse du quotidien, un désordre latent menace. Il faut le conjurer en confiant au lecteur ce qui s'est passé de douloureux à Limoges, ou ailleurs.

Pourquoi Limoges ? Sa porcelaine légendaire signifierait-elle un symbolisme nécessaire aux protagonistes pour heurter, sans trop se blesser, des êtres qui, souvent, demeurent en marge de la vie réelle ? Des chimères se faufilent, s'activent, décuplent l'angoisse, alimentent les fantasmes. La peur de soi crée des figures que nous inventons, repliés que nous sommes sur nos défenses, dénaturant un rendez-vous pris avec autrui, personnifié par un être humain, telle Majorque reluquant un étranger dans un cybercafé...

Ce sont des nouvelles comme on les aime. Concises, segmentées en phrases incisives, combinées en peu de pages, architecturées de divers quartiers de Limoges, fusionnant avec la solitude et la méfiance qui habitent chacun de nous, quand nous piétinons un territoire inconnu. Si « toute chose est fragile en ce monde », Christiane Lahaie démontre magistralement que les entours d'une ville ne sont pas toujours incommunicables. La part claire-obscure de l'être s'encombre de non-dits qu'il faut savoir doser lorsque les mots font place à la parole balbutiante. On peut avancer sans commettre un impair que Christiane Lahaie a su établir un équilibre intelligent entre le tropisme de la fiction et l'engourdissement de la réalité.


Vous avez choisi Limoges, Christiane Lahaie
Lévesque éditeur, Montréal, 2015, 132 pages