lundi 5 octobre 2015

Un cirque en déroute ***

Un être jeune, qui nous procure une joie profonde, devrait être regardé comme nous admirons un ciel constellé de myriades d'étoiles. Avec ferveur. Le reste, les vicissitudes de la vie, n'a plus d'importance. Demeurent les mots, qu'on n'attendait pas, prononcés une fois pour toutes. Entropie du songe ? Il se peut. À l'heure fuligineuse, on ne sait encore sous quelle latitude se définit l'horizon. On parle du roman de Paul Mainville, Hangar no 7. 

Au fur et à mesure qu'on rédige des critiques, nos goûts de lecture se diversifient. On est de moins en moins intéressée par les histoire amoureuses et leurs états d'âme, trop souvent uniformes d'un livre à l'autre. Ce premier roman s'avérant opportun, malgré quelques maladresses coutumières, satisfait notre curiosité de lectrice exigeante. Nous sommes en 1980, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des querelles intestines minent la bonne entente entre deux pays frontaliers en Europe de l'Est. Des frontières, redessinées artificiellement par des puissances victorieuses, déclencheront une guerre ethnique, haineuse comme il se doit. La peur s'est installée, les deux camps s'alléguant des territoires où n'existe aucun champ de bataille. Hostilités sournoises, incontrôlables. Fuir, aller au-devant d'un invisible ennemi ? Rester, au risque de se faire massacrer ? s'interroge Albert Sapieja, acrobate et fondateur du Cirque des montagnes Bleues. Finalement, après le viol d'Elena, l'une des artistes de la troupe, il prend la décision de partir avec sa femme enceinte et ses compagnons, mais l'ennemi arrivé sur les lieux plus tôt que prévu déjouera ses plans.

Reprenons le début de l'histoire. Quelques décennies plus tard, à Montréal, une journaliste trentenaire, Mélaine Blondin, s'avise de faire un reportage sur Albert Sapieja, initiateur du spectacle à succès, " Le Cirque des ombres " qui doit se produire en tournée internationale. Âgé d'une cinquantaine d'années, cet homme est une victime désenchantée et un témoin révolté des conséquences de cette guerre ethnique, qui lui a ouvert les yeux sur les capacités de ses semblables, incités par une sourde agressivité vengeresse, à détruire des amours, des amitiés. Des vies. Au-delà des frontières, n'existent plus que des hommes prêts à tuer, à violer, à humilier. Albert raconte, ne se doutant pas que la journaliste a des comptes à régler avec un passé encombré de fantômes, jaillis de zones meurtrières dont elle ne connait que les discours empruntés à l'histoire officielle. Un père abattu par erreur, la mère décédée de mort naturelle, une adoption inévitable. La fille d'Albert Sapieja n'est-elle pas née dans le baraquement où étaient enfermés l'artiste et sa troupe, et de qui Mélaine fera connaissance, aux dépens du père de la jeune fille ? La faim, le froid, les travaux forcés, la prostitution, la maladie, la mort, ne sont-ils pas le lot de ces hommes et de ces femmes qui, pour satisfaire les exigences des officiers du camp ennemi, ont reçu l'ordre de monter des spectacles dans un hangar avec les moyens du bord ? Ce régime intolérable, jusqu'à une improbable évasion que plusieurs d'entre eux paieront de leur vie.

Au présent, Mélaine Blondin intrigue Albert Sapieja, en lui posant d'étranges questions qui ont trait à son père. Ce reportage, Sapieja le devine, n'est pas innocent. S'il pénètre avec méfiance dans le jeu de la journaliste, il s'attend à une terrible révélation, comme les suscitent la plupart des guerres. Bien souvent, le trajet entre la fin des conflits et la paix se veut long et douloureux. Les dérives attisées par les représailles sont aveugles. Quand Mélaine révélera à Albert Sapieja le patronyme de son père, elle ravivera en lui les refoulements, le déni, qu'il avait enterrés au plus profond de son âme, abîmée par trop d'atrocités dont lui-même est en partie responsable. Réaction foudroyante de Sapieja qui refuse de continuer l'entrevue. Les stigmates de la guerre aussi emprisonnent, dégorgent leur fringale de toutes sortes, autres frontières instituées entre l'humain et la bête, ce que reconnaîtra Albert Sepieja. On met fin à l'action romanesque en l'abandonnant au lecteur...

Récit émouvant, qui nous a touchée pour son humanisme et sa lucidité, son questionnement sur la valeur des hommes quand ils doivent se défendre contre la mort, occasionnée par des tragédies desquelles ils ne sont plus les maîtres. La survie, seule, leur sert de défouloir, d'où une plongée consciente mais désespérée dans la barbarie. Cependant, on regrette que Miljenka, la fille d'Albert Sapieja, devenue à son tour trapéziste, ne soit pas plus longuement évoquée dans ce rappel aux vivants qu'inaugure le nouveau spectacle conçu par son père. De sa naissance à son état de jeune adulte, nous la percevons telle une flamme clignotante plutôt que telle une lumière rédemptrice. On regrette aussi que l'art, sinon l'artiste, symbolisé ici par le cirque, ne soit développé davantage, l'inhumanité des guerres ne manquant pas aux interrogations morales de Paul Mainville. Les bienfaits de l'art contrant la cruauté de l'homme en cas d'insubordination, apportent matière inépuisable à réflexion.

Roman à lire indulgemment, pour le sujet toujours d'actualité, aucune atrocité ne servant d'exemple, ni de leçon.


Hangar no 7, Paul Mainville
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 210 pages.

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