lundi 26 octobre 2015

À la conquête d'un homme ****

Le pire échec que nous puissions subir, affirme C., c'est d'aimer intensément une personne, de se lever un matin, de ne plus rien ressentir pour elle. Verdict qui nous fait frémir. On ne connait pas cette frénésie désordonnée des sentiments, pas mieux que leur vertigineuse désaffection. Le contraire nous décevrait de soi-même. On parle du roman de Daniel Grenier, L'année la plus longue.

Ça commence tel un roman psychologique, genre décrié depuis plusieurs décennies dans la littérature québécoise. Comme si cette connaissance de l'âme humaine ne définissait pas nos comportements. Dans le cas particulier de Thomas Langlois, son enfance a été traumatisée par le fait qu'il soit né un vingt-neuf février, en 1980, son anniversaire se fêtant tous les quatre ans. De cette manière inusitée, nous pénétrons dans son histoire, ou plutôt dans celle d'Aimé Bolduc, par l'intermédiaire de son père, Albert Langlois. Ce dernier a quitté femme et enfant pour aller quérir un homme de qui il sait peu, mais dont il est persuadé qu'il est l'un de ses ancêtres. Durant deux siècles, de Chattanooga, Tennessee, à Sainte-Anne-des-Monts, le lecteur suivra les péripéties d'Aimé Bolduc qui, pour des raisons complexes planétaires, a vécu plus de deux cents ans. Lui aussi serait né un vingt-neuf février, en 1760, à Québec. Vieillissant d'une année sur quatre, ce leaper serait âgé à la fois de cinquante-six ans et deux cent vingt-six. L'avenir de Thomas Langlois s'affichera plus discret mais exceptionnel. Comme s'il était devenu le prolongement transparent d'un aïeul de qui son père l'entretiendra jusqu'à sa mort.

Traversant de grands événements patriotiques, Aimé Bolduc a participé à la Conquête anglaise, à la guerre civile américaine — guerre de Sécession —, qu'il racontera en partie à Stephen Crane, écrivain américain de la fin du XIXe siècle, à qui l'auteur rend hommage, quand Crane cherche des témoignages de soldats ayant survécu à ces conflits. Seront aussi décrites la révolte des Patriotes, la révolution industrielle, toujours à travers le regard acéré d'Aimé Bolduc. Dans une réception mondaine, il échangera avec Buster Keaton sur la différence entre la réalité et le cinéma. Autre clin d'œil, nostalgique celui-ci. Ces occurrences, qui tiennent lieu de balises dans le temps et l'espace, permettent au lecteur de suivre, sans s'égarer dans les méandres de siècles écoulés, les personnages secondaires se démenant avec leur existence ordinaire. Les chapitres se ramifient autour de protagonistes se présentant, non par hasard, mais parce que le temps occasionne des rendez-vous auxquels personne n'échappe. La rencontre de Jeanne Beaudry avec Aimé Bolduc, qui sera son phare amoureux, ne pouvait survenir à un moment moins opportun. Le lecteur s'étonnera d'un homme aux triples identités. Avant la campagne de Lincoln, Aimé Bolduc emprunte le nom de William Van Ness, fils de bourgeois, qui ne veut pas « compromettre son héritage. » En 1960, à Pittsburg, Kansas, nous le retrouvons se dénommant Kenneth B. Simons. Ce même Bolduc a été contrebandier d'alcool durant la prohibition, inventeur d'une boussole détraquée, spectateur plusieurs fois de la comète de Halley. Quand il se retirera enfin sur ses terres, nous nous rendrons compte de la démarche stupéfiante de son existence, dispersée à travers l'Amérique du Nord, laissant derrière lui des passages à vide, des souvenirs confus dans l'esprit de ceux et celles qui l'auront discerné, telle une nova perdant son éclat mais aussi phœnix immortel, ce que prophétisera Jeanne à Aimé, sur son lit d'agonie. Quand Thomas Langlois, devenu un éminent chercheur scientifique, héritera de sa fortune en 2020, la question sera posée plusieurs fois : Aimé Bolduc est-il vraiment mort ?

Le roman, magistral, qui se terminera en 2047 à Québec, s'avère un tour de force de par sa conception structurale géographique, de par son cheminement passionné pour l'histoire américaine. Si, dans une entrevue, Daniel Grenier nous informe de ses emprunts littéraires, ce qui est honorable à tout écrivain porteur d'une épopée semblable, il est encore une fois établi que rien ne se crée seul. Un roman roboratif comme celui-ci, doit s'inspirer d'œuvres auparavant édifiées et s'y enchaîner pour le meilleur de la créativité. Les témoignages d'admiration habitent toutes sortes de territoires jusqu'à ce que, se propageant, ils entrent dans la légende. Terreau fertile enrichissant des écrivains avides de se servir d'intemporalité, se convaincre qu'en littérature tout est possible et permis. On a aimé que Daniel Grenier rebondisse hors des frontières terrestres, flirte avec le fantastique. Plusieurs chapitres admirables se lisent au rythme du temps qui s'effiloche et ralentit. Sans omettre le style scandé par le roulis constant de phrases sans cesse recommencées...

Il est indéniable que certaines vies s'inscrivent dans un destin forgé par nous ne savons qui, permettant au lecteur de savourer une histoire ourdie sur fond de force et de fragilité. De certitudes fendillées par le doute. De conquête de soi et de l'autre. Fabulations certes, mais constamment basées sur des tragédies que des hommes ont vécues lors de guerres trop souvent fratricides. Ou encore sacrifient leur vie, comme le laisse entendre Aimé Bolduc, à son endroit. Cette généralité pour conclure qu'il faut un immense talent, faire preuve d'une profonde générosité, pour reproduire mentalement ce que des êtres ont subi dans une trame disproportionnée de leur existence. La souffrance — il y en a beaucoup dans ce récit — est-elle un sentiment extrapolable ? Il semblerait que cela soit possible sous la plume intelligente, terriblement efficace, d'un écrivain boulimique de mythes et des replis de la littérature américaine.

Roman, à lire absolument, qui se singularise dans le firmament étourdissant de la production littéraire de l'automne.


L'année la plus longue, Daniel Grenier
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 432 pages.



lundi 19 octobre 2015

Un jeune homme du siècle *** 1/2

Carte blanche à la prochaine introduction. Telle la célèbre cigarière, elle sera teintée de bohème, alourdie de fatigue due au manque de sommeil. Au manque surtout d'inspiration. Cela arrive, comme l'écrivain inerte devant la page vacante de tout gribouillis intentionnel, comme le musicien paralysé devant sa portée musicale vierge. On ferme l'ordinateur, on décide de combler nos humeurs vagabondes en musant dans les premières feuilles mortes. On a lu Tabagie, deuxième roman de François Racine.

Voici un livre qu'on a failli fermer pour en ouvrir un autre. Qu'est-ce qui a retenu notre geste désinvolte, qu'on s'explique mal ? Le quartier Côte-des-Neiges qu'on a habité plusieurs années ? Garçons et filles qui trament leur improbable histoire ? On ne sait trop, toujours est-il qu'on a terminé la lecture de ce récit touffu, débordant d'éloquence. Indulgente envers les protagonistes qui ne savent plus où ils en sont, jeunes désœuvrés foulant un univers imbibé d'alcool et de sexe.

Tout en préparant mollement et sans conviction un mémoire de maîtrise, Léo Rivière est commis dans une tabagie du quartier. La Maison de la Presse. On ne met surtout pas en doute les portraits pathétiques de clients névrosés — des habitués — qui, chaque jour, à toute heure, viennent exposer leurs manies, secouer leur inertie mentale. Léo Rivière est un observateur qui ne dit pas toujours ce qu'il pense, s'en tient à des échanges de surface avec des êtres venus au magasin pour contrer leur solitude, isolement intolérable tatoué sur leur peau. Il y a les filles, obsession récurrente du jeune homme, qui cherchent dans ses parages érotiques un dérivatif à leur manque de confiance en elles. Il est charmeur et lucide. Ses soirées s'usent à écouter les déboires sentimentaux de chacun et chacune. Ses deux colocataires, Christophe et Pi-Ouaille, partagent ses beuveries, s'évertuent à ne pas refaire le monde, le leur s'alourdissant de faits quotidiens, rarement dirigés vers un avenir plausible. Nous conviendrons qu'ils ont peu pour s'élancer vers le soutenable d'une existence organisée d'avance. Pourtant, ils ont des projets auxquels ils ne croient pas trop. Ils rêvent. S'éternisent dans une délinquance discutable. Ce que laisse entendre Léo Rivière, incapable de vivre face à lui-même. Sous des abords d'indépendance orgueilleuse, il ne peut se passer ni de ses clients déphasés, ni de ses colocs grincheux, encore moins de filles belles et jouissantes. « Je dors mieux avec une femme dans les bras, ça aide à faire fuir les fantômes. » Il y a Karine, à la robe rouge, sensuelle et provocatrice. Cynthia, l'amoureuse de Pi-Ouaille, qui le « cocufiera ». Mathilde, grande brune aux yeux d'azur, qui souhaite travailler dans les réserves autochtones. Désirée, Haïtienne aguichante, employée à la tabagie. Mais au centre de cet univers disparate, rayonne une mystérieuse et vulnérable jeune femme, Natalia, « Québécroate », avec qui le narrateur semble avoir eu une liaison cinq années plus tôt. Natalia, sa « folle funambelle », exhibe un sourire triste, une mise au monde douloureuse. Elle disparaît sans cesse de la trajectoire de Léo Rivière, emportant dans son sillage un terrifiant traumatisme duquel elle ne réchappera pas.

Précarité angoissante de l'être humain personnifiée par le narrateur, incapable de mener à bien son mémoire, hésitant entre Céline et Proust. Il tergiverse entre les deux écrivains, comme il oscille entre l'amitié et l'amour. Seul, le satisfait le désir qu'il assouvit avec une fille occasionnelle, sachant pertinemment que son appétit charnel compense ses manques de Natalia, avec qui il aurait voulu construire des rapports humains solides, véridiques, ne se résolvant pas à sa dérive inéluctable. Souhait impossible à réaliser, Natalia se révélant instable, cassable, tel un cristal tintant des notes percutantes, soudain discordantes.

On a lu que ce roman était truculent, ce qui est vrai. L'écrivain joue avec des effets de style divertissants, crée de subtiles onomatopées, s'imprègne à souhait du langage québécois imagé pour mieux dévorer ses personnages, évolue dans un décor nocturne ou enneigé. Bars manigançant de frileux rendez-vous ou tâtant de la froidure sale de l'hiver. Superficialité d'une bulle humaine cheminant dans un territoire replié sur lui-même, n'excédant pas un périmètre bien connu de Côte-des-Neiges. Plusieurs liens consistants traversent ce récit talentueusement orchestré par François Racine, qui offre au lecteur une satire implacable d'une certaine jeunesse, ne désirant pas se compromettre dans le milieu conformiste des adultes, qui s'entête à faire semblant en refusant de vieillir. De grandir.

Très riche fiction qu'il eût été dommage de repousser, comme on a failli le faire. Porté par le débridement célinien, le comportement final et fatal de Natalia, s'ajustant au déploiement d'un incendie purificateur qu'on n'attendait pas, symbolisé par la tragédie ferroviaire survenue à Lac-Mégantic en 2013, explique la genèse de toute existence telle que perçue par l'écrivain François Racine au fur et à mesure que la déroute se fait brûlante et sans issue. La fin du parcours, explosive et ardente, que n'aurait pas dédaigné Louis-Ferdinand Céline, classe cet ouvrage parmi les plus révoltés de cette rentrée littéraire.


Tabagie, François Racine
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2015, 366 pages

lundi 5 octobre 2015

Un cirque en déroute ***

Un être jeune, qui nous procure une joie profonde, devrait être regardé comme nous admirons un ciel constellé de myriades d'étoiles. Avec ferveur. Le reste, les vicissitudes de la vie, n'a plus d'importance. Demeurent les mots, qu'on n'attendait pas, prononcés une fois pour toutes. Entropie du songe ? Il se peut. À l'heure fuligineuse, on ne sait encore sous quelle latitude se définit l'horizon. On parle du roman de Paul Mainville, Hangar no 7. 

Au fur et à mesure qu'on rédige des critiques, nos goûts de lecture se diversifient. On est de moins en moins intéressée par les histoire amoureuses et leurs états d'âme, trop souvent uniformes d'un livre à l'autre. Ce premier roman s'avérant opportun, malgré quelques maladresses coutumières, satisfait notre curiosité de lectrice exigeante. Nous sommes en 1980, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des querelles intestines minent la bonne entente entre deux pays frontaliers en Europe de l'Est. Des frontières, redessinées artificiellement par des puissances victorieuses, déclencheront une guerre ethnique, haineuse comme il se doit. La peur s'est installée, les deux camps s'alléguant des territoires où n'existe aucun champ de bataille. Hostilités sournoises, incontrôlables. Fuir, aller au-devant d'un invisible ennemi ? Rester, au risque de se faire massacrer ? s'interroge Albert Sapieja, acrobate et fondateur du Cirque des montagnes Bleues. Finalement, après le viol d'Elena, l'une des artistes de la troupe, il prend la décision de partir avec sa femme enceinte et ses compagnons, mais l'ennemi arrivé sur les lieux plus tôt que prévu déjouera ses plans.

Reprenons le début de l'histoire. Quelques décennies plus tard, à Montréal, une journaliste trentenaire, Mélaine Blondin, s'avise de faire un reportage sur Albert Sapieja, initiateur du spectacle à succès, " Le Cirque des ombres " qui doit se produire en tournée internationale. Âgé d'une cinquantaine d'années, cet homme est une victime désenchantée et un témoin révolté des conséquences de cette guerre ethnique, qui lui a ouvert les yeux sur les capacités de ses semblables, incités par une sourde agressivité vengeresse, à détruire des amours, des amitiés. Des vies. Au-delà des frontières, n'existent plus que des hommes prêts à tuer, à violer, à humilier. Albert raconte, ne se doutant pas que la journaliste a des comptes à régler avec un passé encombré de fantômes, jaillis de zones meurtrières dont elle ne connait que les discours empruntés à l'histoire officielle. Un père abattu par erreur, la mère décédée de mort naturelle, une adoption inévitable. La fille d'Albert Sapieja n'est-elle pas née dans le baraquement où étaient enfermés l'artiste et sa troupe, et de qui Mélaine fera connaissance, aux dépens du père de la jeune fille ? La faim, le froid, les travaux forcés, la prostitution, la maladie, la mort, ne sont-ils pas le lot de ces hommes et de ces femmes qui, pour satisfaire les exigences des officiers du camp ennemi, ont reçu l'ordre de monter des spectacles dans un hangar avec les moyens du bord ? Ce régime intolérable, jusqu'à une improbable évasion que plusieurs d'entre eux paieront de leur vie.

Au présent, Mélaine Blondin intrigue Albert Sapieja, en lui posant d'étranges questions qui ont trait à son père. Ce reportage, Sapieja le devine, n'est pas innocent. S'il pénètre avec méfiance dans le jeu de la journaliste, il s'attend à une terrible révélation, comme les suscitent la plupart des guerres. Bien souvent, le trajet entre la fin des conflits et la paix se veut long et douloureux. Les dérives attisées par les représailles sont aveugles. Quand Mélaine révélera à Albert Sapieja le patronyme de son père, elle ravivera en lui les refoulements, le déni, qu'il avait enterrés au plus profond de son âme, abîmée par trop d'atrocités dont lui-même est en partie responsable. Réaction foudroyante de Sapieja qui refuse de continuer l'entrevue. Les stigmates de la guerre aussi emprisonnent, dégorgent leur fringale de toutes sortes, autres frontières instituées entre l'humain et la bête, ce que reconnaîtra Albert Sepieja. On met fin à l'action romanesque en l'abandonnant au lecteur...

Récit émouvant, qui nous a touchée pour son humanisme et sa lucidité, son questionnement sur la valeur des hommes quand ils doivent se défendre contre la mort, occasionnée par des tragédies desquelles ils ne sont plus les maîtres. La survie, seule, leur sert de défouloir, d'où une plongée consciente mais désespérée dans la barbarie. Cependant, on regrette que Miljenka, la fille d'Albert Sapieja, devenue à son tour trapéziste, ne soit pas plus longuement évoquée dans ce rappel aux vivants qu'inaugure le nouveau spectacle conçu par son père. De sa naissance à son état de jeune adulte, nous la percevons telle une flamme clignotante plutôt que telle une lumière rédemptrice. On regrette aussi que l'art, sinon l'artiste, symbolisé ici par le cirque, ne soit développé davantage, l'inhumanité des guerres ne manquant pas aux interrogations morales de Paul Mainville. Les bienfaits de l'art contrant la cruauté de l'homme en cas d'insubordination, apportent matière inépuisable à réflexion.

Roman à lire indulgemment, pour le sujet toujours d'actualité, aucune atrocité ne servant d'exemple, ni de leçon.


Hangar no 7, Paul Mainville
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 210 pages.