lundi 16 juin 2014

Là où la vie hésite ***

Un siècle plus tôt, il lui écrivait : " Venir vers vous, c'est me perdre." Qui oserait de nos jours matérialistes, se perdre dans l'amour d'un homme ou d'une femme ? Il est tellement rassurant d'emprunter le droit chemin, de ne pas s'égarer sur des routes balisées d'interdits. Plus tard, au seuil de la vieillesse, que reste-t-il de ces rendez-vous manqués, mis à part le regret de s'être dérobé à une fraction de lumière intérieure ? On parle du recueil de nouvelles de Frederick Letia, Les chroniques de l'inquiétude.

Sept textes où l'angoisse, la peur, les incertitudes mènent le bal. À notre époque superficielle qui nous cerne jusqu'à nous corrompre, il est tentant de se laisser aller à rêver plutôt que de concrétiser nos désirs. Même si la conscience, de temps à autre, nous titille, elle est vite remisée dans les turbulences de nos journées, dans le sommeil agité de nos nuits. Frederick Letia donne la parole à des hommes et des femmes qui nous font part de leur déconvenue, ont peu fait pour dériver loin de leur randonnée tortueuse. Pourtant, ces événements marquants ont défiguré le présent au point de se poser de vaines questions. Jutra, personnage éponyme de la première nouvelle, narre à un homme l'amour qu'elle a porté à un artiste peintre « originaire de Namur. » Quand les sentiments excessifs de Jutra, auxquels il a cédé, l'ont accaparé, il a profité de son absence pour fuir, retourner dans son pays natal. Fuir l'être aimé pour préserver sa liberté, éviter de trop se compromettre au seuil d'une existence rangée, n'est-ce point là la peur que tout homme appréhende ? Si ce court récit donne le ton à ceux qui suivront, on doute fortement de sa touche finale. Incapable de prendre une décision et bien qu'elle en soit malheureuse, Aisha partagera deux amants pour qui elle éprouve un amour violent mais différent. Durant une soirée mondaine, la jeune femme impressionnera un invité qui se fera raconter son histoire par une amie commune, présente elle aussi à cette soirée. Ce texte mettant en scène des femmes et des hommes orientaux, il est plausible que le destin soit une raison légitime de ne pas le troubler, un relatif bonheur se tressant au rythme de la peur que chacun ressent. Jusqu'à quand ce mouvement métronomique ? Le professeur, individu qui occupe le troisième récit, doit donner une conférence, déclic imprévisible sur ses années d'enseignant, de chercheur solitaire. Enfermé dans sa tour d'ivoire, il n'a su voir les êtres qui l'ont aimé. Un mariage raté, une profession exigeante, des amis inexistants. Il ne vit que pour l'Histoire et ses embûches. À Toronto, ville où il doit donner sa conférence, un incident se produira qui changera le cours de sa propre histoire. Dénouement inattendu, heureux et courageux.

Deux narrations qui drainent des rêves sans intention de les formuler. Ils décevraient, se conjugueraient à la banalité du quotidien. L'un, Max Gianni, à peine quarante ans, a acheté une crèmerie, fabule sur la qualité exceptionnelle des produits qu'il offrira à ses clients mais tarde toujours à ouvrir son magasin. Il ne sait trop pourquoi il a peur, de cette peur paralysante qui empêche de regarder la réalité les yeux grands ouverts. L'autre, « un monsieur très fortuné » « veuf de fraîche date » a une passion secrète, il rêve de posséder un voilier. De parcourir les mers idéalisées par Melville, Conrad et Loti. Quand il achètera le voilier idéal, ses rêves prendront tournure de délire. Pour contrer ses peurs de naviguer seul, il ne cesse de rénover son bateau, « d'effacer toute trace de l'ancien maître. » Pendant trois ans, son sloop restera à quai. Jusqu'au jour où il se décide enfin à rassembler les plaisanciers à une somptueuse réception à bord de son voilier. Le cœur n'y est plus, le cœur vacille. Le rêve ne peut que faire naufrage. Autre naufrage pathétique, celui d'une femme, Madeleine, qui, pendant des années, a aimé un homme qui a refusé de s'engager. Homme indifférent, se suffisant à ce qu'il est, pas grand-chose de consistant, il est soudainement pris de remords envers son ancienne compagne qu'il a quittée pour suivre Madeleine. Drame qui se déroule dans le huis clos d'une auberge, relaté par Madeleine à un inconnu de passage. Même si les agissements de cette femme passionnée nous ont surprise, ce texte reste le plus séduisant du nombre, le dernier, Le yâbe, semblant avoir été rattaché à l'ensemble du recueil. Il est à considérer que ce sont les femmes, peu nombreuses, qui prennent leur vie en main malgré les miettes qu'elles récoltent. Les hommes rêvent, se défilent. Ou meurent.

Ces nouvelles à la thématique moderne, conformes à notre époque basée sur la peur d'échouer, sur la crainte de décevoir, sur l'angoisse de perdre, auraient mérité d'être resserrées, d'être moins prolixes, trop éparpillées qu'elles sont dans des considérations de surface. L'ensemble y aurait gagné en rigueur, le plaisir de lecture s'y serait ressenti. N'est-ce pas l'art de la nouvelle que de savoir déjouer les non-dits ?


Les chroniques de l'inquiétude, Frederick Letia
Les éditions Sémaphore, Montréal, 2014, 132 pages