lundi 23 juin 2014

Ce que nous ne deviendrons jamais *** 1/2

À propos de l'homme dans notre blogue, qui se cache derrière nous. Que de curiosité malsaine, de questions indiscrètes, d'indifférence feinte il a suscitées. Que de ricanements cancaniers, de silences médisants, de sibyllines suppositions il a fait naître. Il y a ceux et celles qui, complices attendris, ont éclaté de rire avec nous. On veut dire, lui et nous. Parlons des nouvelles de Hans-Jürgen Greif, Échardes.

Quarante-quatre textes brefs, incisifs. Lucides, au style acéré. Divisés en cinq parties. Autant d'images qui ne sont pas sans rappeler la précision avec laquelle un film se déroule, film de la vie dans ce cas-ci. Si le temps joue un rôle important dans la situation précaire de personnages dépeints par l'écrivain, il était nécessaire de démontrer au lecteur qu'un rien suffit pour que s'effondrent nos préjugés, nos manières de regarder les êtres se démenant autour de nous. Et aussi notre crédulité face aux hommes et femmes impuissants parce que trop âgés pour fuir la mort qui finit par les rattraper. Des centenaires font semblant d'être présents, certains voudraient mourir mais la mort les dédaigne. Un jour, un soir, ils finissent par s'éteindre, nous ne savons pas, nous ne saurons jamais quelles ont été leurs dernières pensées. Leur regard ultime posé sur une chose floue, à peine effleurée. Le mot est juste, il y a de l'effleurement dans les gestes et les regards quand la vie se languit et se fluidifie. Quelques-unes de ces vieilles personnes, ne voulant pas s'avouer vaincues, triomphent de survivre à un nouveau matin. Atteindront-elles la nuit, celle-ci s'avérant perfide, indécente, quand s'acharne la Grande Faucheuse.

Tous ces récits remettent en cause la condition humaine, sa dignité, son intégrité. Sa bassesse, sa fourberie. Son égoïsme. La grandeur de l'existence mais aussi sa banalité. Des femmes qui se croient indispensables, des hommes qui ne sont pas dupes, des blessures infligées aux autres, commises à l'égard de soi-même. Des échardes sous la peau, sous les ongles. Ce sont là les grands traits des nouvelles proposées par cet écrivain prolifique, qui ne cesse d'étonner tant son sens de l'observation est aigu, sa compassion envers ses personnages enrobée d'une fatalité contre laquelle il est inutile de lutter, ni essayer de combattre, le fulgurant destin de chacun étant de se plier aux exigences de situations écartées de ses choix. La réalité, aussi mesquine soit-elle, l'emporte sur l'utopie, les individus nous défaisant de nos illusions. Vacuité de la vie qui se tresse malgré soi.

Le temps élastique, les lieux cosmopolites, les milieux professionnels balisent ces quarante-quatre histoires. On ne les titre pas individuellement, on se souvient, on se délecte de leur ensemble. Elles réjouissent ou effraient. Font sourire ou attristent. On croit connaître l'être humain, il n'en est rien. La vanité trop souvent fait figure de trahison, d'esprit mesquin. Que vaut la nature humaine quand elle régit ses semblables ? Hans-Jürgen Greif répond au lecteur avec indulgence et humour ; l'être humain occupant le centre de son œuvre, ses forces, ses faiblesses permettent à l'auteur de l'évaluer à sa juste mesure, ce qui enrichit les protagonistes d'une dimension autrement marginale que celle stéréotypée de leurs agissements. L'ouvrage ne rendant compte que du microcosme d'une société perçue par l'œil scrutateur d'un écrivain chaque fois que se manifeste un individu aux prises avec ses démons, petits ou grands. On se dit que, trop désespérant, ce dernier ne vaudrait pas la peine que nous nous attardions sur ce qu'il représente depuis qu'il est, depuis qu'il nous harcèle, nous séduit. Lui donner une importance, comme l'a fait si rigoureusement Hans-Jürgen Greif, signifie que le bénéfice du doute lui est accordé, la nudité de son âme se révélant moins arbitraire que les appeaux sous lesquels il s'affuble pour mieux se laisser prendre au désabusement vital dont il est plusieurs fois la proie naïve.

À lire, pour se faire une idée de ce que nous sommes. Et serons toujours malgré les épreuves, malgré les promesses discréditées. Nous ne deviendrons jamais, le caractère de nos empreintes morales s'avérant indélébile, efficacement prégnant.


Échardes, Hans-Jürgen Greif,
Éditions L'instant même, Québec, 2014, 268 pages

lundi 16 juin 2014

Là où la vie hésite ***

Un siècle plus tôt, il lui écrivait : " Venir vers vous, c'est me perdre." Qui oserait de nos jours matérialistes, se perdre dans l'amour d'un homme ou d'une femme ? Il est tellement rassurant d'emprunter le droit chemin, de ne pas s'égarer sur des routes balisées d'interdits. Plus tard, au seuil de la vieillesse, que reste-t-il de ces rendez-vous manqués, mis à part le regret de s'être dérobé à une fraction de lumière intérieure ? On parle du recueil de nouvelles de Frederick Letia, Les chroniques de l'inquiétude.

Sept textes où l'angoisse, la peur, les incertitudes mènent le bal. À notre époque superficielle qui nous cerne jusqu'à nous corrompre, il est tentant de se laisser aller à rêver plutôt que de concrétiser nos désirs. Même si la conscience, de temps à autre, nous titille, elle est vite remisée dans les turbulences de nos journées, dans le sommeil agité de nos nuits. Frederick Letia donne la parole à des hommes et des femmes qui nous font part de leur déconvenue, ont peu fait pour dériver loin de leur randonnée tortueuse. Pourtant, ces événements marquants ont défiguré le présent au point de se poser de vaines questions. Jutra, personnage éponyme de la première nouvelle, narre à un homme l'amour qu'elle a porté à un artiste peintre « originaire de Namur. » Quand les sentiments excessifs de Jutra, auxquels il a cédé, l'ont accaparé, il a profité de son absence pour fuir, retourner dans son pays natal. Fuir l'être aimé pour préserver sa liberté, éviter de trop se compromettre au seuil d'une existence rangée, n'est-ce point là la peur que tout homme appréhende ? Si ce court récit donne le ton à ceux qui suivront, on doute fortement de sa touche finale. Incapable de prendre une décision et bien qu'elle en soit malheureuse, Aisha partagera deux amants pour qui elle éprouve un amour violent mais différent. Durant une soirée mondaine, la jeune femme impressionnera un invité qui se fera raconter son histoire par une amie commune, présente elle aussi à cette soirée. Ce texte mettant en scène des femmes et des hommes orientaux, il est plausible que le destin soit une raison légitime de ne pas le troubler, un relatif bonheur se tressant au rythme de la peur que chacun ressent. Jusqu'à quand ce mouvement métronomique ? Le professeur, individu qui occupe le troisième récit, doit donner une conférence, déclic imprévisible sur ses années d'enseignant, de chercheur solitaire. Enfermé dans sa tour d'ivoire, il n'a su voir les êtres qui l'ont aimé. Un mariage raté, une profession exigeante, des amis inexistants. Il ne vit que pour l'Histoire et ses embûches. À Toronto, ville où il doit donner sa conférence, un incident se produira qui changera le cours de sa propre histoire. Dénouement inattendu, heureux et courageux.

Deux narrations qui drainent des rêves sans intention de les formuler. Ils décevraient, se conjugueraient à la banalité du quotidien. L'un, Max Gianni, à peine quarante ans, a acheté une crèmerie, fabule sur la qualité exceptionnelle des produits qu'il offrira à ses clients mais tarde toujours à ouvrir son magasin. Il ne sait trop pourquoi il a peur, de cette peur paralysante qui empêche de regarder la réalité les yeux grands ouverts. L'autre, « un monsieur très fortuné » « veuf de fraîche date » a une passion secrète, il rêve de posséder un voilier. De parcourir les mers idéalisées par Melville, Conrad et Loti. Quand il achètera le voilier idéal, ses rêves prendront tournure de délire. Pour contrer ses peurs de naviguer seul, il ne cesse de rénover son bateau, « d'effacer toute trace de l'ancien maître. » Pendant trois ans, son sloop restera à quai. Jusqu'au jour où il se décide enfin à rassembler les plaisanciers à une somptueuse réception à bord de son voilier. Le cœur n'y est plus, le cœur vacille. Le rêve ne peut que faire naufrage. Autre naufrage pathétique, celui d'une femme, Madeleine, qui, pendant des années, a aimé un homme qui a refusé de s'engager. Homme indifférent, se suffisant à ce qu'il est, pas grand-chose de consistant, il est soudainement pris de remords envers son ancienne compagne qu'il a quittée pour suivre Madeleine. Drame qui se déroule dans le huis clos d'une auberge, relaté par Madeleine à un inconnu de passage. Même si les agissements de cette femme passionnée nous ont surprise, ce texte reste le plus séduisant du nombre, le dernier, Le yâbe, semblant avoir été rattaché à l'ensemble du recueil. Il est à considérer que ce sont les femmes, peu nombreuses, qui prennent leur vie en main malgré les miettes qu'elles récoltent. Les hommes rêvent, se défilent. Ou meurent.

Ces nouvelles à la thématique moderne, conformes à notre époque basée sur la peur d'échouer, sur la crainte de décevoir, sur l'angoisse de perdre, auraient mérité d'être resserrées, d'être moins prolixes, trop éparpillées qu'elles sont dans des considérations de surface. L'ensemble y aurait gagné en rigueur, le plaisir de lecture s'y serait ressenti. N'est-ce pas l'art de la nouvelle que de savoir déjouer les non-dits ?


Les chroniques de l'inquiétude, Frederick Letia
Les éditions Sémaphore, Montréal, 2014, 132 pages

lundi 2 juin 2014

Avant que le monde soit monde *** 1/2

Aphorisme. Écrire, c'est le défi du phénix avant qu'il atteigne le soleil, s'y heurte, s'y enflamme. Avant qu'il soit réduit en cendres et, enfin, ressuscite. On a lu le roman de Vincent Thibault, Le Grand XXIIIe, ou ce qui arriva lorsqu'un orphelin de la Basse-Cité devint roi des elfes et l'éprouvante odyssée qui s'ensuivit.

On parle peu de ce genre de romans fantastiques destinés aux adolescents et aux jeunes adultes mais, étant sensible au talent de cet auteur qu'on suit depuis ses premières armes, on a décidé de passer outre. Le récit se déroule dans le Monde d'Avant, quand les humains n'existaient pas encore ou bien se manifestaient sous la forme d'elfes, créatures issues d'une démone passionnée et d'un singe solitaire. Leurs descendants sont respectueux, paisibles, ils ne vivent que pour s'aimer, aider leurs prochains. Mais le roi, le Grand XXIIe, adulé de son peuple, agonise. Il faut qu'avant son décès, il nomme son successeur, ce dernier ne pouvant être un membre de sa famille, selon le Commentaire du Code royal de Ramtakh. Ce sera donc un elfe orphelin de la Basse-Cité, Denlha, chapardeur, rebelle, qui héritera du trône royal. Son éducation sera prise en charge par le médecin du roi, Sapta, désigné comme le tuteur du jeune elfe, et par Gupta, son élève. Quand mourra le Grand Vingt-deuxième, la Haute-Cité sera attaquée par des milliers de Khorloks qui, depuis longtemps, aspirent à la colonisation de Ramtakh. Après que Denlha a été intronisé, il devra fuir, accompagné de Gupta, les Khorloks envisageant de le kidnapper.

Les aventures du jeune elfe, qui ne sont pas sans évoquer Le voyage d'Ulysse, signé Yvon Paré, ont un but précis. Les villages traversés, les montagnes franchies, les déserts parcourus symbolisent ce que l'elfe royal se doit d'apprivoiser en lui-même. Sagesse et humilité que le futur roi devra cultiver s'il veut que son peuple le considère tel un monarque digne de respect et d'amour. Les rencontres avec des elfes rigoureux, équitables, avec des bêtes répugnantes et avisées transmettent un message parfois édifiant, parfois silencieux. On se rappelle le rôle du serpent dans Le petit prince, imaginé par Antoine de Saint-Exupéry. La quête de Denlha s'avérera de plus en plus singulière à mesure que le temps — temps elfique — sera représenté par l'envahissement sanguinaire de Ramtakh. On aime qu'aucune anecdote guerrière ne soit fondée sur le bien ou le mal mûrissant en chacun de nous, sur des certitudes grotesques, trop souvent perçues dans ce genre de livre. Si l'ennemi meurt, le gentil meurt aussi, comme dans une guerre réelle ou rien n'est épargné au lecteur qui veut en savoir davantage. Il y a des héros, des repentis, des tortionnaires, des victimes, des morts inutiles. Personne n'est invincible. Pendant que s'intensifie ce carnage, Denlha combat seul ses propres démons, autre guerre. Les éléments naturels sont mis constamment en action, tels l'air, le feu, la terre, l'eau. Le corps s'harmonise à leur rythme, l'esprit se régénère. On devine que Vincent Thibault enseigne ce qui est cher à sa vision du monde et à ses bienfaits.

Roman initiatique avant tout, basé sur des préceptes qu'il n'est pas toujours simple de suivre, ni de poursuivre, quand le corps et l'esprit s'amalgament à des métamorphoses qu'imposent de longues randonnées dans des lieux menaçants, sur un îlet « banal au centre de rien. » L'île n'est-elle pas la métaphore favorable à transcender les exigences morales d'un être elfique ou humain ? N'est-elle pas l'aboutissement de soi, la plénitude qui nous pénètre avant de retourner au déferlement astreignant de la foule ? Ici, il s'agit d'un prince s'acheminant, fébrile, vers ses sujets.

Si ce roman palpitant s'inscrit différemment dans l'œuvre hétéroclite de Vincent Thibault, il nous a touché par sa profondeur à peine visible mais discernable chaque fois que les ombres, les Khorloks, essaient de dévaster la luminosité émanant des elfes et de leurs intentions bienveillantes. Émouvante leçon d'humilité que l'écrivain, elfe lui-même, nous sert à travers une histoire distrayante, intense.


Le Grand XXIIIe, Vincent Thibault
Éditions Hurtubise, Montréal, 2014, 243 pages