lundi 24 février 2014

Des kilomètres qui tuent ***

Récemment, quelques écrivains, qui ont publié de courts textes, bien souvent dans des blogues, les ont accoutrés du terme "nouvelle". Après les avoir lus, on a été étonnée de n'y rencontrer aucun indice dédié au genre. Trop de bavardage superfétatoire, trop de délayage langagier, des chutes datant du XIXe siècle. Si on considère Dominique Vivant Denon, Germaine de Staël, Guy de Maupassant, et plusieurs autres, comme les précurseurs de ces récits intimistes, au même titre que les langues, ils ont évolué, sont structurés pour une époque où prime l'image. Parlons du premier roman de Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres.

Il est mécanicien dans une raffinerie pétrolière. Depuis trois ans, il soigne, plutôt mal, une peine d'amour. Il est jeune, il ne se nomme pas, il se complait dans un anonymat qui met davantage en relief les mésaventures de son existence, comme s'il allait à la poursuite de lui-même. Quand une panne d'électricité se produira, plongeant la petite ville dans le noir, réduisant les usines au silence, son père lui téléphonera qu'à l'autre bout du continent les éléments et les gens se sont déchaînés contre lui. Alzheimer ou démence ? Le fils, qui n'a pas revu son père depuis une dizaine d'années, décide de le rejoindre avant que le pire n'arrive. Il habite une maison mobile, possède peu, à part le chat de son ex-compagne. Il n'a rien à perdre d'une possible échappée vers un père, ancien garagiste, livré à lui-même et dont il ne sait plus rien depuis que celui-ci l'a fichu à la porte. Sa mère est morte dans un accident de voiture, son père ne s'en est jamais remis. Lui non plus, ne veut-il pas s'avouer. Bien qu'il détestât le chat, il le met dans une boîte, rassemble ses affaires, et embarque dans sa vieille voiture. Il ne pense qu'à retrouver son père, prendre soin de lui. La mémoire, ulcérée, lui donne l'élan nécessaire pour entreprendre la traversée du continent, d'ouest en est.

Pendant 4736 kilomètres, nous accompagnerons le narrateur. Voyage hallucinant pendant lequel l'angoisse ne fera que croître, les incidents qui se produiront la fécondant. Ne dit-il pas que sa vie est faite de « boulons, de soudures, de poussière et de graisse. [ ... ] » ? Ses boîtes à outils, dans le coffre de la vieille voiture, accentuent la sensation de rouille, de ferraille, que nous ressentons à mesure qu'il s'aventure dans d'improbables paysages, se heurte à la fragilité d'humains mentalement spoliés. Il croise de vieilles granges, des troupeaux, une voiture en panne, des plaines, entrevoit un train de marchandises immobilisé au loin. Un village sans vie l'escorte. Il s'arrête dans une station-service déserte. Le soleil plombe, l'air est chaud et sec. Les kilomètres s'affichant sur le compteur du tableau de bord, il roule de plus en plus vite, aspiré par une sorte de folie qui lui fait confondre le jour et la nuit. Roulant vers l'est, la violence s'intensifie, la panne d'électricité demeurant inexplicable donc menaçante. Entretemps, il aura fait monter une jeune femme silencieuse, traînant avec elle une triste histoire de trafiquants, de revolver sur la table, de draps sales, de bouteilles vides qui roulent sur le plancher... Plus tard, un homme volubile se joindra à eux, lui aussi fuit un événement innommable qui le relie à la jeune femme.

Plus ils s'enfoncent vers l'est, plus le danger se fait probant. À la hauteur d'un barrage, ils sont arrêtés par la police qui les informe de la gravité de la situation. Pilleurs et hors-la-loi investissent la métropole, l'armée aurait pris le pouvoir. Le paysage et les êtres se figent dans un décor surréaliste, déployant la fadeur du jour, la lumière diffuse, l'asphalte gris, les déchets dans les fossés. L'essence se fait chère et rare, le narrateur use de ses qualités de mécanicien pour s'en procurer. Partout, l'aspect de champs de bataille se confirme. Même les forêts qu'ils traversent s'avèrent des taches livides. Vacillement de la raison, chacun se méfie de l'autre. La panne étale ses tentacules destructrices, des hélicoptères sillonnent la ville, des édifices fument, des voitures sont abandonnées. Les valises s'éventrent.

Dans cette atmosphère démentielle, l'auteur trace un portrait pathétique de l'humain face à l'ultime danger. Celui qui le surprend, hors de toute rationalisation. Faut-il en déduire que le roman de Christian Guay-Poliquin nous est offert, telle une leçon de choses inconcevables sur le point de nous broyer si nous n'y prenons garde ? Un premier roman réussi, original, nous démontrant une fois encore qu'une écriture masculine perçoit différemment, plus durement, des circonstances qui nous essoufflent, plus prosaïquement que ne le ferait une écriture féminine. Vieux débat combien instructif sur le comportement d'hommes et de femmes parvenus à leurs extrêmes, tels que les dépeint sans complaisance Christian Guay-Poliquin. Agréablement, la fin du roman nous fait penser à la chute inattendue d'une longue nouvelle : elle déroute le lecteur, le déleste des conventions de l'écriture, l'ancre dans une nouveauté littéraire, loin des habituels usages.


Le fil des kilomètres, Christian Guay-Poliquin
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 230 pages. 






lundi 10 février 2014

Stars, paillettes et strass *** 1/2

Enfin, février nous éloigne des derniers relents sirupeux des Fêtes de fin d'année. On a relégué tous les vœux reçus dans la valise à oubli, surtout ceux d'une personne qui, nous ayant dénigrée dans ses pages Facebook, ose nous parler de respect. On ne répond pas à tant d'hypocrisie. Que cette personne, qui se reconnaîtra, ne récidive pas, on sévirait. On a lu le sixième roman de Mélikah Abdelmoumen, Les désastrées.

Ce n'est pas feue l'écrivaine Nelly Arcan, amie de l'auteure, suicidée en 2009, qui occupe cette histoire mais une chanteuse fictive qui lui ressemblerait. On pense aussi à Marilyn Monroe, décédée en 1962. Le titre de l'un de ses derniers films, Les désaxés, ne s'identifie-t-il pas au titre du roman ? On se souvient de ces jeunes femmes qui se sont éteintes sans que personne ne les ait considérées à leur juste valeur humaine. La chanteuse, Nora Jane Silver, proposée par Abdelmoumen, se révèle un hommage à ces désastrées, corps et âme, que rien ni personne ne pouvait sauver de la solitude, de l'incompréhension de leur entourage. C'est après son suicide que Nora, pur esprit, fera part au lecteur de ce qu'elle a été et n'a pas été. Elle est la fille de la chanteuse Martha Olivier et de Bernard Silvermann, leader du groupe Silver & Frost, père et mère dont on taira le rôle pervers. Sans peine, nous imaginons l'enfance perturbée de la fillette livrée à elle-même ainsi qu'aux tentations dissolues dont abusent ses parents. Fascinée par ce genre de vie, mais sans le savoir vraiment, elle abhorre tournées et concerts. Elle s'y ennuie. Jusqu'au jour où son oncle Thomas Fafard, Tom Frost, « chanteur à la voix éraillée », interprètera les chansons de son père et détrônera celui-ci. L'homme de quarante ans deviendra son amant, l'unique amour de l'adolescente. Elle se souviendra d'y avoir été vraie, « ordinaire », comme l'est une femme amoureuse, ne reniant pas cependant qu'elle a été adulée et détestée. Celle qui se cachait dans « sa prison de silicone, de cuir moulant, de maquillage outrancier » n'a jamais su lui faire oublier l'adolescente qui a connu un bonheur inoubliable avec un homme « un peu trop âgé pour elle ». Le souvenir de ce bonheur ne la quittera plus, elle deviendra à cause de lui une Barbie « pute », une Barbie  « maso », une Barbie « refaite ». Une incarnation des rêves misogynes des hommes.

S'entourant de personnes nécessaires à son instable notoriété, elle fera la connaissance d'Alice van Wynwasser, jeune femme qui travaille dans un journal. Après une entrevue avec Nora, elle deviendra sa meilleure amie, se faisant, après son suicide, la justicière impitoyable de ceux et celles qui auront malmené durement la chanteuse Nora Jane Silver. L'entité de Nora voudrait intervenir mais elle ne le peut, trouvant catastrophique la vengeance d'Alice. Par l'entremise des victimes, nous seront dévoilés des êtres eux-mêmes déséquilibrés, boulimiques de gloriole, tels Rodolphe François et ses collègues chroniqueurs, animateur d'une émission qui n'est pas sans rappeler l'émission française On n'est pas couché. Il y a aussi Aurélien Marchal, pianiste, cheveux longs et raides, de qui s'éprendra Alice van Wynwasser. Thibaud Pasquier, journaliste, ennemi juré de la chanteuse, qui ressent pour elle un vulgaire sentiment ambigu, amour et haine.

Qui aura raison de l'équilibre fragile de Nora Jane Silver ? Les drogues et l'alcool ingurgités depuis l'adolescence ? Le public affamé de paillettes, obnubilé par les apparences, se fichant de la véritable Nora, hommes et femmes entretenant une image démultipliée, erronée de la star ? Dualité entre le vrai et le faux. Entre une foule exaltée, une solitude de plus en plus avouée. Ce dont souffre Nora, terriblement lucide, s'avère la représentation ratée d'une jeune femme authentique, un manque d'amour, celui de Tom Frost, certes, mais d'une généralité de l'amour qui la placerait sur un piédestal de pacotille qu'elle dévalera, se brisant de tous ses morceaux.

Étrange roman poignant, rédigé par une auteure passionnée d'écriture. De l'humain contraint à s'adapter malgré lui à une image trop sophistiquée. Quantité de références font état de groupes de l'époque que le lecteur redécouvrira avec plaisir. Dont Trent Reznor, le chanteur du groupe américain Nine Inch Nails. Après avoir lu l'existence pathétique, tragique, de Nora Jane Silver, comment ne pas évoquer Madonna, Britney Spears, Lady Gaga, Christina Aguilera, d'autres stars qui, à ce jour, ont su se préserver de l'adulation d'un public subjugué par la chair habillée de strass. 


Les désastrées, Mélikah Abdelmoumen,
VLB éditeur, Montréal, 2013, 238 pages.