mardi 15 octobre 2013

Les liens fraternels de sang *** 1/2

Cette faculté qu'ont les gens qui nous connaissent à peine à parler d'eux-mêmes, ne se souciant pas du peu d'intérêt que suscitent tous leurs états. On les envierait presque si ce n'était la crainte qu'ils éprouvent pour nous ce qu'on ressent pour eux. Soit un étonnement ennuyé. On se penche sur le deuxième roman de Catherine Leroux, Le mur mitoyen.

Le récit que propose l'écrivaine défie l'espace et le temps. Elle cerne les préjugés, les combat au prix de vies atrophiées. Le trop-plein de conventions assomme. Deux fillettes, quelque part en Géorgie, se promènent dans la campagne. Elles sont très jeunes, se prénomment Angie et Monette. Elles veulent rejoindre une voie ferrée, mettre un sou sur les rails avant que le train passe. Dans une contrée canadienne illuminée par un phare, Madeleine, veuve d'un homme qu'elle a aimé, espère le retour de son fils Édouard, qui communique avec elle en lui envoyant des pensionnaires farfelus qu'il a côtoyés durant ses pérégrinations. À Montréal, Ariel et Marie, couple viscéralement complice, livre une bataille politique. Ariel, fédéraliste, aspire à devenir premier ministre du Canada. Quand nous faisons leur connaissance, la campagne électorale bat son plein. Ariel est dans son élément, il aime la foule, contrairement à Marie dépassée par les événements, qui appréhende l'empiètement généralisé sur leur vie intime. En Californie, Simon et Carmen, frère et sœur, se rendent au chevet de leur mère cardiaque, Frannie, femme aux abords revêches, terrorisée par les incessants tremblements de terre dus à la faille de San Andreas. Elle détient un secret sur leur naissance que Carmen et Simon essaient de lui extirper. Simon est policier, marié douloureusement à Claire, père de deux adolescents. Carmen, célibataire, ancienne coureuse de fond, préfère les femmes aux hommes.

Le destin, qui modifiera le cours paisible de l'existence des personnages, s'entrecoupe de la balade d'Angie et de Monette vers la voie ferrée, comme pour adoucir les terrifiantes révélations que tous feront sur leurs familles et sur eux-mêmes. Chacun réagira selon ses forces et son désir de défier ses antécédents desquels il n'est pas responsable. Frères et sœurs, mère et fils éprouvés, se remettent entre les mains d'êtres ponctuels qui, eux aussi, détiennent des secrets impossibles à divulguer. Angie sacrifiera une partie de son corps pour sauver Monette à la suite d'une erreur de stratégie. Madeleine apprendra qu'elle est un double d'elle-même. Une chimère. Carmen et Simon, recherchant leur père, sortiront ébranlés de la réponse à cette ancienne question. Carmen se découvrira une mère adoptive, Simon verra enfin clair dans son mariage raté. Ce que réserve la vie à Ariel et Marie, jumeaux adoptés, séparés à leur insu, est un horrible malentendu qui les détruira tous les deux.

Le roman est essaimé d'indices troublants, chassé-croisé redoutable qui unit ou désunit les uns et les autres. Il suffit d'une phrase sibylline pour que nous poursuivions, intrigués, les protagonistes, qui, par lâcheté ou craignant de s'égarer dans des sentiers battus balisés de "nœuds et de coudes effrayants ", ne dénoueront pas toutes les boucles ourdies lors d'un instant d'égarement. Ainsi, Édouard se trouvait à Savannah, près de la voie ferrée, quand les deux petites filles ont été happées par le train. Il faisait l'amour à Eva Volant, la mère d'Ariel et de Marie. L'épouse de Marcus, qui a tué leurs deux enfants puis s'est suicidée, serait la donneuse du rein dont a besoin Édouard. Marcus, vieil homme abîmé par ce drame, que Carmen a interpellé au columbarium où repose sa mère, morte à vingt-trois ans. Un dénommé Roberto Aurellano serait-il le père de Simon ? Plus loin, arrivent en coup de vent une certaine Monette Vernon ainsi qu'une handicapée des jambes, Angie, échangeant quelques mots avec Carmen. Ces va-et-vient souvent inopinés fracturent l'existence des protagonistes, parfois l'anéantissent sans que rien ne nous soit véritablement révélé. Roman des suppositions s'il en est, des silhouettes de chats rebelles, dont l'un empaillé, incitent chaque lecteur à interpréter des faits jamais entièrement élucidés.

Roman intelligent, doté d'une structure habilement conçue. L'écriture, telle une funambule redoutant les méfaits d'un vent violent, toujours sur le qui-vive, traque une sensibilité tactile et tendre. L'écrivaine, sans compassion, démontre que des vies ne peuvent être partagées qu'à travers l'indicible des regards contusionnés, des mots qui ne blessent personne. Aussi, dans la continuité silencieuse de la mort qui ne désunit jamais certains êtres. Un livre qu'on a fermé avec regret, mais avec la conviction que rien ne s'ajoutait à la disparition symbolique des deux petites filles, dans les murs d'une « vieille maison bancale ».


Le mur mitoyen, Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2013, 344 pages