mercredi 10 juillet 2013

Délits de fuite ***

On lit beaucoup de poésie, on n'en écrit pas. On aurait honte d'aligner des mots les uns devant les autres, de les rassembler en de courtes phrases insignifiantes. Écrire de la poésie, c'est extraire la substantifique moelle de soi-même et non de dévider un sentimentalisme douteux en un fatras de mièvreries. On a lu le premier roman de Nicolas Delisle-L'Heureux, Les pavés dans la mare.

Le Domaine du lac Sauvage se situe à près de quatre-vingt-dix kilomètres de Senneterre, en Abitibi, nous renseigne le narrateur, Jakob Labonté, qui y vit depuis un an. D'importants méfaits commis à Montréal l'ont obligé à s'enfuir avec son ami de classe, Mathieu. À la suite d'un grave accident de voiture, Mathieu a disparu. Par hasard, Jakob s'est retrouvé là, rassuré d'échapper à des indiscrets et des « étourdis » qui l'auraient reconnu. Pierre, l'actuel propriétaire des lieux, a hébergé le jeune homme, ne lui posant aucune question. En échange, Jakob doit prendre en charge la Pourvoirie abandonnée. Autrefois, de nombreux chalets abritaient les amateurs de chasse, de pêche, de promenades solitaires qui séjournaient dans la région montagneuse. Une famille unie que bien des chamboulements déchireront, sépareront. Des secrets amoureux, haineux, alimentent cette histoire pendant que Jakob raconte la sienne à Hélène, sœur de Pierre, venue momentanément se réfugier au domaine pour se distancier de son mari, de ses enfants, qu'elle prétend ne plus aimer.

Jakob Labonté, issu d'une famille modeste, réside dans le quartier Saint-Henri. Il est étudiant universitaire. Ses parents, « une mère folle, un père qui croyait désespérément que cette folie était ce qui existait de mieux sur la planète Terre. » Son frère Édouard, de douze ans son aîné, jouera un rôle néfaste durant son adolescence. Peu à peu, pour se soustraire à l'emprise qu'exerce Édouard sur lui, Jakob commettra des forfaits, avec la complicité de Mathieu, handicapé d'une jambe. Ses actions contestataires dégénérant, il se retrouvera dans un bistrot, Le Petit Fou, où il se liera avec une bande de marginaux, hommes et femmes utopistes, désirant comme lui réinventer le monde, instaurer une démocratie que tous jugent inexistante. Entre-temps, il aura déserté le clan familial et l'université pour vivre chez Manou, jeune femme idéaliste qui rêve de devenir comédienne. Des délits de plus en plus alarmants compromettent l'avenir de Jakob. Un attentat à la bombe simulé dans le métro, des incendies dévastant des bâtiments vides, des crevaisons de pneus de voitures stationnées dans des quartiers opulents, autant d'infractions qui fragiliseront Jakob, le mettront face à sa lâcheté quand il devra prendre ses responsabilités. Ses idéaux s'effilocheront à mesure que le groupe se dissociera. Chacun pour soi dans ce milieu instable. Les tribulations de ces parias sans grande envergure ne lui seront d'aucun secours. Manou le rejettera, seul Mathieu entretiendra ses illusoires desseins. Jakob apprend à ses dépens que fuir ne règle rien, il faut revenir à son point de départ. Matamore, sujet à des crises d'angoisse, conscient de sa propension à la neurasthénie, pour mieux se définir, sauver sa peau, Jakob doit quitter la ville, oublier, croit-il puéril, son passé rebelle, un monde qu'il juge accessoire. D'où sa fuite aventurière avec Mathieu. Laquelle, malgré lui, ne sera pas la dernière.

Pendant que Jakob narre ses déboires à Hélène, des événements malheureux se déroulent au Domaine du lac Sauvage. Une famille, qui essaiera de se reconstituer, au détriment de l'idéal d'Estelle et de Marie, les deux sœurs qui avaient embelli la Pourvoirie, héritée de leurs parents, disparus tragiquement. Noyés dans le lac, le sourire aux lèvres. Il faut purifier par le feu cet endroit hanté, exige la vieille Estelle, qui attend inlassablement le retour de sa sœur Marie, partie brusquement après qu'un drame se soit produit le premier janvier 1980, justifiant la décadence des lieux.

Un premier roman ambitieux, deux histoires familiales amalgamées, vouées à l'échec. Trop de tumultes les secouent, les déstabilisent. Tous devront continuer leur périple ou le poursuivre ailleurs. Peut-être à Zanzibar, comme le rêve Jakob Labonté, ultime voyage du poète. On ne sait pourquoi au juste, ces nombreux personnages très conventionnels, bien qu'ils s'en dédisent, le narrateur en particulier, nous ont peu touchée. Est-ce dû aux détails surabondants délayant le texte, au bavardage excessif de Jakob ? On a été agacée par ses démonstrations couardes. La désespérance juvénile est-elle une raison suffisante pour ébranler le monde alentour, pour calmer ses nerfs sur des êtres innocents, qu'ils soient nantis ou démunis ? Nos quartiers de noblesse ou de bassesse doivent-ils s'avérer les causes, ou le décor, de l'âge délinquant ? Cependant, pour souligner le talent de Nicolas Delisle-L'Heureux, qui ne fait aucun doute, ce roman méritait qu'on en parle. Il suffira de discipliner la fougue de ce jeune auteur, d'utiliser sa pétulance à des considérations, fiction ou réalité, plus captivantes.


Les pavés dans la mare, Nicolas Delisle-L'Heureux
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2013, 302 pages