lundi 3 juin 2013

Vivre est une drôle de chose *** 1/2

Notre amie G. nous demande si on a déjà souffert de jalousie. Effarée, on lui répond que jamais sentiment aussi destructeur ne nous a effleurée. Le drame de Shakespeare, Othello, appris sur les bancs du lycée, nous a immunisée contre semblable folie. On s'en tient à des relations amicales ou amoureuses plus dignes, moins méprisables. On parle du troisième ouvrage de l'écrivaine Mylène Bouchard, Ciel mon mari.

C'est bien de la vie que nous entretiennent les vingt fictions qui composent ce livre. De la vie et de ses contradictions. De la lutte contre les autres et soi-même. De l'enfance qui nous déboussole, altérant les événements survenus à nos différents âges. Pourtant, la magie fleurissant nos existences suffit à chasser le noir, non pour accéder au rose, mais pour qu'un arc-en-ciel de couleurs plus réalistes rassure notre regard indécis. Pouvons-nous trouver un brin d'espérance dans ce prisme lumineux qui nous éviterait de sombrer dans un néant inévitable ?

Les histoires brèves présentées par Mylène Bouchard recèlent ce que nous avons ressenti en les goûtant l'une après l'autre, un goût doux-amer distillant notre enchantement. L'humour constant aplanit la solitude, la fuite, l'incompréhension. Le silence lourd, souvent défensif, telle une pierre durement accrochée à son rocher. Il y a aussi un effet d'éventail qui s'ouvre et claque, l'auteure, narquoise ou avisée, affirme à ceux qui ne comprennent pas, que nous pouvons écrire et ne faire que cela. Phénomène improbable de l'écriture, « la réalité de l'écrivain n'est pas celle de nombreux travailleurs. » L'avant-propos ironique et tendre disperse les humeurs exacerbées de personnages avec lesquelles ils doivent arranger leur quotidien. Un scientifique, après l'absence prolongée de sa femme, téléphone à une amie pour savoir où elle est. Texte éponyme à saveur de deuil refoulé, que personnifie une petite clé énigmatique justifiant la mort de Jeanne dans un accident. Un tel homme existe-t-il, ou bien, caricatural, se rend-il compte que la personne aimée n'était plus qu'une ombre s'agitant à ses côtés ? Plusieurs récits dénoncent le désarroi qu'éprouvent les enfants et les femmes abandonnés à eux-mêmes, tout amour soudainement déserté de leur journalière routine. Il faut s'inventer à nouveau des raisons de vivre. « D'abord, l'amour, on ne le divise pas, on le multiplie. » Maillon nécessaire pour aborder les étrangers qui essaient courageusement de s'intégrer à la vie de villageois, eux-mêmes étrangers. Marc Lévy n'a-t-il pas écrit que nous étions tous l'étranger de quelqu'un ? Ce dont l'auteure se souvient et la fait aboutir à l'une de ses plus marquantes fictions. Tricherie avec la jeunesse, rupture avec la mère, déception d'une fillette quand son ami déménage. La rébellion de Marie, servante dans une famille bourgeoise du quartier Outremont. Sa dignité retrouvée avec Fox, une « pute » avec qui elle essaie de rassembler ses rêves. Leurs échanges philosophiques inspirent amèrement Mylène Bouchard. « Le caviar c'est dégueulasse. Ça goûte l'inégalité. » Nous grinçons des dents, nous partons plus loin chercher un peu de magie forestière avec la planteuse d'arbres, qui revendique haut et fort la protection de ces végétaux. Jack et son fils Daniel, le premier visionnant un « film de sabre » à la télé pendant que l'enfant « anime ses figurines. » La magie sous-tend le regard admiratif du père et de l'enfant, jusqu'à s'amalgamer dans un jeu réciproque, les images défilant sur l'écran. La magie effrontée d'une adolescente qui vit sa première expérience sexuelle. Nous quittons cet univers de sentiments épaufrés et d'émotions tronquées pour nous attarder sur un balcon où, au loin, un point blanc, disparu, réapparu, fait naître des désirs légitimes, une attraction, celle de voir un cargo sur le fleuve, d'apercevoir l'autre rive. La narratrice aimerait s'éparpiller de tous les côtés de la mer, elle est jeune, une curiosité gourmande attise ses hésitations. Elle entre dans la vie, fait penser à la maladresse trébuchante de l'albatros.

Sur ce récit gorgé d'illusions, même si on tait la beauté d'autres textes, on clôt nos propres divagations, nos impressions voguant au gré d'une lecture enrichissante. On a cherché une rive, marée descendante et montante de vies enchaînées malgré elles aux péripéties jonchant le cours d'existences ni pires ni meilleures que d'autres. L'écriture bondit, surprend, elle possède la féminité de mots pétris d'une pensée profonde, d'un humour chantourné de rires, de silences ambiants. Fantaisie chimérique, afin d'effectuer le parcours éprouvant avec grands et petits confrontés à une réalité pathétique. Pour paraphraser Mylène Bouchard, on conclut que vivre n'est pas toujours une drôle de chose.


Ciel mon mari, Mylène Bouchard
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 160 pages