lundi 7 janvier 2013

Bêtes humaines *** 1/2

Janvier se consume. La neige brûle le bout des doigts, calcine le regard, empourpre la peau. Le ciel réverbère les rayons du soleil, telles des lames irradiantes. Janvier embrase les corps abandonnés à ses bûchers improvisés. Passionaria hivernale. On a lu Les Bêtes, roman signé Vincent Thibault.

Que se passe-t-il à Chisasibi, réserve amérindienne située dans le Nord du Québec ? Pas grand-chose apparemment. Amélie, dentiste, originaire de Montréal, est venue y faire un stage d'un an pour mettre de l'ordre dans sa vie. Benoît, qui a besoin de « changer d'air », sur les conseils de son ami Marc, y séjourne aussi. Il travaillera dans une école. Il y a John, père de William, qui assiste à un enterrement. Il y rencontre Janie Sealhunter : elle l'a aidé, cinq ans plus tôt, « quand il avait arrêté de boire. » Antoine, treize ans, à l'école. Il rêve de grandes aventures. Il est dynamique, charmant. Un des « rares jeunes Blancs du village. » Son ami Bryan a été accepté dans l'équipe locale de hockey ; Antoine est très fier de cette promotion. En filigrane, un vieil Inuit, Richie Akiak, se questionne amèrement sur la pauvreté de sa famille, sur la vieillesse irréversible de son père... Poète qui, sous la plume de l'auteur, prend une dimension fantomatique, cependant combien importante dans le cheminement de personnages qui n'ont rien d'autre à faire que d'agencer pour le mieux de nouvelles habitudes, d'ébaucher de fragiles amours. Aucun fracas tonitruant sinon une « accumulation de petites tortures » qui les feront grandir, sortir d'une enfance confortable, de misères bénignes.

Amélie a peur des chiens, le village en regorge, elle finit par vaincre sa frayeur, adopte l'un d'eux. Antoine a rencontré Leia, caissière à l'épicerie Northem, là où il a commencé à travailler. Il succombe à son charme juvénile. Benoît sympathise avec Guylain, un Noir qui enseigne depuis quatre ans à Chisasibi. Dans son pays, il était avocat. Charles, hygiéniste dentaire, divorcé, père de famille, part en voiture avec Layna, infirmière, arrivée depuis une semaine de Montréal. Charles est reconnu pour séduire les jeunes femmes « à peine sorties des bancs de l'école. » Un carcajou, bête de légende, leur portera malheur. Un soir, Antoine et Donnie, employé à l'épicerie Northem, se rendent à une fête. Un événement sordide secouera la torpeur adolescente d'Antoine.

Le roman foisonne de ces petites stupeurs d'abord insignifiantes puis se révèlent des éléments porteurs d'angoisse. Amélie se promène avec son amie Céline, celle-ci se sent mal à l'aise, ne sait comment expliquer son désir de rentrer chez elle. Une rumeur inquiétante colporte que de possibles bêtes inconnues se glissent dans les parages. Antoine, qui a déserté l'école, démissionné de l'épicerie, mis en confiance par Guylain, raconte ce qui l'a blessé à la fête. « Moments fraternité », mentionne l'auteur. Amélie et Benoît font connaissance d'une manière inusitée et ludique, deviendront vite amants mais Benoît s'amoindrira face à sa copine qui ne comprend pas son attitude. Désaccord avec elle-même quand, accompagné de son chien, Amélie se perd dans une sorte d'îlot qui mène à la forêt. Elle se souvient de sa promenade avec Céline, de son étrange comportement. Des bêtes invisibles l'assaillent, elle hallucine.

Il faudra que John décide de partir avec son fils au camp construit par son père, se perde dans une tempête de neige, pour que s'affirme la possibilité de bêtes au cœur de chacun. Fin stratège, Vincent Thibault a résumé en quelques lignes les liens nouant les protagonistes entre eux. Toujours des situations anodines, semblables au grincement horripilant de la craie sur un tableau noir, des mises en abyme démontrant que le fil sur lequel chacun piétine, s'effiloche puis se rompt. Qui sont les bêtes et d'où viennent-elles ?

Roman court, original, où l'essentiel se démarque dès la première page. Si le style est moins brillant, impétueux que dans les précédents récits, le livre dénote une profonde maturité. Vincent Thibault s'interroge sur ce que représente l'être humain quand il est réduit à vivre dans une communauté de quelques milliers d'âmes, à la culture autre que la sienne. Est-il nécessaire de s'exiler pour se rendre compte que les bêtes intérieures rongent l'esprit et le cœur de celui et celle incapables de maîtriser la banalité d'une vie enrichie de ses défaites ?

À lire, pour mesurer le talent d'un jeune auteur qui, audacieux, ne cesse de se montrer à la hauteur de thèmes particuliers qu'il aborde avec bonheur, malgré leur gravité.


Les Bêtes, Vincent Thibault
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 156 pages