lundi 21 octobre 2013

La vie en noir *** 1/2

Notre plaisir chaque matin : lire les nouvelles internationales. Il est impensable d'être coupé des tracas du monde moderne pour écrire, composer, peindre. L'œuvre, quelle qu'elle soit, se doit de considérer l'état fragilisé de certains pays. Il serait indécent de passer outre, ceux et celles qui s'en dispensent rétrécissent leur champ de vision artistique, d'où le peu d'intérêt qu'on porte à toute création anecdotique. On a lu le recueil de nouvelles de Martine Latulippe, Les faits divers n'existent pas.

Vingt et un textes brefs hantent des univers ordinaires. Le décor en est la ville de Québec. Hôtels, maisons, bars, rues, avenues servent d'exutoires à des protagonistes enclins à dépeindre leur mal-être, puis à se perdre. Ils sont de tous âges, hommes et femmes. Seuls, toujours seuls, quand le pire les interpelle. Nous ne pouvons rien pour eux, nous sommes des témoins impuissants. Nous constatons le poids des malheurs, ceux dont personne ne parle, des faits divers, comme, à l'inverse, nous ressentons une joie incontrôlable face au soleil après l'orage. À qui confier cette vertigineuse sensation ? À qui relater la mélancolie dépressive d'une jeune femme qui, ne pouvant plus supporter la souffrance de ses semblables, met un terme définitif à son existence ? Que narrer de la fatigue émotionnelle d'un adolescent qui n'a jamais connu le confort douillet d'une maison familiale ? Pénétrant dans l'une d'elles par effraction, il se laissera emporter dans un rêve duquel il sera brutalement rejeté. La maison blonde. La blondeur n'est-elle pas synonyme de miel, de son velouté sucré sur la langue, dans la gorge ? Lors d'une rencontre fortuite, lui et elle assouvissent leur attirance sexuelle dans un hôtel minable. Au matin, elle s'éveille, lui n'est plus là. De rage, de dépit, elle part, ne voyant personne dans la rue, surtout pas lui qui revient, les mains tenant « deux cafés, un sac de croissants ». Un malentendu qui invite à une morne solitude, à une prochaine rencontre décevante. Feuilletant une revue pornographique, un homme croit reconnaître la photo d'une fille qu'il aime secrètement. Quand il l'aperçoit, les « bras pleins, avec des sacs en papier », il se fige « en plein centre de la rue. » La circulation est dense. Autre malentendu, mortel celui-là. Un vieil homme, las de vivre, jugeant que la société ne veut plus de lui, décide d'en finir. Mais comment l'annoncer à Marie, sa compagne depuis tant d'années ? Son seul désir : revoir le camp où, entre six et douze ans, il était venu passer plusieurs semaines, y avait rencontré Marie. Exauçant son vœu, il ne s'attend pas à ce qu'une part de sa jeunesse le rattrape. Le reflet de ce qu'il a été lui ouvre les yeux sur la beauté du monde... La tombe attend, semble vouloir interrompre la vie d'une vieille femme qui souffre inutilement. Un dernier lever de paupières amoureux sur celui qui accomplira le geste définitif. Une fille laide attend l'homme qui lui a promis de venir chez elle, un vendredi, à vingt heures trente. Elle imagine, clairvoyante, ce qu'elle fera durant son absence. Des odeurs de croissants au four, l'arôme du café noir l'étourdissent. Elle essaie de dissimuler sa laideur sous un maquillage, y renonce. L'heure avançant, l'homme ne venant pas, elle habite à nouveau sa laideur.

Une femme assassinée sans raison chez elle. Une autre, désenchantée de ses soirées trop tranquilles avec un mari téléphile, se réfugie dans un bar miteux. Un homme dort, sa compagne se lève, prend un bain. Un bruit extérieur l'inquiète, la porte est-elle bien fermée ? Une femme marche des heures et des heures dans la ville « engourdie », nous nous interrogeons sur son extrême lassitude. En quelques souvenirs imagés, elle nous instruit de l'immensité de sa peine. Sur les plaines d'Abraham, une femme a marché avec son ancien amant. Côte à côte, sans se toucher. Elle est laide, personne ne le lui a dit, mais elle le sait. Pourtant, « la laideur n'empêche pas de rêver. » Il fait froid, ils se sont assis sur un banc. Au bout d'un moment, il part, elle, ne fait rien pour le retenir. Elle en est effrayée. Continue à marcher. Une jeune femme envisage de rompre avec son amant indifférent. Un caïd. Ce qui n'est pas simple. Elle a tout fait pour le séduire. Elle est « d'un milieu où une fille ne plaque pas. La gang ne le [ lui ] pardonnerait jamais. [ ... ] » Cependant, un événement opportun l'ancrera davantage dans sa décision de le tuer.

Plus nous avançons à l'intérieur des récits, plus la solitude émerge, mine les personnages qui se laissent prendre à son pouvoir. Aucun d'eux ne vit par procuration, chacun assume une situation désespérée, une porte de sortie leur étant interdite. Nouvelles qui frappent par leur réalisme sans accéder au sordide. Une fatalité assiégeante. La nécessité de ne pas entraver des périls indubitables. Bien sûr, la peur époumone, la peur obnubile. Impossible de se défendre, à quoi bon ? Autant se laisser porter par une vague déferlante, enfin libératrice, même si elle est mortelle.

Si ces vingt et une nouvelles composent un recueil " noble ", comme l'atteste la quatrième de couverture, et même si on n'a pas bien saisi l'allusion, on a savouré ces courts textes avec enchantement ; ils nous ont fascinée. Martine Latulippe pratique avec intelligence et un talent consommé l'art de la nouvelle, telle qu'on la conçoit. Brièveté de la phrase. Précision du vocable. L'effet est saisissant de vérisme, criant d'une lucidité noire, quelques nuances grises adoucissant la condition inexorable d'êtres rudoyés par des aléas inconsidérés.

On rappelle que Martine Latulippe est une écrivaine de littérature jeunesse. Une quarantaine de romans souvent primés à son actif. Certaines nouvelles publiées de ce recueil ont déjà paru dans plusieurs revues littéraires.


Les faits divers n'existent pas, Martine Latulippe
Éditions Druide, Montréal, 2013, 143 pages


mardi 15 octobre 2013

Les liens fraternels de sang *** 1/2

Cette faculté qu'ont les gens qui nous connaissent à peine à parler d'eux-mêmes, ne se souciant pas du peu d'intérêt que suscitent tous leurs états. On les envierait presque si ce n'était la crainte qu'ils éprouvent pour nous ce qu'on ressent pour eux. Soit un étonnement ennuyé. On se penche sur le deuxième roman de Catherine Leroux, Le mur mitoyen.

Le récit que propose l'écrivaine défie l'espace et le temps. Elle cerne les préjugés, les combat au prix de vies atrophiées. Le trop-plein de conventions assomme. Deux fillettes, quelque part en Géorgie, se promènent dans la campagne. Elles sont très jeunes, se prénomment Angie et Monette. Elles veulent rejoindre une voie ferrée, mettre un sou sur les rails avant que le train passe. Dans une contrée canadienne illuminée par un phare, Madeleine, veuve d'un homme qu'elle a aimé, espère le retour de son fils Édouard, qui communique avec elle en lui envoyant des pensionnaires farfelus qu'il a côtoyés durant ses pérégrinations. À Montréal, Ariel et Marie, couple viscéralement complice, livre une bataille politique. Ariel, fédéraliste, aspire à devenir premier ministre du Canada. Quand nous faisons leur connaissance, la campagne électorale bat son plein. Ariel est dans son élément, il aime la foule, contrairement à Marie dépassée par les événements, qui appréhende l'empiètement généralisé sur leur vie intime. En Californie, Simon et Carmen, frère et sœur, se rendent au chevet de leur mère cardiaque, Frannie, femme aux abords revêches, terrorisée par les incessants tremblements de terre dus à la faille de San Andreas. Elle détient un secret sur leur naissance que Carmen et Simon essaient de lui extirper. Simon est policier, marié douloureusement à Claire, père de deux adolescents. Carmen, célibataire, ancienne coureuse de fond, préfère les femmes aux hommes.

Le destin, qui modifiera le cours paisible de l'existence des personnages, s'entrecoupe de la balade d'Angie et de Monette vers la voie ferrée, comme pour adoucir les terrifiantes révélations que tous feront sur leurs familles et sur eux-mêmes. Chacun réagira selon ses forces et son désir de défier ses antécédents desquels il n'est pas responsable. Frères et sœurs, mère et fils éprouvés, se remettent entre les mains d'êtres ponctuels qui, eux aussi, détiennent des secrets impossibles à divulguer. Angie sacrifiera une partie de son corps pour sauver Monette à la suite d'une erreur de stratégie. Madeleine apprendra qu'elle est un double d'elle-même. Une chimère. Carmen et Simon, recherchant leur père, sortiront ébranlés de la réponse à cette ancienne question. Carmen se découvrira une mère adoptive, Simon verra enfin clair dans son mariage raté. Ce que réserve la vie à Ariel et Marie, jumeaux adoptés, séparés à leur insu, est un horrible malentendu qui les détruira tous les deux.

Le roman est essaimé d'indices troublants, chassé-croisé redoutable qui unit ou désunit les uns et les autres. Il suffit d'une phrase sibylline pour que nous poursuivions, intrigués, les protagonistes, qui, par lâcheté ou craignant de s'égarer dans des sentiers battus balisés de "nœuds et de coudes effrayants ", ne dénoueront pas toutes les boucles ourdies lors d'un instant d'égarement. Ainsi, Édouard se trouvait à Savannah, près de la voie ferrée, quand les deux petites filles ont été happées par le train. Il faisait l'amour à Eva Volant, la mère d'Ariel et de Marie. L'épouse de Marcus, qui a tué leurs deux enfants puis s'est suicidée, serait la donneuse du rein dont a besoin Édouard. Marcus, vieil homme abîmé par ce drame, que Carmen a interpellé au columbarium où repose sa mère, morte à vingt-trois ans. Un dénommé Roberto Aurellano serait-il le père de Simon ? Plus loin, arrivent en coup de vent une certaine Monette Vernon ainsi qu'une handicapée des jambes, Angie, échangeant quelques mots avec Carmen. Ces va-et-vient souvent inopinés fracturent l'existence des protagonistes, parfois l'anéantissent sans que rien ne nous soit véritablement révélé. Roman des suppositions s'il en est, des silhouettes de chats rebelles, dont l'un empaillé, incitent chaque lecteur à interpréter des faits jamais entièrement élucidés.

Roman intelligent, doté d'une structure habilement conçue. L'écriture, telle une funambule redoutant les méfaits d'un vent violent, toujours sur le qui-vive, traque une sensibilité tactile et tendre. L'écrivaine, sans compassion, démontre que des vies ne peuvent être partagées qu'à travers l'indicible des regards contusionnés, des mots qui ne blessent personne. Aussi, dans la continuité silencieuse de la mort qui ne désunit jamais certains êtres. Un livre qu'on a fermé avec regret, mais avec la conviction que rien ne s'ajoutait à la disparition symbolique des deux petites filles, dans les murs d'une « vieille maison bancale ».


Le mur mitoyen, Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2013, 344 pages


lundi 7 octobre 2013

Des dames de compagnie *** 1/2

Aphorisme. La présomption de la jeunesse empile nos bienfaits dans une boîte à chapeaux, la sagesse de la maturité les range dans une boîte à chaussures, le détachement de la vieillesse les classe dans une boîte d'allumettes. On parle du dernier livre d'Alain Gagnon, Les Dames de l'Estuaire.

La science-fiction, le fantastique sont des genres peu usités dans la production romanesque qui se publie chaque saison au Québec. Il n'est pas simple d'exploiter des thèmes où l'humain traque des univers dissemblables, côtoie des êtres peu faits pour la vie terrestre. Pourquoi un écrivain s'intéresse-t-il à un tel sujet réfractaire ? Un refuge nécessaire au poète pour explorer ce dont, peut-être, il rêve de rejoindre ? Ces questions, n'attendant aucune réponse, nous viennent après la lecture de trois novellas signées Alain Gagnon, novellas où ne manquent pas les dames, qu'elles aient visage humain, qu'elles symbolisent la figure du jeu d'échecs où excelle l'écrivain. Récits funambulesques, fil tendu entre trois hommes se démenant avec une existence blessée par un précédent traumatisant. La Toupie, phare situé à l'embouchure du Saguenay, constamment corseté de brouillard, frappé par des tempêtes ravageuses. Andrei, écrivain slave, engoncé dans le remords d'un crime qu'il croit avoir commis sur Iar et Rada, ses meilleurs amis. Il est séparé de sa compagne, Irina, qui l'accusait d'être « un froussard ». Il fréquente les bars, lieux impersonnels, vides de tout élément accusateur. Dans l'un, il fera la connaissance de Pristine, jeune femme aux poignets marqués de cicatrices. Au phare, il est poursuivi par des paysages déformés, des bruits métalliques, qui se rapportent à l'homme qu'il a été à Krym. Pour s'apaiser, se rassurer, il relit des lettres d'Irina, sa Dame de cœur, qui le persuade de son innocence. Ne se raconte-t-il pas d'étranges et absurdes histoires ? S'il revient au pays, laquelle vivra-t-il ? Il en incombera à Pristine de la lui relater, le désignant tel un homme universellement souffrant ? Le surnaturel ici trouve sa place à l'intérieur des êtres — des femmes — virevoltant autour d'Andrei, comme si, malgré eux, ils adhéraient à son angoisse...

Dans l'estuaire du Saint-Laurent des dames s'y promènent, provoquent l'écrivain. S'inspirant d'une légende québécoise datant de 1884, Alain Gagnon fait revivre une Dame qui, lorsqu'elle apparaît à ses futures victimes, affirme que la vallée lui appartient depuis sa glaciation, aujourd'hui transformée en fleuve. Les villageois n'osent prononcer son nom de crainte qu'elle se manifeste. La Dame aux Glaïeuls. Pourtant, Jared Simon acceptera de garder un complexe hôtelier fermé durant l'hiver. L'endroit est idéal pour y terminer son roman. Solitude absolue, pense-t-il. Mais bientôt, des bruits anormaux, des ombres suspectes se manifestent. Des bancs de brume avalent parfois une blanche apparition. Sans intervention, la télé s'allume, le téléphone sonne. Des glaïeuls annoncent une présence, carte de visite ostentatoire dont le langage effraie Jared. Peu de distractions alentour. Un voisin prolixe, au loin les phares. Mau et Pat qui lui ont proposé ce « job ». Gladia, la femme aimée et quittée. Plus tard, le chien Boris. De multiples Gladia troubleront Jared. Un mot succinct écrit sur la grève. Le temps passe, la menace se resserre. La Dame aux Glaïeuls apparaît, disparaît. Reparaît. Souffle bref, bruissement d'ailes. Une jeune femme excentrique, Nikki, médium, rencontrée après avoir été chercher Boris, accompagnera Jared à l'hôtel. Elle veut venger Rick, son amoureux, frère de Pat, prétendument suicidé. Une nuit dramatique incitera violemment la Dame aux Glaïeuls, justicière improvisée, à révéler la raison de son exil terrestre : « des histoires entre dieux ». Mille morts endurées, elle, condamnée à ne pas mourir. Comment survivre sans se venger des humains qui, eux, ont le pouvoir de se corrompre ? Cruellement, la Dame aux Glaïeuls commettra une ultime ignition, calcinant les pierres, ceux qui les abritent. Cependant, la disparition de Jared Simon épaissira le mystère, amplifié par une dénommée Léa qui, dans son chalet, compulse des manuels de botanique, informant le lecteur de « tout ce qui touche à cette plante ». Le glaïeul.

Le dernier récit se trame autour du jeu d'échecs. Le Gambit de la Dame. Aucune dame visible n'entravera le destin de Sam, tueur à gages, qui, adolescent, de sang-froid, a abattu un fermier despotique. Ce dernier escroquait des villageois, les poussant à l'exil ou au suicide. Le Carcajou. Recruté par un mystérieux Pilou, Sam, sans état d'âme, perpétra des meurtres dont les raisons demeurent secrètes. En parallèle, il est bénévole dans un centre d'accueil pour vieillards. Il est aussi l'employé de Pilou qui gère un atelier de vieux ordinateurs. Deux solides alibis qui le protègent de tout soupçon. Pendant ce temps, la Dame aux échecs agit dans l'ombre, « s'insinue dans la vie d'un personnage », celui-ci étant Sam. La Dame déploie l'arme redoutable de sa machine de guerre. Sam, joueur vulgaire, mais lucide, ne pourra échapper à cette manœuvre meurtrière. Les pions se sont organisés : Pilou, Jade, jeune femme de qui Sam est amoureux, surgie de nulle part. Gambit de la Dame puisqu'elle sera, en partie, la cause de la perte de son amant. Phil, ami d'adolescence de Sam, sa compagne, Avril. D'autres, qui gravitent autour de son premier meurtre. Un sujet banal qui, mené d'une manière déconcertante, ésotérique, coupe le souffle au lecteur.

Trois novellas enveloppées de surnaturel, nourries d'un imaginaire riche et sans frontière, pouvons-nous avancer ; les thèmes, ne débordant pas des « séductions du Kamouraska », nous parviennent, dirons-nous, d'un au-delà palpable, embrumés d'êtres ni vivants ni fantomatiques. Mânes assoupis, fiévreux tremblements de l'âme, éblouissements du regard quand, spectres attentionnés à l'écriture du poète, ils transmettent au lecteur des messages venus d'outre-mondes. Il en faut des voix divinatoires pour décrypter la symbolique ailée de monstres malveillants ou, à l'inverse, dépeindre des silhouettes favorables, ombres portées, ravivant des feux cendreux, lassées des vicissitudes quotidiennes. La voix d'Alain Gagnon se pare de ces privilèges généreusement distribués par des dieux qui veillent. Le lecteur ne peut que remercier l'écrivain de partager avec lui l'intimité d'univers nobles ou factieux. Les univers ne font-ils pas l'homme ?


Les Dames de l'Estuaire, Alain Gagnon
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 155 pages