lundi 26 août 2013

Au fil des tissus ****

Notre ami le sage nous a convaincue de la nécessité de l'orgueil, qui nous protège contre   lamentations et médisances de certains de nos semblables. Il faut être pourvu d'une profonde méconnaissance de l'être humain pour oser prétendre que cet ancien péché capital gâchait la vie de quiconque. Notre ami le sage a toujours raison. Sans hésitation, on se range à sa courte note philosophique. Attendant la rentrée littéraire québécoise, exceptionnellement, on parle du roman de l'écrivaine libanaise Hoda Barakat, Le laboureur des eaux.

Pendant la guerre au Liban, Nicolas Mitri, grec orthodoxe, se remémore ce qu'ont été son enfance et son adolescence à Beyrouth, entre son père, marchand de tissus, et sa mère, fantasque, affabulatrice. Quarante ans ont passé, ses parents sont morts ; dans les ruines de la ville, Nicolas déambule inlassablement. L'appartement familial a été pillé, réquisitionné, le magasin de tissus incendié. Le présent de Nicolas se construit autour de pierres calcinées et du souvenir impérissable de sa jeune maîtresse kurde, Chamsa, à qui il racontera l'histoire fabuleuse des tissus. Coton, lin, velours, dentelle, soie affichent les âges de sa compagne. Dans le souk Al Tawilé où Nicolas vit, il se terre dans le magasin décoré des tissus miraculeusement retrouvés intacts au sous-sol. Imaginant effleurer les courbes charnelles de Chamsa, il nous apprendra que le lin, originaire de Perse, fut introduit en Égypte, que Pythagore le rapporta en Grèce. Confucius chantait les louanges de la ramie, le jute aux longues fibres du Siam. Le velours, inimitable, fut convoité au XVe siècle par Mehmet le Conquérant. Les princes d'Europe s'extasièrent sur le raffinement et le luxe de ses vêtements. Le velours du costume de Soliman le Magnifique fit suffoquer les habitants de Vienne « plus encore que ne les étouffait le long et triste siège de la ville [ ... ] », textile sublimé dans les contes des Mille et Une Nuits. Mais le velours entre dans l'ère de la décadence en se faisant côtelé. La soie maléfique viendra plus tard, Nicolas redoutant de perdre Chamsa parvenue à l'âge où les femmes, n'aimant pas cette étoffe, la revêtent. Finalement, le père initiera le fils à l'histoire sublime de la soie, seul tissu formé de protéines vivantes, immortelles. « Qui naît parfait, inaltéré. » Tous les mythes de la création, que le narrateur doit à la sapience du vieil homme, se ressemblent et se rencontrent. Les Phéniciens rapportent que le Seigneur tissa la terre et le ciel avec les fils de son infinie sagesse autour d'un arbre universel dont nous ignorons l'ampleur des branches, soit l'insondable Arbre de Vie...

Les souvenirs douloureux de Nicolas, miné par les fièvres de la malaria, se profilent constamment entre rêve et réalité. Les chiens errants, les graisses, l'épopée des Kurdes narrée par Chamsa, nous amènent inévitablement à l'ère de la diolène, tissu à la mode dédaigné par le père de Nicolas, symbole de la décadence de l'opulent Liban et différents pays d'Orient. Jirjis Mitri n'affirme-t-il pas que le monde est un cercle, que ce « monde est miroir du monde » ? Livre empreint de nostalgie amère, de révolte, d'émotions sensuelles nécessaires à l'histoire étonnante des tissus, des êtres humains qui ont traversé les siècles, laboureurs des eaux et de la terre, tels les Phéniciens égarés dans des cités englouties qu'essaie de cerner Nicolas, ne parvenant pas à s'enfuir loin de la ville blessée, passionnément épris d'une femme qui l'a quitté, ne sachant s'il la reverra vivante ou morte. Alors qu'il délire désespérément, il pénètre dans les bas-fonds de la cité, puis surgit face à la mer plane, le rivage encombré d'un insolite paysage. Le faste des tissus, représenté par sa mère et Chamsa, se délite, ne reste que le bruit des bombes, des fusillades, comme si les guerres permettaient d'atteindre une inconsciente sérénité, structurant davantage les raisons pathétiques de ne rien oublier. Les mémoires ne doivent pas faillir, se laisser lobotomiser par une nouvelle société ignorant les caresses voluptueuses envers les femmes et les tissus.

Roman grandiose, évoquant les jardins suspendus de Babylone, eux-mêmes ruines dérivant vers d'autres ruines. Récit magnanime, qu'exaltent des visages inscrits dans les légendes dépeintes par Nicolas Mitri, métaphores d'époques dévastées par la concupiscence des hommes, liens et fils s'entremêlant, semblables à Nicolas idéalisant le corps tant désiré de la blonde Chamsa. Roman lyrique, introspection poétique où les phrases, rythmées de palilalie, s'enroulent les unes aux autres, telles les vagues ponctuées du bruit des pas de l'ennemi, rappelant au lecteur que semer et labourer enfantent parfois la perte et non l'oubli. Luminescence éblouissante de toutes les mémoires se révélant après l'exil. Il ne peut en être autrement, nous assure Nicolas, arpentant la ville dont il est maintenant roi, son règne s'étendant sur ce que porte la terre et sur ce qu'elle renferme.

L'un des plus prestigieux prix littéraires arabes, le prix Naguib-Mahfouz, a été attribué en 2000 au Laboureur des eaux.

On mentionne la qualité de la traduction de Frédéric Lagrange.


Le laboureur des eaux, Hoda Barakat
traduit de l'arabe (Liban) par Frédéric Lagrange,
Éditions Actes Sud, Arles, 2001, 215 pages





lundi 19 août 2013

La roue du hamster *** 1/2

Aphorisme. Elle dit le renier jusqu'à la moindre virgule. Plus tard, on a su qu'elle parlait du personnage d'un roman de Balzac, lu à l'adolescence. Palimpseste de la maturité. On a lu le dernier roman de Marina Lewycka, Traders, hippies et hamsters. 

Londres, automne 2008. La crise économique frappe le monde entier. Des banques ferment, d'autres réduisent leur personnel. Dans la banque internationale d'investissement où travaille Serge Free, vingt-neuf ans, mathématicien, ultra-capitaliste, les analystes quantitatifs, les traders, surveillent leurs écrans sur lesquels s'alignent les incessantes fluctuations des marchés. Fils de Dorothy, alias Doro, et de Marcus, hippies convaincus, sexagénaires nostalgiques des années soixante-dix et de l'euphorie de leur vie communautaire, Serge a mis de côté sa thèse de maths à Cambridge pour devenir analyste quantitatif, ce que depuis un an sa mère ignore. Pourtant, une angoissante lucidité face au monde autarcique des finances lui permet de se marginaliser parmi ses collègues. Il est amoureux, pense-t-il, de Maroushka — un surnom —, jeune mathématicienne ukrainienne surdouée, qui après s'être faite remarquer professionnellement, a obtenu un poste temporaire dans l'équipe de Serge. Ambitieuse, affable, elle se servira de la candeur du jeune homme pour essayer de le corrompre. 

Serge a une sœur, Clara, de trois ans son aînée. Elle enseigne à des enfants défavorisés dans une banlieue londonienne. Ne parvient pas à être heureuse. Ce jour-là, elle essaie de joindre Serge. Leur mère lui a écrit, l'informant qu'elle allait enfin épouser Marcus. Clara est surprise, voire irritée, du revirement de Doro, elle qui, quarante ans plus tôt, décriait tellement cette institution, instrument de l'oppression patriarcale. Il y a aussi Oolie-Anna, vingt-trois ans, trisomique, que leurs parents veulent adopter. Elle est la fille de Megan, que celle-ci a abandonnée aux mains des femmes de la communauté, vingt ans plus tôt. Doro et Marcus ont hérité de la fillette handicapée, la considérant comme leur troisième enfant.

L'histoire de Doro, professeure, et de Marcus, historien, s'est arrêtée, semble-t-il, aux années de leur sulfureuse jeunesse quand le couple partageait ses illusions de paix universelle à Solidarity Hall, communauté du South Yorkshire. Vivaient avec eux Fred Baxendale, dit Le Rouge, Chris Howe, Nick Holliday et sa compagne Jen, mère d'Otto. Moira Lafferty, ennemie aimée de Doro, « baisait » tous les hommes qu'elle rameutait à coups de charme indomptable que ne possédait pas Doro. Se profile Bruno Salpetti, amant des deux femmes, qui est retourné dans son pays. Malheureusement, échouera leur mode de vie révolutionnaire, dispersé par la difficulté de vivre ensemble, englouti par le triomphe de la finance. Puis, un incendie jamais éclairci ravagera la communauté. Chacun partira ( se ) reconstruire de son côté. Doro et Marcus habiteront une maison à Doncaster avec un jardin, occupation salvatrice pour Doro, droguée des envolées gauchistes conçues par Marcus et ses « camarades ».

Dans cette population fluctuante d'adultes et d'enfants, sans oublier les bêtes, Serge et Clara seront confrontés aux « Grands » dont les bonnes résolutions leur échappent. Serge se liera d'une amitié profonde avec Otto ; Clara, indépendante, secondera sa mère dans l'éducation d'Oolie-Anna. Serge se relèvera affecté d'une enfance instable, traumatisé par trop de cauchemars prémonitoires. Des scènes de lapins ensanglantés et mutilés, d'un hamster-mascotte qu'il aurait tué, se dressent devant lui chaque fois que son univers de mathématicien se fendille sous la pression d'événements qu'il est incapable de gérer. Il jouera à gagner énormément d'argent, mais jouer, c'est tourner sur la roue d'un hamster. Vivre aussi quand l'être humain est tiraillé entre deux passions. Celle du pouvoir représenté par Maroushka et son patron, Ken Porter, précurseur capitaliste. Celle de la justice prônée par sa mère, généreuse, secourable. De malhabiles erreurs venant de leurs parents ont abîmé Serge et Clara, de la même manière que Doro le sera quand, inlassablement, se remémorant ses années rebelles, le recul lui permettra de résoudre des vérités concernant Marcus.

Roman réjouissant, foisonnant de gravité et d'humour, qui, sous la plume tendre et acérée de Marina Lewycka, nous fait pénétrer dans une époque libératrice, — amours affranchies, soutiens-gorges jetés aux orties, avant de s'assagir à leur place convenue ! Monde abstrait des algorithmes affolants, des calculs mathématiques censés s'avérer infaillibles. « Les traders s'activent, génèrent des profits à une vitesse phénoménale. » Comment ne pas paniquer devant une telle effervescence dissipatrice, ce que comprendra Doro, hippie dans l'âme, quand elle ira « libérer » son fils ?

À lire, parce qu'on ne peut rendre compte ici d'une telle aventure humaine, se mouvoir aisément dans des séquences déstabilisantes que l'écrivaine présente aux lecteurs, se leurrer sur des individus projetés eux-mêmes dans de récalcitrants comportements. Faut-il que menace une catastrophe, comme celle terminant l'histoire, pour qu'un soupçon d'humanité anime le regard d'hommes et de femmes consumés par le désir insensé de posséder plus qu'ils ne pourront engouffrer ? Marcus, en fin de course, rédige une sorte de testament rendant hommage à Doro qui, contrairement à lui, n'a su se détacher de ses convictions de jeunesse, l'usure du temps, le poids des années, la maladie, ayant peu de prise sur elle. La roue du hamster inscrivant dans l'esprit de Marcus une sérénité temporelle impossible à partager avec cette « femme merveilleuse, sensuelle, passionnée [ ... ] », chevillée à des principes vitaux qu'elle n'a jamais reniés, pour l'amour de son compagnon, de ses enfants, de sa foi en l'être humain. Simplement.

La traduction sensible de Sabine Porte est à souligner.


Traders, hippies et hamsters, Marina Lewycka
Traduit de l'anglais par Sabine Porte
Éditions Alto, Québec, 2013, 616 pages




lundi 5 août 2013

Allah akbar ! *** 1/2

« D'un geste brusque, elle [ Virginia Woolf ] jeta les feuilles en vrac sous son lit. Ces verbes et ces adjectifs accolés en une forme poétique, ces mares entières d'eau de rose, de rimes trop coulantes n'étaient pas dignes de son œuvre. » On suggère à des pseudo poètes de prendre exemple. On a lu le roman de Flemming Jensen, Maurice et Mahmoud.

Il s'appelle Maurice Johansen, il est danois, expert-comptable. Après vingt-huit années de mariage, sa femme l'a mis à la porte. Ne sachant où aller, il dort dans son bureau. Il a un assistant féru d'informatique, Mahmoud Abusaada, musulman, « mais totalement danois et c'est un vrai petit geek. » Un soir, Mahmoud, revenant au bureau régler un dossier, se heurte à Maurice en pyjama. Il écoute tristement son histoire, lui propose de venir dormir chez lui. Maurice accepte. Mahmoud habite dans une banlieue cosmopolite, au septième étage d'un édifice vétuste, alors que Maurice résidait dans une banlieue cossue. Au-dessus de chez Mahmoud demeure Lærke Neumann, jeune femme vindicative de qui Mahmoud est amoureux fou. Il a un réveil réglé sur la fréquence du muezzin, qui sonne cinq fois par jour l'appel à la prière, offert par sa terrible maman. Excédée, Lærke finira par lui confisquer son réveil, ce qu'il considèrera comme une preuve d'amour ! Quant à Maurice, il ne saisit pas très bien le comportement de Mahmoud vis-à-vis de sa voisine et de sa mère. Cette dernière n'est-elle pas venue rendre visite à son fils et, horrifiée, a trouvé Maurice couché dans le divan encombrant le salon. Elle s'est emportée violemment, redoutant les mœurs inavouables dans lesquelles Maurice aurait entraîné Mahmoud. Elle s'inquiète qu'à trente-deux ans, il ne soit pas encore marié. Le jeune homme est un passionné de l'ère des vinyles et de Nat King Cole qu'à tout propos, pour convaincre Maurice, calmer sa mère, séduire Lærke, il leur fait inlassablement écouter. Intervient aussi l'imam Khalid Yasin, de Bronshoj, depuis toujours l'ami de Mahmoud, qui surgit à l'improviste, se rue sur le frigidaire. « Un pur concentré d'aménité », conclut Maurice.

La première fois que Lærke et Maurice se rencontreront, les deux seront étonnés de se connaître depuis longtemps. Au cours de vacances passées dans un village de pêcheurs, avec sa femme et les enfants, informé par un groupe d'hommes soupçonneux, Maurice avait remis à flots la comptabilité frauduleuse du père de la jeune fille, exportateur de poisson. Ravi de cette nouvelle, et comme il veut épouser Lærke, ce qu'elle ignore, à quelques jours de Noël, Mahmoud prend l'initiative d'inviter ses parents. Maurice s'occupera de concocter un repas, d'organiser la soirée. Même si les musulmans ne fêtent pas Noël, Mahmoud ne veut rien entendre du raisonnement pragmatique de son patron et ami. Désirant contenter Mahmoud, à bout d'arguments, Maurice optera pour un rôti de porc. D'abord sceptique, Mahmoud y verra un signe flagrant de prévenance et d'ouverture, il se montrera sans préjugés. Lui, mangera des pommes de terre et de la garniture.

Malheureusement, la soirée de tolérance, pour ne pas dire d'amnistie, entre les cultures, ne se déroulera pas comme prévue. C'était sans compter sur l'imam de Bronshoj, ni sur la redoutable maman de Mahmoud. Ni sur les origines surprenantes des parents de Lærke Neumann. Ni sur un mot dérisoire qu'utilise innocemment Lærke quand elle se met en colère. Ni sur le claquement d'une porte qui déclenchera de violents courants d'air, remettant en cause les occupations professionnelles de Mahmoud. Il suffit d'une ressemblance erronée pour que la vie d'un homme risque de basculer dans d'outrancières accusations. Surprenante Lærke qui résoudra le complot machiavélique. Durant cette déroute humaine se poursuit lamentablement la procédure de divorce de Maurice, autre monde égratigné par de retorses diffamations.

C'est avec beaucoup de délicatesse et de doigté que Flemming Jensen aborde le thème très actuel des libertés culturelles et diversités religieuses, mais elles ne sont pas aussi cohérentes que l'histoire burlesque qu'il soumet aux lecteurs. Ne dit-il pas que ce récit est un conte humoristique ? N'ajoute-t-il pas, à travers la voix de Maurice, qu'il a quotidiennement frayé avec des problématiques susceptibles de déclencher des guerres et de plonger les peuples dans la confusion ? On le croit, en avalant une grande goulée d'air, tellement son humour danois dédramatise la gravité du sujet. « Ne pas perdre les pédales chaque fois qu'on croise une différence. » On le croit encore, on le remercie de nous avoir permis de rire complaisamment des badineries savoureuses de deux hommes qui font vraiment connaissance ailleurs que dans une ambiance frelatée de travail. Satire sociale, que nous le voulions ou pas, nous rapproche les uns des autres.

De cet écrivain humoriste, on avait lu et commenté son premier roman, Le blues du braqueur de banque, pamphlet politique qui nous avait révélé l'humour féroce, à fleur de peau, d'un homme soucieux du bien-être de ses semblables.

La traduction subtile d'Andréas Saint-Bonnet méritait d'être soulignée.


Maurice et Mahmoud, Flemming Jensen
traduit du danois par Andréas Saint-Bonnet
Éditions Leméac, Montréal, 2013, 208 pages.