lundi 22 juillet 2013

Le patient espagnol *** 1/2

L'été s'étire paresseusement, nous aussi ! On profite des festivals, des terrasses, du parc à côté, on vit au jour le jour. On ne voyage pas, la ville nous offre un paysage urbain qui nous séduit suffisamment pour nous retrouver là où un phare imaginaire nous appâte. Pluie et soleil alternent, soubresauts de la nature au même titre que les caprices existentiels des humains. On se promène avec en main le roman de Thomas Trofimuk, L'oiseau rare.

Au large de la côte espagnole, proche du détroit de Gibraltar, un homme en très mauvais état a été sorti de l'océan : hypothermie, déshydratation, épuisement. Après avoir repris conscience, il ne cesse de répéter qu'il doit traverser la mer occidentale, il a des navires ancrés à Palos. Il se nomme Christophe Colomb. Aucun papier sur lui. Confié au monastère franciscain de La Rabida, le père Bolivar et ses moines prendront soin de lui. Devenu violent, il sera transféré à l'Institut sévillan de santé mentale, à Séville. Peu à peu, il se remettra mais affirmera constamment qu'il est Christophe Colomb. Consuela Emma Lopez, l'infirmière qui lui sera octroyée, se sentira concernée par la détresse de l'étranger, elle écoutera les histoires surprenantes qu'il narre. Il y est question d'Isabelle Ière de Castille, de son mari Ferdinand II d'Aragon, de Luis de Santagel, trésorier de la reine, de Beatriz Enriquez de Arana de qui il a un fils. De l'Inquisition, qui le recherche pour avoir osé critiquer les travaux scientifiques de l'époque : la Terre n'est pas plate, personne n'a jamais chuté à une extrémité, s'insurge-t-il. Jérusalem est encore le centre du monde. Christophe entraîne Consuela dans des situations où les femmes jouent un rôle prépondérant : Isabelle tient à reconquérir l'Andalousie avant de lui confier trois caravelles. Cassandra, serveuse dans un bar, le ramène à d'obscures souvenances. Selena, l'amoureuse généreuse et tendre, balafrée, « belle à ravir ». Beatriz. Hanté par des éléments précis qu'il refuse d'élucider, prétendant qu'au bout de son voyage aux Indes une catastrophe se produira. Consuela se rend compte de l'érudition de son protégé. Ne récite-t-il pas des ghazals du poète mystique persan Hafez ? Ne consigne-t-il pas les intrigues historiques du XIVe et XVe siècle espagnol ? Ne se considère-t-il pas comme étant un homme de la fin du Moyen Âge, du début de la Renaissance ? Subjuguée, Consuela s'éprend d'un patient sans substance, d'un fantôme vieux de cinq cents ans. Et la vie de Consuela n'est pas simple ; n'a-t-elle pas épousé un homme qui dansait bien ? Elle boit trop, s'oppose à sa sœur aînée, psychologue, agacée du laisser-aller de la jeune femme. Consuela a divorcé, vit seule, les péripéties du patient espagnol la mettent face à la platitude de son quotidien, bien que Christophe, elle le sait, racontât des faits qui n'existent pas. Tout est chimère dans sa manière de voir les êtres, seule son immense culture lui permet de relater des événements qu'il perçoit dans un état de rêve, hors d'atteinte, irréels, toujours attiré par le détroit de Gibraltar. Par une certaine Rashmi — rayon de soleil — qu'il associe aux ghazals de Hafez. Histoire de découverte et d'obsession qui le fait dériver au-delà de lui-même jusqu'au moment où, à l'intérieur d'un drame onirique, il tuera Christophe Colomb.

Portée par l'existence hypothétique d'un individu aux prises avec un délire ordonné, telle une ombre gigantesque recouvrant son passé, on omet de mentionner un personnage insolite, Émile Germain, agent d'Interpol posté en France, qui recevra l'ordre de rechercher un voyageur suspect. Celui-ci se trouverait au sud de Madrid, demandant inlassablement son chemin menant à Séville et d'autres villes andalouses. Émile a lui aussi son histoire fragmentée que tout d'abord il compare à celle du naufragé, avant, humilié, de se récuser. Trames conjugales ordinaires que celles de Consuela et d'Émile. S'entrecoupent des vies manquées, basées sur la tricherie, sur la lassitude. Christophe Colomb ne représente-t-il pas l'éternel vagabond, ne se nourrit-il pas de Tristan, le héros blessé dérivant sans voiles ni rames, quand une ultime fois il nagera dans le détroit de Gibraltar ? Là-bas, la catastrophe se dessine, elle aboutira aux ghazals de Hafez, strophes antilinéaires, à sa rencontre avec Rashmi, pierre de gué, inépuisable source d'inspiration.

Roman empreint d'une telle densité qu'il est impossible d'en élaborer les mouvantes profondeurs. On s'émeut, nostalgiques, en savourant des séquences éblouissantes cueillies au hasard du périple de l'aliéné. Christophe Colomb et la reine Isabelle de Castille. Avec Beatriz, la bien-aimée. Avec Juan, son ami et complice. Le dialogue, partagé avec le père Antonio dans l'église San Jorge à Palos, s'avère d'un humanisme insondable, quand, désespéré, Colomb lui confie, à la veille de lever l'ancre, ses incertitudes désenchantées de navigateur. Il y a aussi son effroyable lucidité sur une époque surgie d'un subconscient surmené par une souffrance dont il refuse, avec raison, la constante. Sur le présent auquel, observateur lucide, il ne peut que se soumettre. De retour dans un monde dominé par le manque de beauté, même s'il ne la comprend pas très bien, il est persuadé qu'ailleurs il luttait pour une sorte de vérité de ce qu'il est, même s'il en ignorait l'aboutissement. Christophe Colomb ne refusait jamais une aventure, se lançait à sa poursuite. Il larguait les amarres, cap sur l'inconnu. Sur son rocher, à quatre heures du matin, crevant de froid, l'homme redevenu lui-même ou un autre, attend le célèbre navigateur, les bras et le cœur grands ouverts. À bord du trois-mâts L'Oiseau rare, ils prendront un nouveau départ. Il n'a plus qu'à attendre. Et nous, lecteurs sédentaires, à nous émerveiller de l'infatigable capacité de l'humain à découvrir des terres lointaines, plus jamais vierges.

On félicite Sophie Voillot qui, traductrice talentueuse, a su conserver intacte l'âme du voyageur égaré.


L'oiseau rare, Thomas Trofimuk
traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot
VLB éditeur, Montréal, 2013, 389 pages

mercredi 10 juillet 2013

Délits de fuite ***

On lit beaucoup de poésie, on n'en écrit pas. On aurait honte d'aligner des mots les uns devant les autres, de les rassembler en de courtes phrases insignifiantes. Écrire de la poésie, c'est extraire la substantifique moelle de soi-même et non de dévider un sentimentalisme douteux en un fatras de mièvreries. On a lu le premier roman de Nicolas Delisle-L'Heureux, Les pavés dans la mare.

Le Domaine du lac Sauvage se situe à près de quatre-vingt-dix kilomètres de Senneterre, en Abitibi, nous renseigne le narrateur, Jakob Labonté, qui y vit depuis un an. D'importants méfaits commis à Montréal l'ont obligé à s'enfuir avec son ami de classe, Mathieu. À la suite d'un grave accident de voiture, Mathieu a disparu. Par hasard, Jakob s'est retrouvé là, rassuré d'échapper à des indiscrets et des « étourdis » qui l'auraient reconnu. Pierre, l'actuel propriétaire des lieux, a hébergé le jeune homme, ne lui posant aucune question. En échange, Jakob doit prendre en charge la Pourvoirie abandonnée. Autrefois, de nombreux chalets abritaient les amateurs de chasse, de pêche, de promenades solitaires qui séjournaient dans la région montagneuse. Une famille unie que bien des chamboulements déchireront, sépareront. Des secrets amoureux, haineux, alimentent cette histoire pendant que Jakob raconte la sienne à Hélène, sœur de Pierre, venue momentanément se réfugier au domaine pour se distancier de son mari, de ses enfants, qu'elle prétend ne plus aimer.

Jakob Labonté, issu d'une famille modeste, réside dans le quartier Saint-Henri. Il est étudiant universitaire. Ses parents, « une mère folle, un père qui croyait désespérément que cette folie était ce qui existait de mieux sur la planète Terre. » Son frère Édouard, de douze ans son aîné, jouera un rôle néfaste durant son adolescence. Peu à peu, pour se soustraire à l'emprise qu'exerce Édouard sur lui, Jakob commettra des forfaits, avec la complicité de Mathieu, handicapé d'une jambe. Ses actions contestataires dégénérant, il se retrouvera dans un bistrot, Le Petit Fou, où il se liera avec une bande de marginaux, hommes et femmes utopistes, désirant comme lui réinventer le monde, instaurer une démocratie que tous jugent inexistante. Entre-temps, il aura déserté le clan familial et l'université pour vivre chez Manou, jeune femme idéaliste qui rêve de devenir comédienne. Des délits de plus en plus alarmants compromettent l'avenir de Jakob. Un attentat à la bombe simulé dans le métro, des incendies dévastant des bâtiments vides, des crevaisons de pneus de voitures stationnées dans des quartiers opulents, autant d'infractions qui fragiliseront Jakob, le mettront face à sa lâcheté quand il devra prendre ses responsabilités. Ses idéaux s'effilocheront à mesure que le groupe se dissociera. Chacun pour soi dans ce milieu instable. Les tribulations de ces parias sans grande envergure ne lui seront d'aucun secours. Manou le rejettera, seul Mathieu entretiendra ses illusoires desseins. Jakob apprend à ses dépens que fuir ne règle rien, il faut revenir à son point de départ. Matamore, sujet à des crises d'angoisse, conscient de sa propension à la neurasthénie, pour mieux se définir, sauver sa peau, Jakob doit quitter la ville, oublier, croit-il puéril, son passé rebelle, un monde qu'il juge accessoire. D'où sa fuite aventurière avec Mathieu. Laquelle, malgré lui, ne sera pas la dernière.

Pendant que Jakob narre ses déboires à Hélène, des événements malheureux se déroulent au Domaine du lac Sauvage. Une famille, qui essaiera de se reconstituer, au détriment de l'idéal d'Estelle et de Marie, les deux sœurs qui avaient embelli la Pourvoirie, héritée de leurs parents, disparus tragiquement. Noyés dans le lac, le sourire aux lèvres. Il faut purifier par le feu cet endroit hanté, exige la vieille Estelle, qui attend inlassablement le retour de sa sœur Marie, partie brusquement après qu'un drame se soit produit le premier janvier 1980, justifiant la décadence des lieux.

Un premier roman ambitieux, deux histoires familiales amalgamées, vouées à l'échec. Trop de tumultes les secouent, les déstabilisent. Tous devront continuer leur périple ou le poursuivre ailleurs. Peut-être à Zanzibar, comme le rêve Jakob Labonté, ultime voyage du poète. On ne sait pourquoi au juste, ces nombreux personnages très conventionnels, bien qu'ils s'en dédisent, le narrateur en particulier, nous ont peu touchée. Est-ce dû aux détails surabondants délayant le texte, au bavardage excessif de Jakob ? On a été agacée par ses démonstrations couardes. La désespérance juvénile est-elle une raison suffisante pour ébranler le monde alentour, pour calmer ses nerfs sur des êtres innocents, qu'ils soient nantis ou démunis ? Nos quartiers de noblesse ou de bassesse doivent-ils s'avérer les causes, ou le décor, de l'âge délinquant ? Cependant, pour souligner le talent de Nicolas Delisle-L'Heureux, qui ne fait aucun doute, ce roman méritait qu'on en parle. Il suffira de discipliner la fougue de ce jeune auteur, d'utiliser sa pétulance à des considérations, fiction ou réalité, plus captivantes.


Les pavés dans la mare, Nicolas Delisle-L'Heureux
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2013, 302 pages

mardi 2 juillet 2013

Tableaux d'une jeunesse révolue *** 1/2

Certaines pages de Facebook s'avèrent édifiantes. Nous y lisons des commentaires dignes d'une foire aux vanités. Épanchements larmoyants sur soi. Petites trahisons causées par de présumés-es pervers-es narcissiques. Ego plus dilaté que la grenouille de la fable. Les valeurs — quel terme éculé ! — des apostrophés-es réduites à néant, celles des moralisateurs étant idéales, le prêchi-prêcha est sauf ! On a lu le dernier livre de Hélène Custeau, L'air du temps.

Cela se passe au Saguenay-Lac-Saint-Jean dans les années cinquante et soixante. Une femme d'un âge certain se remémore sa grand-mère, prétexte à remonter le cours de sa jeunesse. La magie opère. Entre cinq et seize ans, Clara se dessine, narre ses révoltes à l'époque des religieuses dirigeant les pensionnats, l'époque où les garçons étaient plus intelligents que les filles ! Ses parents sont un calque d'une société réprimée par l'Église et un État complices, qui entretiennent un climat étouffant d'asservissement. Clara a une sœur aînée, parfait modèle d'obéissance à la mère et au père, ce que la petite fille réprouve, essayant de combattre la monotonie méthodique avec des armes faites à sa mesure. Deux jeunes frères éduqués pour devenir des hommes qui ne pleurent pas. Chaque jour, Clara conteste la sévérité âpre de son père, la soumission de sa mère. Fillette lucide, intelligente, elle a d'autres projets que celui de se marier, d'être mère de famille. Chaque petit exploit remporté la fait grandir un peu plus. Elle observe sans complaisance les adultes d'alors. Marginale, elle l'est, bien que sa curiosité enfantine se heurtât à des incompréhensions que son jeune âge l'empêche de résoudre. À l'école, elle doit faire face à un enseignement périmé — lectures prohibées entre autres —, menacée qu'elle est par les portes de l'enfer qui risquent de s'ouvrir devant elle. Il lui arrive d'échapper à la vigilance des adultes, ce qui nous vaut de la part de Hélène Custeau, des descriptions pittoresques du village, de ses habitants. Clara et sa famille résident dans une « ville ouvrière », leur maison se terre « au fond d'un cul de sac » où un « régiment d'épinettes noires montait la garde tout autour [...] ». Ainsi, jusqu'à ses seize ans, Clara négociera avec des êtres bornés son désir d'émancipation, celui, légitime, de satisfaire ses illusions d'adolescente. Ses rébellions la nourrissent, fortifient ses indignations contre un père infidèle, une mère prisonnière d'un présent peu enviable. Clara oscille entre mépris et compassion envers cette femme qui attend, la nuit, le retour de son mari. Elle voudrait lui crier de s'enfuir mais où se réfugier avec quatre enfants, sans ressources financières ?

Des fragments de la jeune existence de Clara nous ont touchée plus que d'autres, comme il se doit dans ce genre de livre que, étonnamment, l'éditeur classe dans les romans... Le secret ou les premières menstruations de Clara, survenues à l'école pendant le cours de monsieur Langelier, professeur de mathématiques. Mortifiée et déçue, elle conclut qu'elle ne pouvait échapper au temps, « ce temps impitoyable qui venait de me voler mon enfance. » Un tableau touchant titré Love Me Tender. Brève fugue de Clara qui s'ennuie à l'église. Dans l'autobus qui fait le tour du village, à un arrêt, elle aperçoit une Mustang rouge stationnée de l'autre côté de la rue. À l'intérieur, elle reconnaît Pauline, son ancienne gardienne, que son père entoure de ses bras. Elvis Presley chante Love Me Tender. Clara a douze ans. Plus tard, elle défiera son géniteur pour aller à Toronto étudier l'anglais puis entrer à l'université. Ce qu'elle réussira au moment où les collèges classiques se convertissent en cégeps. Sur cette victoire du libéralisme, le spectre de la fillette Clara disparaît, faisant place à la vieille dame qu'elle est devenue, qui s'extasie sur les fenêtres de sa vie...

Sans aucune hésitation, on a participé aux luttes de Clara, desservie par un physique ingrat, qui portait « des fonds de bouteille » ; « ronde », elle ne correspondait pas aux standards de beauté des petites filles de son âge. Sa force et sa beauté sont ailleurs, ce qu'elle ignore encore, trop occupée qu'elle est à cerner le monde qui l'entoure, à se glisser, à la faveur de la nuit, dans l'intimité familiale des villageois, prenant plaisir à leur inventer une vie. Grâce à ce subterfuge imaginaire, n'échafaudait-elle pas un avenir difficile à atteindre, ses élans se limitant aux exigences d'une société que, seule et sans appui, elle ne pouvait remettre en question ? Le temps a joué en la faveur de Clara, de toutes les fillettes insoumises de sa génération.

À lire, pour profiter d'un voyage temporel à une époque marquante du Québec. Celle de la Révolution tranquille affranchissant la province francophone des contraintes étatiques et religieuses. À travers le regard scrutateur de Clara, Hélène Custeau dépeint magistralement les tableaux d'une jeunesse révolue. Son amour pour les mots et pour sa liberté chèrement acquise l'a conduite à arpenter une vie où les rivières, les vraies et celles fictives, l'ont menée à suivre leur cours lorsqu'elle ne reconnaissait plus son chemin. Heureuse initiative qui l'a menée aussi vers des lecteurs et lectrices assidus.


L'air du temps, Hélène Custeau
Les Éditions De Courberon, Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2013, 186 pages