lundi 27 août 2012

Devons-nous toujours perdre ? ***

Parc La Fontaine. On y a passé une partie de l'été. Nous réjouissant de l'ombre des arbres, de la limpidité du bassin. Le parcourant au rythme de la chaleur, on a observé les maîtres et leur chien, les joggeurs et joggeuses, les parents et leurs enfants, les pique-niqueurs, les quidams nourrissant pigeons, écureuils et canards. Les cyclistes, les amoureux. On s'est désaltérée à la terrasse ombragée du bistrot, amusée par la courte randonnée du petit train rutilant. On s'est assise au soleil selon l'heure du jour. Dans ce lieu privilégié, on a lu le deuxième roman de François Leblanc, Quelques jours à vivre.

Véronique a invité son mari, Antoine Barcelo, au restaurant et lui annonce que depuis plusieurs mois, elle a un amant. Un professeur d'éducation physique, un collègue de travail, qui aime le camping et lit Harry Potter. Vingt-cinq ans de mariage unissent Véronique et Antoine. Ils ont un fils, Julien, treize ans. Véronique est issue d'une famille aisée, Antoine, de la classe ouvrière. D'où, se lamente ce dernier, la raison primordiale de la fatigue conjugale de sa compagne. Il se remémore la manière dont il l'a séduite : la fréquentation de bons restaurants, leurs promenades dans le Mile End, le soir pluvieux et venteux où, dans une rue, Véronique a reconnu Leonard Cohen qui lui a souri... Antoine était à l'époque employé à temps partiel dans une buanderie, vingt-cinq ans plus tard, il est travailleur de nuit dans un établissement de détention. Nuits qu'il partage avec Jimmy, un rescapé de la société, se vantant vulgairement d'exploits sexuels, fantasmes dont il se nourrit pour épater Antoine.

Est-ce si grave que votre épouse prenne un amant, vous en informe dans un chic restaurant ? Cela fait mal comme un coup de poignard dans le dos, cela se soigne en éclusant bière sur bière, cela ouvre les yeux sur des jeunes filles à peine sorties de l'enfance... Mais quand votre mère vous téléphone que votre père, diabétique et souffrant d'un début d'Alzheimer, a disparu mystérieusement, emportant son portefeuille, ses papiers d'identité qu'elle gardait précieusement dans une boîte, chapardant des billets de vingt dollars, cela prend des proportions désastreuses : cela vous renverse, vous bascule dans un univers où vous n'avez plus rien à perdre. Cela vous fait téléphoner à votre sœur, égoïstement occupée, pour vous secourir. Réflexions désabusées d'Antoine qui, pour aggraver la colère qu'il ressent envers Véronique et sa sœur, sera menacé de mort par un toxicomane, une nuit où il l'appréhende au téléphone. Jimmy a beau faire, il ne peut raisonner Antoine qui, ayant malencontreusement croisé l'amant de Véronique dans leur maison, se réfugie chez son meilleur ami, Pierre-Luc. Autre spécimen humain. Faisant fi de ses réussites professionnelles, marié à un ex-mannequin, psychologue réputé spécialisé dans la thérapie conjugale, il redoute d'être considéré bientôt comme un " has been ". En lui, s'incruste un redoutable sentiment d'échec qu'il ne peut contrôler. Dérobade de deux hommes en proie à la hantise du vieillissement, l'un perdant sa jeunesse et son épouse, l'autre jonglant avec des lubies pour faire taire une voix dérangeante...

L'épouse, la mère, la sœur se greffant maladroitement au désarroi d'Antoine, ne peuvent que renforcer sa rancœur contre une existence qu'il juge cruelle. La police n'agit pas mieux, la disparition de personnes âgées ne l'impressionnant pas outre-mesure. Enfin, à la suite de surprenants indices, l'agent Cournoyer informe la famille que Roger Barcelo loue une cabine au bord de l'eau à l'auberge des Salines, à Despentes, municipalité proche de Rimouski. Incompris de ses proches, l'intimidation d'un potentiel agresseur le taraudant, frôlant la dépression, Antoine obtient un arrêt de travail et part à Despentes rechercher son père.

Après quelques péripéties anodines, un voyage en voiture touristique qui le séduit, Antoine parvient à Despentes, repère l'auberge des Salines où s'alignent une douzaine de minuscules habitations blanches datant d'après-guerre. Ému, il imagine son père habitant l'une d'elles ; à l'auberge, le patron lui apprend que monsieur Barcelo a quitté Despentes depuis deux jours. Il le considérait comme un « type bien ». Il y a le « gros Michel » avec qui il allait à la pêche... Intrigué, Antoine passera la nuit à Despentes, occupera la cabine blanche « laissée libre par son père. » Trop perturbé pour dormir, échauffé par un " pack " de bière, il mettra de l'ordre dans la confusion de ses sentiments. Nébuleux, il se souvient de faits agréables survenus durant son enfance, plus tard, dans son adolescence, de l'humour paternel mentionné par Véronique. Se ressemblaient-ils au point de se détester ?

Récit narré sur un ton badin par un cinquantenaire désenchanté. Voulant dissimuler les causes profondes de son mal-être existentiel, Antoine Barcelo entraîne le lecteur dans la course épuisante des complexités humaines, d'angoissants silences se dérobant à quelque oreille compatissante. Les femmes gravitant autour d'Antoine, son épouse, sa mère, sa sœur, sont à l'image de celles qui ont entouré Roger Barcelo. Vieillissant et malade, il est allé vivre ses derniers mois loin des intrigues et manigances familiales, loin de l'esprit borné d'un fils conventionnel. Malgré les apparences, c'est un roman à ne pas lire à la légère. Telles les chansons mélancoliques de Leonard Cohen, essaimant les parcours d'Antoine Barcelo, que nous écoutons le regard empreint de nostalgie.


Quelques jours à vivre, François Leblanc
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 170 pages

lundi 20 août 2012

La jeune fille et le sel ****

Soupirant longuement, elle nous dit souhaiter un événement fabuleux qui viendrait interrompre la monotonie de son existence. Étonnée, on comprend mal ce vœu insolite. Que faire pour la contenter ? Un éclair de génie nous traverse l'esprit : on l'invite à lire le roman de Martine Desjardins, L'évocation.

Fin du dix-huitième siècle. À l'est de Québec, isolé du canton d'Armagh, se dresse un manoir que jouxte une mine de sel gemme désaffectée. Son Excellence Lily McEvoy, vingt-sept ans, héritière du domaine, a pris la décision de recevoir maître Anselme, tailleur de pierre. Il a sculpté durant dix ans, le monument funéraire des parents de la jeune femme. Avide et droguée de sel, elle vit en compagnie de ses deux servantes quinquagénaires, Perpétue et Ursule, recueillies par son père, à l'orphelinat de Québec bien des années plus tôt. Il y a aussi Titus, enfant mal défini dans la lignée des McEnvoy. Aujourd'hui adulte, réduit au rôle de valet de ferme, farouchement silencieux, il attend les ordres de Lily. Elle lui ordonne d'aller à la chaumière, près de l'ancienne mine de sel, où habite maître Anselme, de le ramener au manoir, elle l'invite à souper. Invitation qui étonnera agréablement Perpétue et Ursule, qui, à l'inverse de Lily McEnvoy, se gorgent de sucre d'érable.

Dix ans ont passé pendant lesquels des calamités ont chamboulé la vie de Lily, de ses parents et de Titus. De maître Anselme aussi. Son père, Magnus McEvoy, issu d'une vieille famille irlandaise, entra adolescent dans la marine royale ; sa grande aptitude à la navigation lui permit de faire échouer La Galante, une frégate française de soixante canons. Il fut gratifié du commandement de la prise, qu'il rebaptisa Galatea, la figure féminine qui en ornait la proue lui paraissant vivante et prête à s'animer. L'explosion de la frégate, provoquée par un marin insoumis, le lassera des guerres et des mers. Sur le point de regagner l'Irlande, le gouverneur général James Murray, en récompense de sa participation à la Conquête, lui concédera vingt mille acres de terres non défrichées « s'étendant de part et d'autre de la rivière de la Loutre, à deux journées de marche du village de Beaumont. » D'où la découverte d'une prodigieuse mine de sel gemme qui fera la fortune du contre-amiral, la faisant fructifier par des esclaves " pawnees ". Redouté et envié, Magnus McEvoy se rendra compte qu'il n'est pas simple de duper qui que ce soit. La figure de proue de sa frégate perdue, sera personnalisée par Laurence, une petite fille que plus tard, Magnus McEnvoy rencontrera chez maître Anselme, celui-ci l'utilisant comme servante. Il lui remettra un flacon de sel dont elle peut se servir à tout moment... L'avenir, représenté sous les traits de Laurence qu'il a épousée et qu'il vénère, ne lui réservera que des échecs dus à sa trop grande confiance en son pouvoir : le sel lui garantit la sujétion de ses semblables.

Ainsi, dix ans alternent autour de souvenirs ressassés par Lily McEvoy qui, réfugiée dans ses appartements, attend maître Anselme, souhaitant mettre au jour, rumine-t-elle, les infamies qu'il a causées à sa famille. Un buste de femme sculpté dans un bloc de sel par Titus repose sur la table de la salle à manger, entouré de dix-neuf salières façonnées par maître Anselme à l'intention de Magnus McEnvoy. Clés du mystère pesant sur l'existence recluse de la jeune femme, qui ne cesse de s'alimenter de sel. Une profonde angoisse, mêlée à une rancune inqualifiable, la fait agir d'une manière cruelle envers Titus que, pourtant, elle aime d'une passion exclusive. Semblable en cela à son père qui, humilié et repoussé pendant la grossesse de son épouse, attendait devant sa porte fermée, qu'elle accouche. Père et fille ne s'empoisonnent-ils pas au contact du sel ? Magnus l'ingérant à petites doses après la mort de Laurence ; Lily, le prisant, se transforme lentement en statue minérale.

L'intérêt du roman, intensifié par l'imagination et les connaissances de Martine Desjardins, atteint son apogée quand l'auteure, amalgamant histoire officielle et légendes, prête à Lily McEvoy d'amères interprétations chimériques, leur dénouement se heurtant à sa quête mensongère, dans la salle à manger où se tient maître Anselme. Provenance et vertus du sel qu'elle dépeint avec précision mais révélant les incapacités de Lily à retrouver le goût de la vie, nourrie de constantes réminiscences usées par le temps. Le sel fond rapidement, les sculptures de maître Anselme ne résisteront pas mieux à la décomposition que les corps de Magnus et de Laurence, conservés dans la splendeur aveuglante de la mine. Allusion aux paroles évangéliques de l'apôtre Matthieu. Qui n'a pas rêvé d'être le sel de la terre ? D'en garder la saveur jusqu'à la fadeur inévitable...

Roman inclassable dans la littérature québécoise, son auteure Martine Desjardins abordant des sujets hors des sentiers battus. Si l'approche se veut psychologique, les caractères de chacun étant clairement analysés, nous ne pouvons douter du symbolisme émanant du thème. L'Antiquité et le Moyen Âge évoquent le magistral aspect commercial du sel, seule substance minérale consommable. Territoire peu utilisé, favorisant une place inédite au fantastique, nous ne pouvons que pénétrer avec admiration dans la part onirique du récit que l'écriture classique, sans fioritures, enrichit d'une force inspirée du désir de surprendre les fantômes d'êtres piégés par trop d'outrecuidance.

Publié une première fois aux éditions Leméac, en 2005, ce roman a été lauréat du Prix Ringuet de l'Académie des lettres du Québec.


L'évocation, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2012, 208 pages

lundi 6 août 2012

Une histoire d'eau africaine ****

Où irons-nous en vacances ? Mer, montagne, campagne ? Faut-il attendre l'été pour se dépayser ? Faut-il quitter Montréal où tant d'événements estivaux se déroulent ? Si on ne s'attarde pas dans les festivals, certains faits de tout et de rien, on aime la proximité de la ville et des terrasses de bistrots. Ces flâneries nous ont permis de lire Une maison dans les nuages, de Margaret Laurence.

Jack Laurence, ingénieur, époux de l'auteure, sera envoyé dans le désert du Somaliland (Somalie britannique) pour y superviser la construction de réservoirs d'eau. Après moult péripéties, lui et sa femme parviendront à Berbera, première étape de leur dangereuse mission. Puis, départ pour Hargeisa, capitale du Somaliland, où résident les coloniaux au début des années cinquante. Margaret Laurence se rendra très vite compte de l'incompréhension viscérale régnant entre les Britanniques et les Somalis. Les conversations insipides des femmes anglaises l'horripilent, leurs époux, administrateurs pour la plupart, supportent la routine du travail, subissent les méfaits de l'alcool. Canadiens, Margaret et Jack Laurence seront perçus tels des marginaux par les Européens, ce qui leur permettra de regarder au-delà d'une nouvelle Angleterre miniaturisée dans le désert où survivent les Somalis. Écrivaine, Margaret Laurence s'intéressera aux poèmes et contes somalis que, fascinée, elle traduira et publiera. Fine et tendre  observatrice, elle décrit dans son Journal, le fatalisme d'hommes et de femmes éprouvés par le manque d'eau, la chaleur ignée tuant enfants, chameaux, grillant le peu d'aliments comestibles. Basé à Sheikh, autrefois capitale administrative durant la saison chaude, le couple vivra dans une petite maison, à l'écart du village fréquenté par « quelques enseignants et leurs épouses ». Dans cette région désertique, au cœur de la saison sèche, Margaret évolue parmi les bergers, leurs troupeaux de moutons et de chèvres, alors que son mari connaît ses premières déconvenues à la construction des réservoirs. Dans la petite maison, havre provisoire de sérénité, il semble à Margaret qu'elle devra tout apprendre « des croyances, des coutumes et des traditions somalies. » Ce qu'elle fera au contact de gens simples et pauvres, musulmans convaincus, ne remettant jamais en cause l'existence de Dieu dans un pays totalement démuni : Dieu l'a voulu ainsi... Des hommes rêvent d'être ce qu'ils ne seront jamais, éternels prisonniers d'un climat impitoyable et, plus indigne, de colonisateurs qui ne leur accordent aucune chance de s'affirmer, les Somalis étant confinés dans des clans aux traditions ancestrales. Margaret et son mari quitteront leur petite maison dans les nuages, portant en eux « le souvenir d'une paix qui en émanait, comme un talisman. »

Dans les plaines du Haud où il n'a pas plu depuis un an, Jack et Margaret Laurence, accompagnés de Somalis aptes à les assister dans leur périlleuse entreprise, repèrent les lieux où devront être construits les réservoirs. Constamment remis en question par les hommes qui les secondent, excédés par une sécheresse qui s'éternise, Margaret et son mari seront confrontés aux oppositions parfois naïves des Somalis, partagés entre une culture entrevue à travers la leur, constamment brimés par des heurts suscités par leur religion et les principes claniques. Margaret illustrera à merveille la personnalité complexe de leurs aides de camp. Mohamed, cuisinier et chanteur de courts poèmes lyriques ; Hersi, issu d'une famille distinguée, médiateur du camp ; Arabetto, mécanicien polyglotte ; Abdi, tireur d'élite, ancien chauffeur au gouvernement. Chacun à sa manière, se distingue auprès de Jack Laurence pour démontrer son savoir-faire. Margaret Laurence disséquera sous sa plume incisive le cas d'Européens qui ont aimé l'Afrique pour ce qu'elle représentait à travers son peuple, éloignée de l'image douteuse créée par des colonisateurs poursuivant un rêve infantile : prolonger un pays imaginaire. Les questionnements et réflexions de l'écrivaine sur les impérialistes, ainsi les appelle-t-elle, s'avèrent des propos extrêmement sensibles, remuant une fibre ostentatoire, comme si au fond de nous-même, subsistait un rôle infâme, celui d'assujettir les opprimés...

Il est impossible d'analyser un récit aussi dense, écrit dix ans après le retour des Laurence au Canada. Cependant, des visages se sont inscrits dans la mémoire. Des hommes épris d'une Afrique authentique et non figée dans d'illusoires doctrines libertaires. Le Baron, Chuck le Canadien, Miles, Dexter, le Padre. On en oublie. Éternels errants assidus au travail, méprisés des impérialistes qui, sans le savoir, réglaient des comptes. Lucide, Margaret Laurence a profité de ce voyage, instable comme l'air qu'elle respirait, pour se rencontrer elle-même, témoignant de la précarité de ce que nous sommes et devenons face à des événements dépassant notre entendement.

Livre magistral où l'écriture, puissante et griffée à même la chair d'une conscience toujours vivante, poigne le lecteur, dérange ses convictions intimes. L'écrivaine le détourne de voies étroites, qu'elle dirige vers une réalité n'ayant d'égale que la volonté de pénétrer un ailleurs intérieur reflété par des gens du désert, persuadés, malgré leur souffrance, leur colère, leur foi, d'acquérir une liberté chèrement disputée aux colonisateurs de tout poil. Dix ans plus tard, nous renseigne Margaret Laurence, les deux Somaliland, respectivement sous juridiction britannique et italienne, « se seraient  réunis et auraient déclaré leur indépendance en tant que République de Somalie. » Le reste, les embûches dues à un pays si pauvre en ressources naturelles, se trouve entre les mains de Dieu !

On mentionne la qualité subtile de la traduction, signée Dominique Fortier.


Une maison dans les nuages, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2012, 380 pages