lundi 27 février 2012

Des dieux peu enviables ***

Vieillissante, elle nous a dit combien lui était pénible le détachement qu'elle éprouvait depuis peu pour les êtres et les choses. Les voyages l'ennuient, les destinations inconnues ne l'attirent plus. La curiosité s'émousse. On ne sait pourquoi, compatissant à ses incertitudes, on a pensé que depuis notre naissance, nous croisons le jour, la date, l'heure de notre mort. Irréversible réalité. On se penche sur le roman d'Alain Gagnon, Le bal des dieux.

Avant de nous déporter dans le périple extravagant de l'enquêteur Marc Darlan, qui doit retrouver une jeune fille aveugle disparue mystérieusement avec son chien, l'auteur mentionne des citations informant le lecteur du commencement de la Terre. Et ce n'est pas simple. Nous devrions notre venue à Ishtar, déesse Mère, qui s'était éprise de notre race. En cette ère ancienne, les Annunakis gouvernaient l'univers sous l'égide impitoyable des dieux. Les Très-Hauts, invisibles, leur donnaient des ordres qu'ils devaient exécuter impérativement. Les Annunakis employaient des esclaves, les Igigis, pour exploiter les richesses des sols et des océans. Jusqu'au jour où ces derniers se révoltèrent, incitant Shamah, le dieu solaire, et Anou, père des dieux, à créer une nouvelle race qui servirait les Igigis. C'est à Ishtar, déesse de l'amour, et à son époux Enki, que fut confiée la « fabrication des Adams et des Èves ». Mâles et femelles destinés à se reproduire et à travailler pendant des millénaires. Comblée par la beauté de ces « enfants premiers », Ishtar commit l'erreur de les aimer, de s'apitoyer sur leur sort. Elle décida d'en faire les maîtres futurs de ceux qui voulaient les réduire à un pathétique fatum. Pour ce faire, elle les dota « d'émerveillement et de curiosité », ces deux facultés engendrant inéluctablement une « propension à la liberté ». S'imposant comme les maîtres terriens, il arriva qu'un Adam tue un Annunaki qui avait violé sa compagne. En résulta un « massacre d'une horreur indicible. » Début d'une guerre cosmique sans merci, toutes les forces du ciel et de la Terre en furent ébranlées. Ishtar dut la vie sauve aux Adams et Éves qui la protégèrent, la déifièrent...

À travers ces propos quelque peu perturbateurs, Marc Darlan devra suivre les directives d'un organisme occulte, consacré au service d'activités paranormales. Ainsi, il doit résoudre le cas de la jeune fille aveugle disparue avec son chien. Elle était en vacances avec son père, en Euxémie, contrée du nord du Québec qui n'est pas sans rappeler la région du Saguenay. La jeune fille se serait volatisée dans un lieu sur lequel, de triste mémoire, courent d'étranges rumeurs. La Savane maudite que borde la Rivière la Louve. Ne sachant par quel bout entreprendre son enquête, Darlan aura affaire à différents personnages, les uns étant aussi originaux que les autres. Habitué à dénouer des incidents paranormaux, Darlan ne tire aucune conclusion sur ce qu'il voit, sur ce qu'il entend. De retour chez lui, il se rend dans une bibliothèque pour y consulter divers dossiers ayant trait à d'hypothétiques enlèvements le long de la Louve. Soudain, une odeur de rose trémière envahit la pièce, une très belle femme se présente à lui : Ninne Chapelier, amatrice de champignons. Darlan succombe au charme, il n'en faudra pas davantage pour que son enquête prenne une tournure inattendue, supranaturelle... De rebondissement en rebondissement, entre dieux en guerre, disparitions, transmutations, nous apprenons que le 21 décembre 2012 s'avère une date fatidique, laquelle nous fera renaître ; les dieux seront devenus passifs, enfin dépouillés, traçant des zones d'ombre qui balafrent les nuages. « Inertes et abandonnés aux vents de la stratosphère [ ils ] montrent leurs restes en déliquescence aux humains ébahis des déserts et des mégapoles. » En attendant cet heureux dénouement, qu'Alain Gagnon traite avec un certain humour, nous suivons Marc Darlan dans ses démarches abracadabrantes qui, se mesurant au temps terrestre, dureront sept ans. Mais que vaut le temps élastique quand la bien-aimée se transforme en une déesse qui prétend se nommer Ishtar ou Mabès, esprit femelle qui détient la capacité de se métamorphoser ? Quand une vieille femme accueille Darlan dans sa chaumière inexistante, quand une adolescente prétend être Mélusine ? Autant d'avatars rehaussés de l'odeur envoûtante de la rose trémière, tel un signe réconciliateur et salvateur avec le monde des humains...

Roman où le savoir de l'écrivain Alain Gagnon côtoie une fiction qui, parfois, nous a déroutée. On est toujours étonnée que des entités célestes participent au bien-être d'humains, à la recherche d'une force suprême pour vivre ou survivre à des désillusions que l'existence manigance au fil de leur passage terrestre. Ne désirant pas démêler le vrai du faux, on s'est laissée porter par une histoire empreinte de magie, de prédictions, flairant des relents bibliques et autres ouvrages publiés sur la question. Alain Gagnon n'écrit-il pas que chacun « choisit sa vérité » ? On lui en est reconnaissante, l'aventure transcendante de Marc Darlan nous ayant séduite au-delà des péripéties de toute confrérie luciférienne, de toute communauté paradisiaque et, surtout, de toute déité pas mieux lotie que les humains...


Le bal des dieux, Alain Gagnon
Marcel Broquet Éditeur, Saint-Sauveur, 2011, 162 pages

lundi 13 février 2012

Au pays des mille automnes ****

Un jour ou l'autre, le monde finira-t-il par trébucher sous le poids infernal des guerres et des révolutions ? Qu'avons-nous fait pour en arriver à cette démesure, tant dans les actes que dans les sentiments ? On a l'impression désagréable que chacun scrute son semblable en surface, comme si l'être humain était bâti d'un bloc. La Lune elle-même ne possède-t-elle pas sa face cachée ? Aujourd'hui, on commente le roman de David Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet.

1799 au Japon. À Dejima exactement, île artificielle proche de Nagasaki. Port d'attache à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Le décor est planté pour y accueillir Jacob de Zoet, jeune clerc néerlandais. Il a été envoyé à Java pour redresser les finances troubles de la Compagnie. À Dombourg, sa ville natale, il a laissé Anna dont le père voyait d'un mauvais œil son penchant pour sa fille. Crédule, Jacob se persuade qu'il fera fortune et que, cinq ans plus tard, il épousera sa bien-aimée. Pourtant, les événements en décideront autrement. Pris dans l'étau impitoyable d'hommes peu scrupuleux — comme son supérieur en qui il avait mis sa confiance —, d'hommes frustres, que leur jeunesse misérable a jeté sur des navires de fortune, Jacob ne pourra lutter contre les aléas d'un Japon replié sur lui-même. Où toute religion chrétienne est prohibée sous peine de mort. Il est défendu aussi d'apprendre la langue japonaise, les traducteurs se faisant accuser de trahison... Interdiction aux Japonais de voyager, risquant l'exécution fatale. Climat de lourdes traditions où se débat le jeune homme, témoin d'injustices sociales, d'insoumission, de rébellion, de l'enlèvement d'Aibagawa Orito, sage-femme japonaise renommée, laquelle a « ressuscité » le nouveau-né du Magistrat Shiroyama, pour qui il éprouve un trouble sentiment. Intelligent et consciencieux, intègre et diplomate, Jacob apprendra à ses dépens que ces qualités et vertus ne sont pas indispensables au bonheur d'hommes pour qui la survie sur ce continent dirigé à Eno — aujourd'hui Tokyo — par un Magistrat, lui-même sous les ordres du Shogunat, compte avant toute clause compromissoire. Décadence d'une fin de siècle, entraînant dans son sillage houleux deux mondes, oriental et occidental, despotiques et cruels, ayant pour seule représentation le marchandage et la conquête des êtres et des choses.

Il est impossible de dénouer une histoire aussi complexe, mais que de pages émouvantes quand, jouant aux cartes, les hommes de deuxième ordre narrent le périple misérable de leur existence. Quand le docteur Marinus, profitant d'une partie de billard, confie à Jacob comment un grand-oncle l'a abandonné devant la maison de deux tantes célibataires éduquées. Sous ses airs bourrus, il est seul à saisir l'utopique désir de liberté individuelle auquel aspire Jacob. Érudit, il se contemple malgré lui dans les traits juvéniles du jeune homme. Pages sublimes relatant le tragique enfermement d'Orito dans le temple Shiranui, plus tard, sa tentative d'évasion ; celles entre Jacob et Ogawa Uzaemon, sensible interprète, épris d'Orito pour qui il sacrifiera sa vie. Pages touchantes quand Jacob et Orito se rencontrent une dernière fois à Nagasaki, lors des obsèques du docteur Marinus. Et aussi quand, de retour dans son pays, après vingt ans passés à attendre en vain un voilier, Jacob de Zoet meurt de nostalgie. Et que dire de l'épopée héroïque rassemblant Jacob et Marinus ; les deux hommes tiennent tête à une flotte anglaise, qui, persuadée qu'un navire marchand se dissimule dans la baie de Nagasaki, essaie de s'emparer de Dejima. Étrange capitaine du Phoebus, victime d'une diathèse articulaire douloureuse ; se souvenant de sa jeune épouse et de son fils décédés, il s'avère capable du pire et du meilleur.

Si des écrivaines anglaises actuelles subissent l'influence de Virginia Woolf ou celle de Jane Austen, on n'a pas souvenance qu'un écrivain anglais contemporain soit animé d'un style aussi personnel, noble et lyrique. Dans les moments cruciaux où les êtres se démènent avec leur propre destinée, se propagent entre les lignes, comme l'harmonie d'un haïku, des insectes, des oiseaux, des papillons, s'affairant dans l'enchevêtrement de phrases poétiques, exquises à couper le souffle. Surgissent des opulences particulières à un Japon encroué dans une culture ancienne de six millénaires. Des pudeurs, des défaites ayant mis à mal le savoir si peu modeste d'hommes occidentaux, eux-mêmes piégés sur une île où nul ne pouvait s'évader sans l'autorisation de hautes instances japonaises. Ce que le docteur Marinus et Jacob de Zoet comprendront, prisonniers d'un Japon sectaire. Qui est l'étranger ? semble nous questionner David Mitchell, qui a vécu plusieurs années sur ce continent symbolisé par la fleur du cerisier — sakura. Roman étourdissant de beauté stylistique, embelli d'une écriture foisonnante et ample, tel l'éventail d'Abigawa Orito, œuvré amoureusement par Jacob de Zoet.

Roman impressionnant, captivant, à lire absolument, sans aucune modération. Il serait ingrat de ne pas mentionner l'esthétique de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia, les illustrations signées Jenny et Stan « du clan Mitchell ». Les arabesques et fioritures de la page couverture et des débuts de chapitres doivent leur splendide  unité au talent de l'éditeur Antoine Tanguay et du graphiste Hugues Skene. On souligne la magistrale traduction signée Manuel Berri.


Les mille automnes de Jacob de Zoet, David Mitchell
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Manuel Berri
Éditions Alto, Québec, 2012, 712 pages