lundi 17 décembre 2012

Corps terrestres et célestes ***

Aphorisme. L'or du temps, grâce ennoblissant l'œuvre de quelques grands artistes qui ont su composer avec les dimensions universelles dans lesquelles nous vivons. L'or du temps serait-il l'entéléchie de la durée, comme l'âme est celle du corps ? On parle du deuxième roman de Benoît Quessy, Les Singularités.

Comme dans les tableaux d'exposition d'une pièce de théâtre, l'auteur présente ses personnages. Un samedi soir, ils sont attablés chez un couple d'amis, Mathilde et Lou, artiste peintre et cinéaste. Ils refont le monde, éprouvent du plaisir à être ensemble. Luce et Rolin, séparés mais ne sachant vivre l'un sans l'autre. Projectionniste et météorologue. Alexandre, journaliste, spécialisé en astrophysique. Ce soir-là, les amis fêtent un prix qui a récompensé l'un de ses articles. Il se remet mal de sa séparation d'avec Sara, native du sud de la Chine, microbiologiste. Sans explications, elle est retournée travailler sur son continent. Observant tendrement Alexandre, Mathilde convient qu'il ne sait pas mettre d'ordre dans sa vie sentimentale, d'où le désir subit de lui présenter Chloë, une amie astrologue. En attendant que le projet insensé de Mathilde prenne forme, ce qu'il ignore, Alexandre rêve d'écrire une série d'articles sur les origines de l'univers. Que s'est-il passé 13, 7 milliards d'années plus tôt, avant le Big Bang ? Question étourdissante : elle en appelle à de multiples qui ne seront jamais élucidées, resteront à l'état de suppositions grandioses. Avides d'en savoir davantage sur ce sujet indéchiffrable, chacun et chacune y va de ses raisonnements fantaisistes. La soirée se termine, hasardeuse, sur une partie de dés.

Chapitre primesautier nous invitant à retrouver Mathilde et Lou le lendemain. Celle-ci confie à son compagnon son envie de réunir Chloë et Alexandre. Idée farfelue, rit-il, ces deux-là n'ont rien en commun ! Puis le même soir, Lou a rendez-vous avec Alexandre pour boire un verre au RK Café. Ils y parleront de Sara, du désarroi qu'éprouve Alexandre depuis leur rupture. Est-ce un prétexte à évoquer l'origine du monde ? Ses mystères, en cela semblables à Sara qui l'a quitté sans préambules. L'histoire banale, convenue d'un homme et d'une femme, fait place à un macrocosme où vertus et sentiments humains ne signifient plus rien. Il y a l'univers qui, immobile dans une noirceur absolue, s'est démultiplié quand une concentration d'énergie a fait exploser une petite tête d'épingle. Il n'y avait qu'elle dans l'espace. Le temps n'existait pas. Théorie captivante soutenue par Alexandre à mesure que l'histoire de Mathilde et de Chloë évolue, enrichie du savoir astrologique de cette dernière, de son intuitive suspicion à l'égard de l'être humain à la lecture des planètes environnant sa venue au monde, de la stupéfaction qui en découle. La carte du ciel d'Alexandre les surprendra l'une et l'autre...

En lisant ce roman réjouissant, on s'est demandé où voulait en venir Benoît Quessy. Partant d'une anecdote jubilatoire, la possibilité d'une liaison amoureuse entre un journaliste scientifique et une astrologue, l'auteur noie son dessein initial, le disperse serait plus juste, dans la recherche de l'univers décrit par Alexandre. Les suppositions, ou singularités, prennent une place prépondérante quand le jeune professeur d'astrophysique, Christo Dumas, lui enseigne ce que des savants, bien avant lui et ses collègues, ont retenu de leurs pérégrinations imaginaires, à coups de télescopes. Paradoxe du récit, il nous a paru que son intérêt reposait sur l'enquête intersidérale menée par Alexandre. Cloë, l'astrologue, n'est-elle qu'un alibi qu'utilise Benoît Quessy, partageant avec le lecteur sa curiosité passionnée pour le plus grand mystère régissant notre existence, elle-même réduite à une tête d'épingle ? Vertige assuré quand l'auteur nous apprend que bourlingue au-dessus de nos têtes le chaos, « fille du néant », qui tiendrait lieu d'inconnaissable car, qu'y avait-il avant le Big Bang ? Comment l'énergie s'est faite matière au moment du Big Bang ? Univers statique ou en expansion ? D'où venons-nous et pourquoi nous ? Une pléiade d'impressions floues déjoueront moult certitudes, laissant Alexandre non sur un inassouvissement mais sur une lassitude née de trop de théories disséquées à même le discours inépuisable de son professeur, Christo Dumas, lui-même incapable d'expliquer qui a mis le « feu aux poudres ». Dieu ? Ultime singularité cosmique impossible à résoudre.

Roman écrit dans un style syncopé qui donne grande vie dynamique aux protagonistes, pour la plupart joyeux et délirants. Nul ennui qu'aurait pu engendrer une vulgarisation excessive des trous noirs et fontaines blanches, entre autres singularités repérées dans l'univers, recensées par l'auteur. Si les sentiments amoureux naissent, « l'improbable chaos des cœurs » vaut beaucoup à Aphrodite et à un certain Soutine, issus d'un univers différent, comme étant celui des limbes du réseau Internet.

Amateurs de sphères interstellaires, d'étoiles errantes et fixes, regardez le ciel, comme le recommande Christo à Alexandre. Vous y trouverez vos origines célestes, les mythes enveloppés de vos expériences humaines. Peut-être la poésie des âmes, conclut sagement Chloë.


Les Singularités, Benoît Quessy
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 244 pages













lundi 3 décembre 2012

L'embaumeuse et le clochard ****

Notre ami affirme que l'un des anciens péchés capitaux, la colère, condamne l'humain à l'état de bête. Il voit rouge, disons-nous communément. Les larmes, les cris, occultent la couleur du sang. L'humain est réduit à regarder ses congénères dans un miroir déformant, le sien propre, où s'inscrivent la vengeance, la rancœur. Notre ami cherche un être, homme ou femme, exempt de cette entrave dégradante. On a lu le dernier roman d'Andrée Laberge, Le fil ténu de l'âme.

Comment aborder un récit aussi dense sans craindre de trahir la pensée exhaustive de l'auteure ? Certains livres ne se laissent pas approcher d'emblée, telle l'embaumeuse dissimulée sous sa carapace de cactus. Pourtant, elle est tendre, elle ne demande qu'à être aimée. Malheureusement, sa « camée de mère » l'a offerte au « tartarin », le fils d'un médecin, « un pervers, un vicieux. Un sans scrupule. » Elle avait quinze ans. Après la mort de cette mère asservie, sa fille est devenue thanatologue, se donnant pour mission de veiller au bien-être des âmes, les âmes que jamais personne ne réclame. Depuis son adolescence offensée, l'embaumeuse est victime d'un handicap qu'elle réprime du mieux qu'elle peut derrière une faculté inusitée : elle est bègue et ventriloque. Ancrée dans ses louables intentions de sauver les âmes, puisqu'elle ne peut plus rien pour les corps, surtout pour le sien, croit-elle, la jeune femme sera amenée à embaumer une vieille itinérante, glorifiée par son « hurluberlu » de clochard. N'est-il pas son Salomon ? Il déclame à sa Sulamite des versets du Cantique des Cantiques, ce qui fait s'interroger la thanatologue : comment ce sans-abri connaît-il par cœur cet ajout profane à la Bible ?

Un autre personnage hantera l'histoire. Le « fils du loup » qui, quinze ans plus tôt, a tué son père par compassion. Sauf qu'à la suite d'une dénonciation vengeresse, il a été accusé de meurtre. À sa sortie de prison, il recherche la délatrice. Il sait qui elle est, il l'a aimée. La découvrant inopinément, il l'observe de loin en compagnie d'un clochard mais aussi dans un bar où, pour échapper à l'emprise haineuse du tartarin, aujourd'hui décédé dans un accident de moto, apporté dans son laboratoire par sa famille pour qu'elle lui donne « l'air serein et apaisé du fils comblé fauché trop jeune », elle attise vulgairement l'appétence des hommes. Sous sa carapace de cactus, elle séduit, elle aguiche. Mais ce soir-là, se présente un inconnu, cinéaste amateur, en chômage, qui veut tourner un documentaire sur sa profession et l'entendre parler des âmes. Défaite de son rôle de femme fatale, la « jeunotte » l'entraîne dans son funérarium.

On ne prendra pas le risque de narrer l'infortune de ces êtres brisés par un passé qui colle encore à leur peau — corps justifierait mieux la répulsion qu'ils éprouvent, qu'Andrée Laberge dépeint magnifiquement. Chacun y va de ses aberrations personnelles, de ses secrets qu'il ne parvient pas à étouffer. Malgré le fait que tous se soient transformés en pauvres hères, nous devinons des hommes et des femmes rabattant « le clapet de [ leur ] mémoire », de crainte que s'échappent des monstres, ravivant des souffrances incommensurables. Des peurs vertigineuses qui font se réfugier la « princesse avariée » dans le conteneur du clochard, où il abrite l'urne de sa « vieille délirante ». Tous courent les uns vers les autres, se perdent, se trouvent, le présent imbriquant leurs identités qu'ils taisent farouchement, dont ils ont honte. Au point de soliloquer à la troisième personne du singulier. De se distancier de soi. Si le clochard abuse de superlatifs injurieux pour mieux se châtier, l'embaumeuse s'enroule commodément dans sa jumelle ventriloque.

Andrée Laberge a écrit un roman spiralé, admirable, qu'ouvre un oratorio. Le désespoir se déploie, grandiose, quand les personnages vomissent les aigreurs qui les ont éloignés des humains qu'ils étaient avant d'être soudoyés par des individus dépourvus de la moindre miséricorde. Ces hommes et ces femmes, à la bonté indéniable, n'ont eu qu'un désir profond, se réconcilier humblement avec une société insensible au malheur de ses semblables. Les masques ôtés révèlent des âmes désenchantées qui ne souhaitent que couper le cordon, leur fil ténu les reliant à des corps dégorgeant des miasmes d'autrefois. On a aimé que, le cinéaste amateur prenant la parole, l'oratorio ferme le roman sur la colère apaisée de la thanatologue, sur une longue respiration libérée du fils du loup. Le prix à payer de cette rédemption est la mort inévitable du clochard, soupçonnant en lui une identité qu'il ne pouvait réintégrer sans y laisser le corps. Au moins l'âme s'en sort intacte, aspirée par la vigueur incantatoire du chant du loup gris.

Roman éblouissant dans lequel l'écrivaine rappelle une fois encore la fragilité de l'humain quand il est confronté à des forces démoniaques qu'il ne sait repousser, déstabilisant les élans d'une existence qu'il aurait voulu partager entre la faillite du corps et l'harmonie de l'âme.




Le fil ténu de l'âme, Andrée Laberge
XYZ éditeur, Montréal, 2012, 216 pages

lundi 26 novembre 2012

Nouvelles impressionnistes *** 1/2

Elle est décédée à l'âge de quatre vingt onze ans. Écrivaine célèbre et discrète, elle nous a appris à discerner les désagréments de la notoriété. On a eu le bonheur de compter parmi ses amis proches, appréciant en nous le silence qu'imposait sa place privilégiée dans la société. Déroger à ces conditions eût été fatal. Elle nous aurait rejetée d'un revers de la main comme, plus tard, on l'a fait envers les importuns. On a lu le premier recueil de nouvelles de Mélissa Verreault, Point d'équilibre.

Onze nouvelles qui nous ont semblé réfractées d'une vitre embrumée. Même si les personnages ne se détournent aucunement de leurs états d'âme, les relatant d'une manière réaliste, on a eu l'impression qu'ils nous échappaient, continuant à vivre sans nous, soulagés de nous avoir trouvés disponibles pour écouter leurs confidences. Ne sommes-nous pas des étrangers à qui nous nous livrons sans attendre de réciprocité ? Il y a aussi le spectacle auquel nous participons sans intervenir. Telle Maryse se remémorant l'accident causé par son partenaire, brisant sa carrière de danseuse. Si sa désespérance nous émeut, nous ne pouvons rien pour elle, comme ne peut rien Michaël, son amant qui, lui, continue à danser. Plus avant, un jeune Italien mentionne les raisons de sa fuite d'Italie, de son exil à Montréal. Comme Elisabetta, la prostituée qui l'a recueilli chez elle, nous l'écoutons, nous nous taisons. Barbara, escorte le soir, serveuse le jour dans un bar, l'éblouit, il en tombe follement amoureux, ne se doutant pas que le malheur le guette. Sa compagne Luisa, avec qui il vit, le met à la porte après qu'un matin deux hommes entrent, le tabassent, fouillent dans les tiroirs. Conseillé par un ami, il vaut mieux pour sa sécurité et celle de Barbara qu'il quitte à jamais l'Italie. Autre nouvelle italienne, nous écoutons la narratrice nous confier son angoisse : fiancée à Matteo, elle va en Italie faire la connaissance de ses futurs beaux-parents. Choc des cultures tant personnelles que sociales. Un récit intime décrit le chagrin de Sarah à l'enterrement de sa mère, en compagnie de son père et de sa nouvelle conjointe. Les deuils ponctuant l'existence de chacun, on a suivi Sarah dans son enfance partagée avec sa mère ; plus tard, pour avoir trop fumé, un cancer des poumons condamne cette dernière. Le passé et le présent, affligeants, se heurtent, les nuages et la pluie évoqués par Sarah adoucissent sa peine. Un texte palpable, poignant, on aimerait rassurer Sarah, lui tendre la main.

On tait la beauté et la souffrance qu'engendrent certaines nouvelles, ne pouvant, à notre tour, élaborer sur les intempéries intérieures qui secouent ces humains. Nous mentionnons deux histoires qui nous ont particulièrement étonnée : Les épaules d'Atlas et Les ballons de fête. Si les thèmes en sont différents, ils se rejoignent par leur intensité. Retour d'Afghanistan d'un militaire de carrière, hanté par une étrange vision qu'il ne parvient pas à chasser de son esprit meurtri, puis l'aventure amoureuse de Geneviève avec une amie qui fête ses trente ans. Remémoration dans ces cas précis du saccage irréparable occasionné par ces deux turbulences. L'une et l'autre enferment un homme et une femme dans un secret qu'ils ne pourront jamais aborder ni partager, une solitude incommensurable nourrissant leur déception. La nouvelle éponyme, Point d'équilibre, clôt le recueil sur le silence d'Élodie depuis sa tentative de suicide. Elle vit seule, a la manie de regarder chez les voisins qui, comme elle, mènent une vie insignifiante, d'où l'insidieuse approche d'un ennui mélancolique. Moisissure des pensées mornes, pourriture d'un acte dont Élodie s'accuse quand la corde à linge se rompt et qu'au printemps le propriétaire fait venir le poseur de cordes. Se disculper ne servirait pas à grand-chose, l'hiver a rongé l'équilibre qui maintenait Élodie en vie.

Textes qui s'entrechoquent quand plusieurs protagonistes se recoupent, poursuivent une trajectoire hors de leurs habitudes. Le destin les a réunis pour le plaisir du lecteur, qui ne se lasse pas de les entrapercevoir. Un clin d'œil suffit, pas davantage. Ils se glissent, tel un courant d'air fait claquer une porte. Nous sursautons, nous fronçons les sourcils. D'où vient tant de bruit ? Nous lisons et relisons ces fables qui, rédigées dans un langage bien souvent parlé, savamment maîtrisées, subtilement structurées, nous persuadent que, quoi qu'il arrive, la vie vaut la peine d'être considérée. Au bout de la route, roses ou chardons l'épinant, la mort se faufile, mettant un terme à nos doutes, à nos peurs, invalidant tous les équilibres que nous puisons à même nos expériences vitales.


Point d'équilibre, Mélissa Verreault
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2012, 175 pages


mardi 20 novembre 2012

Devenir un grand journaliste *** 1/2

Dans son traité philosophique, le Sage énumère plusieurs critères qui nous empêchent d'être libre. Des sentiments aliénants. La dépendance aux personnes de notre entourage. L'immaturité nous enfermant dans un cocon d'enfantillages. Le besoin incessant d'être rassuré. Le Sage ajoute que la liberté s'allie à un parfait équilibre de soi. Que le regard des autres est sans importance. Songeuse, on approuve. Ces exigences nous conviennent, répondent aux nôtres. On parle du roman de Lawrence Hill, Un grand destin.

Début des années 1980. De retour de Toronto, Mahatma Grafton, vingt-cinq ans, obtient un emploi dans un quotidien de Winnipeg. Bardé de diplômes, le jeune homme est un « clochard intellectuel » que rien n'intéresse. Surtout pas la vie sociale autour de lui, encore moins l'histoire de sa famille noire, rassemblée par son père, Ben Grafton, dans d'épais dossiers. Au début de son stage, il se pose en observateur, défiant Don Betts, chef de la rubrique locale, homme exécrable, affamé de pouvoir. Son tir s'ajuste constamment sur Chuck Maxwell, journaliste de vieille souche, s'étant formé sur le tas, pour employer une expression courante. Cependant, Mahatma devra s'occuper d'affaires publiques, s'immiscer dans des cas litigieux, la salle des nouvelles s'avérant une ruche d'abeilles où chacun doit faire preuve d'audace, de vivacité intellectuelle, ce qui manque à Chuck Maxwell et que Mahatma défendra contre la hargne de Don Betts, les moqueries de ses collègues. Touché par sa sollicitude, Chuck lui apprendra comment rédiger un article, autant dire les ficelles du métier. En fait, le jeune journaliste se fait le défenseur des opprimés, tel Jake Corbett, assisté social, qui ne cesse de clamer haut et fort les injustices du Bien-Être à son égard. Si de truculents personnages parcourent le roman — on pense à Hassane Moustafa Ali, dit Yoyo, journaliste camerounais, boursier, stagiaire à Winnipeg, qui jette un œil étonné et candide sur le peuple canadien —, de tragiques destins alourdissent les actes de protagonistes désenchantés, solitaires. Melvyn Hill, juge noir, ancien porteur des chemins de fer du Canada, « retourné aux études », aujourd'hui méprisé de ses anciens camarades. Helen Savoy, journaliste d'origine française, qui, à la suite de brimades subies par un professeur anglophone à l'école primaire, a anglicisé son patronyme. John Novak, maire de la ville, interdit aux États-Unis, accusé d'une soi-disant appartenance au régime communisme. Peu à peu, ébranlé par des événements éveillant et tourmentant sa conscience — la mort de Chuck Maxwell dans un incendie, les révélations de son père sur ses ancêtres —, Mahatma interviendra, malgré lui, au cours de conflits divisant anglophones et francophones. Il y verra une image peu solidaire des humains entre eux. Ses réticences d'universitaire insouciant se résorbent, l'état pitoyable du monde expose ses diversités labyrinthiques, écueils que Mahatma ne peut éviter.

À mesure que chacun essaie de se faire une place dans un univers bancal, le passé des journalistes se décante. Ce qui se présentait comme la parodie d'une réalité grinçante se révèle un portrait peu réjouissant des agissements moraux d'hommes et de femmes sous influence, incapables de se créer un îlot de liberté, trop englués qu'ils sont dans des drames où tous se reconnaissent. Même Don Betts sera remis à sa juste place par un agonisant. Pour certains, la vie sera plus clémente, Mahatma Grafton découvrant ses intérêts culturels, son histoire, son identité. Helen Savoy revenant de ses reniements enfantins traumatisants.

On a aimé que le roman ne fasse pas la part belle à un " héros ", mais à une multitude d'individus affrontant des péripéties communes, les réunissant dans un filet maillé, les obligeant à se débattre au cœur d'intrigues propres à une humanité blessée. Le racisme, l'éthique de la presse, la violence des policiers, la pauvreté, thèmes jamais résolus, symbolisés par des êtres engagés, parfois dépossédés, intègres au point d'y laisser leur vie.

Roman publié une première fois en 1992, aujourd'hui présenté avec une nouvelle traduction, révisée par Robert Paquin, Ph. D.


Un grand destin, Lawrence Hill
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 344 pages.

lundi 12 novembre 2012

Tempête dans un cerveau *** 1/2

Instants de bonheur. Un lied de Gustav Mahler. Siegfried de Richard Wagner. Quelques pages de Lawrence Durrell. Un tableau de Marko Stupar. Un poème d'Antonio Machado. Une chanson d'Alain Bashung. Un vocable enveloppe ces impressions éclectiques : la ferveur... On parle du roman de Marc-Alain Wolf, Un garçon maladroit.

L'auteur ne manque pas d'humour en nous conviant à pénétrer dans les hallucinations d'un jeune garçon atteint d'autisme ou du syndrome d'Asperger. Est-il sociopathe ? Nous ne le savons pas exactement. Il s'appelle Lucien Taurel, il n'aime pas son nom, il est en guerre contre lui. À l'école, il bondit quand l'instituteur l'interpelle. Ses camarades se moquent ou l'agressent. Il ne sait marcher droit : sa colonne vertébrale est déformée, il a les pieds plats, un cou trop long, une tête trop grosse. Sa myopie prononcée l'oblige à chausser d'épaisses lunettes. Il souffre d'incoordination motrice. Petit, chétif, sauvage, il vit en retrait, pratiquant la visualisation des êtres et des choses, ce qui lui permet de fuir la réalité. Ses parents ont l'âge d'être ses grands-parents, il les a toujours connus les cheveux blancs. Son père détient une boutique d'antiquités, sa mère est femme au foyer. Ils ont déjoué les spécialistes, affirmant que leur fils est exceptionnel, il a du génie. Il lit à une vitesse prodigieuse, avale les livres. Il est curieux de tout, insatiable. Sa prodigieuse mémoire assimile quantité d'informations que, parfois, il repousse : il voudrait tout oublier. Pris dans l'engrenage impitoyable de ses manies, il se crée un monde de plus en plus opaque. De plus en plus aride, qu'il déniche dans son ordinateur. « L'écran avait le pouvoir de lever ses inhibitions. » Il instaure des transmissions de pensée avec une force inexpliquée. Des voix s'immiscent qui obéissent ou servent de catalyseur. Sacha, l'amie imaginaire, disponible et bienveillante, lit dans ses pensées, devine ses tourments. Elle est son double, tous deux possèdent « la même voix et le même corps. » Bientôt, il faudra à Lucien Taurel une armée conséquente pour affronter le monde complexe de la finance, rencontrer des chefs d'État, éradiquer la faim dans le monde. Interrompre la surpopulation en réduisant, d'une manière eugénique, l'excès des naissances. Plus tard, la mort lui semblera une anomalie de la vie, « une erreur de programmation, un scandale. » Il en appellera à Dieu. Diverses missions, dirigées par une force intérieure, seront confiées à Frédéric Frédéric, autre intervenant surgi de ses fantasmes, qu'il nomme directeur des opérations. Polyglotte comme lui, Frédéric approche des personnalités, tels un chef de l'OTAN, une ancienne maîtresse du secrétaire de l'ONU, le numéro trois d'Al-Qaïda. Submergé par une soudaine notoriété, Lucien Taurel ne sait plus par quel projet commencer...

Un événement imprévu lui fera quitter provisoirement son monde d'analyse et de synthèse. Son père est victime, en pleine nuit, d'une insuffisance cardiaque et respiratoire. Incursion dans un domaine qu'il avait négligé, il se passionne pour la recherche clinique, concoctera une étrange mixture qu'il injectera à son père. Le résultat est navrant. Il n'en faut pas plus pour que le lecteur se pose en spectateur, se demandant s'il piétine le faux pour décanter le vrai. Lucien Taurel ne s'obstine-t-il pas à résister, à piétiner, écrasant les déchets, les résidus inutiles, encombrants ? Une course effrénée s'établit entre les médecins, les infirmières et lui-même pour que le vieil homme ait la vie sauve. Son père devenu hémiplégique et de retour à la maison, son fils se rendra compte qu'il est le nouveau maître des lieux. Il doit subvenir aux besoins matériels de sa famille. Pour cela, il agrandira le magasin déclinant de son père, l'agrémentera d'armes, objets plus rentables que d'anciennes choses empoussiérées... Empêtré dans le feu de responsabilités fictives ou réelles — « la machine s'emballait » —, la ronde assourdissante de la maladie du fils du père, comme il se dénomme dorénavant, ne pourra qu'empirer sous l'œil paisible de sa mère, le visage de son père pétrifiant un « curieux sourire vissé sur les lèvres. »

On ne peut parler ici des inconvénients majeurs s'apparentant aux délirants et déchirants conciliabules du jeune homme. Prisonnier d'une combinaison mentale, il se crée une sexualité envahissante qu'il déverse sur des fillettes de son âge, ces fillettes se transformant en jeunes femmes ; déroutées par ses pulsions et agissements incontrôlés, elles s'éloigneront de lui. Il y a aussi Frédéric et sa bande de qui le garçon maladroit sera le souffre-douleur avant que chacun revête son habit d'homme. Frédéric représentera pour Lucien l'adolescent à qui il aurait voulu ressembler. Moment de cruciale lucidité quand la tremblante réalité évoquée par les figures de son entourage, éclaire puis embrouille son cerveau surmené.

Roman exigeant rédigé par le médecin psychiatre Marc-Alain Wolf. Que de patience et d'humilité révèlent les mystères illustrant les sinuosités de notre système nerveux, ses méandres pathologiques quand des univers parallèles le gouvernent, le soumettent à l'incompréhension médicale. L'auteur n'occulte pas les maladresses que commettent les spécialistes de  troubles mentaux irréparables, la désertion des malades dans l'automutilation, témoignant de leur existence dans un univers ne reflétant pas le nôtre, à la fois proche et lointain. Nébuleuse égarée, fulgurante, où penser différemment ne signifie pas toujours être un simple humain...



Un garçon maladroit, Marc-Alain Wolf
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 200 pages

lundi 29 octobre 2012

La vieille femme et l'enfant *** 1/2

Aphorisme. Une jeune fille de quinze ans monte sur scène. Au rythme endiablé de sa guitare, paillettes et strass, sans talent elle chante. Les médias crient au génie. Un oiseau prend son envol, tombe et meurt. On se penche sur le roman de Lori Lansens, La ballade des adieux.

Année 1980. Adélaïde Shadd, vieille femme noire de soixante-dix ans, se voit confier malgré elle une petite fille métisse abandonnée par sa mère. Elle demeure dans un parc à caravanes Lakeview, à trente kilomètres de Chatham, Ontario. Quand Sharla Cody, cinq ans, la rejoint en pleine nuit, elle est prête à l'envoyer dans un foyer d'accueil. À son âge, que ferait-elle d'une enfant si jeune ? C'est sans compter avec le charme de la gamine qui se cherche une maman, la sienne lui préférant des amants occasionnels, qui la brutalisent. Les jours passent, printaniers, allégés par la présence attachante de la fillette. Addy lui prête des sortilèges qui déclenchent des souvenirs houleux, déchirants, dans l'esprit de celle que Sharla appelle Mamaddy.

Années 1920. Adelaïde Shadd est née à Rusholme, ville surtout peuplée de familles « de couleur ». Fondée vers 1850 par des esclaves noirs venant des États-Unis. À la suite d'une légende liée à un pasteur blanc américain, visité par le Seigneur, quatorze esclaves fugitifs s'étaient réfugiés au Canada, avaient fondé Rusholme. Adélaïde et son frère Leam seront éduqués dans une famille paysanne traditionnelle où les Noirs, à force de persévérance, ont acquis quelques biens. Adelaïde était destinée à se marier, à avoir des enfants. Mais l'impitoyable destin qui manipule outrageusement certains individus s'acharnera sur la jeune fille. À quinze ans, elle s'amourache de Chester Monk, garçon de son âge qui, dans le quotidien, lui prête peu d'attention. Il faudra qu'ait lieu la fête des Fraises pour que le drame éclate. Invitant une amie d'Adélaïde à se promener, Chester Monk dépite si fort la jeune fille qu'elle se réfugie chez ses parents. Sournoise, l'ignominie se présente sous les traits d'un ami de la famille qui violera l'adolescente. Enceinte, Adélaïde sera accusée d'être la cause de la mort de trois hommes, dont celle de son frère. Déshonorés, ses parents la banniront. À leurs yeux ignorants, elle est une « fille perdue ».

Il serait inconvenant de narrer au lecteur le périple insensé d'Adélaïde. Aucune jeune femme n'aurait survécu à ces accusations. Déterminée à prouver son innocence, toutes ses innocences, devrait-on écrire, Adélaïde se battra farouchement contre une société bornée. Recueillie un jour, rejetée le lendemain dès que les gens la reconnaissent, alourdissant ses épaules de la responsabilité d'actes dont personne ne connaît la source. De Windsor à Détroit, de Détroit à Chatham, et les années passant, Adélaïde s'éloigne de sa ville d'origine, de ses parents qui l'ont reniée. Elle rencontrera Gradison Modely qui l'épousera, le temps des mauvais augures semble s'esquiver. Temps pendant lequel Adélaïde observera ses semblables, pénétrant des secrets familiaux non moins révoltants que les siens, qui l'apitoient plus qu'ils ne la soulagent. La solitude et la mort s'avèrent un foyer de complicité, de réconciliation avec des êtres disparus qui cherchent à se faire pardonner. Des âmes fantomatiques, comme celle de son frère, ne la quittent jamais, l'assurent de leur étrange soutien, du besoin intense de la seconder dans ses agissements. Noirs, Blancs et Métis s'amalgament à des événements historiques et fictifs qui, lentement, se désagrègent dans la vie moderne des années quatre-vingt. Une jeune fille noire qui se promène avec son amoureux ne provoque plus de scandale.

Dans la vie présente, Addy Shadd, sachant qu'elle va bientôt mourir, ne se soucie que d'une chose. Trouver le père de Sharla Cody, une maison qui la préservera d'éventuels foyers d'accueil. Des anecdotes parfois amusantes, parfois angoissantes, composent le quotidien d'une vieille femme de plus en plus en proie à des rêves éveillés ou endormis. Des voix qui finiront par l'emporter. Vivante, elle protège une petite fille pétulante aux prises avec les coups de griffes donnés par des enfants de son âge, des adultes écorchés par une existence qu'ils n'ont pas toujours choisie. Fatalité inconsciente surgie de nulle part, telles les accusations portées contre Adélaïde Shadd, à son adolescence. Les sentences prononcées par des générations vieillissantes n'ont plus cours, le drame survenu à une jeune fille d'autrefois, a sombré dans des tombes silencieuses, poussiéreuses. Ne reste qu'une immense déconvenue face à l'insondable.

Le récit déboule, abondant, magnanime. Une histoire d'amour où la sexualité l'emporte sur les préjugés. Récit empreint de révolte contrebalançant une extrême générosité. Le pardon accordé à des êtres qui ont agi par ignorance, ce que comprendra Addy Shadd en aimant une enfant qu'à son tour, elle défend contre les aléas d'un avenir incertain. Roman sorti tout droit d'ombres célèbres. Charles Dickens, Margaret Laurence, Toni Morrison. Roman d'envergure où le style spiralé dénoue des intrigues inattendues, révèle la complexité douce-amère d'hommes et de femmes aux apparences trompeuses. Une lecture sans failles dans laquelle nous nous engouffrons, qui n'aura de fin que dans la démarche entreprise par Adelaïde Shadd. Déchiffrer le chant des potentialités humaines. Leurs bienfaits et leurs conséquences.

On a aimé la fluidité de la traduction, signée Valérie Rosier.


La ballade des adieux, Lori Lansens
Traduit de l'anglais par Valérie Rosier
Éditions Alto, Québec, 2012, 584 pages


lundi 15 octobre 2012

Tout s'ordonne ****

Témoin d'un incident désagréable, on a pris conscience de notre détestation envers les hystériques, les manipulateurs harcelants. Ceux et celles qui refusent de se remettre en question. De s'interroger humblement dans un miroir. Est-il plus simple de pardonner aux autres que de se pardonner à soi-même ? On a lu les essais de Roland Bourneuf, Points de vue.

Ouvrir un ouvrage de cet écrivain invite le lecteur à entrer dans les " heures précieuses " d'un jardin au Moyen Âge. Nous marchons à pas feutrés dans des allées verdoyantes, comme nous tournons délicatement les pages chaleureuses de ces essais. Vingt-quatre textes où, en compagnie de l'auteur, nous pérégrinons — quel vocable symbolique ! — sans nous lasser. Nous allons de l'avant vers l'arrière, et inversement, fécond périple. En cours de route, tant dans les allées verdoyantes que dans le livre, nous redoutons une distraction. Nous semons des cailloux blancs, l'âge tendre de Poucet nous innocente. Le tronc rugueux d'un arbre, le paragraphe nuancé d'une chronique, auraient-ils échappé à notre regard sollicité par trop de merveilles écrites ? Des lieux que fréquente Roland Bourneuf, situés entre passé et présent, oscillant entre rêve et réalité, découlent des résonances : retentissement de souvenirs d'enfance, de la craie sur un tableau noir ; effluves émanant d'êtres par l'âge altérés, du fleuve navigable, de l'encre violette stagnant dans l'encrier en porcelaine. L'enfance, au même titre que différents lieux, somnole dans une tendresse indulgente. Les voyages aux frontières ouvertes s'ajustent à la nécessité de déambuler dans l'imaginaire et dans l'existence.

Une multitude de réflexions s'associent aux cheminements que poursuit l'écrivain. Il nous convainc de la véracité d'univers ancrés plus tard dans la mémoire, les objets qu'il a rapportés dans ses bagages privilégiant leur état d'appartenance. Errances en hauts lieux, randonnées au Tibet, recours à l'abri, flottaisons durant une brève insomnie, les seuils habités, le regard contemplatif s'attardant sur quelques peintres ; flânerie dans les pas de poètes aujourd'hui devenus « ...parole de l'homme, parole de ce qui les transcende [...] ». Le mouvement, signe incontestable que le corps agit, que l'esprit veille, envahit, bienveillant, la teneur méditative des récits. Titillation des sens, ferveur de silences qu'impose une lente maturation, divulguant des situations parfois ironiques, plus souvent gravées de faits douloureux, d'histoires de guerres traversées, contredisant le retour improbable de jeunes gens qui n'y croyaient pas vraiment... Puis, l'infamant passage du temps où la douceur d'un cloître accueille le voyageur égaré, épuisé de tant de découvertes au sein de randonnées innommées. Wanderer, une approche mystérieuse vers son semblable et vers soi au centre d'un jardin, à l'intérieur d'un livre raffiné, tel un lever de soleil sur une palmeraie, celle de Marrakech convient à la beauté que nous voulons évoquer.

Roland Bourneuf, soucieux de ne jamais déborder des limites de ses points de vue, ou en franchissant les seuils, se révèle un grand humaniste quand, se détournant de sa ville natale, abordant des cités dressées dans la nuit des temps, il nous enveloppe de son regard ébloui, étonné du génie de l'homme. Les pierres ruinées témoignent de civilisations déplacées, d'une transhumance humaine qui n'a su résister à de routinières catastrophes naturelles ou hargnes guerrières. Une immense émotion se propage au long de marches infatigables, livre ou jardin. Heure récréative qui nous permet de mieux cerner la beauté du monde et ses envers.

Abrégement d'un discours personnel, autre mouvement introverti, nous évitant de porter un jugement sur un livre où les liens se tissent entre l'infime et l'universel. Sur un jardin embelli d'allées parfaitement rectilignes. Métaphore recelant la vaste érudition jamais démentie de l'écrivain, sa curiosité insatiable. Pérégrinations autour d'un monde à la portée de tout un chacun, à l'intérieur d'un univers fait et refait de la densité de nos vagabondages psychiques, de nos fugues spirituelles. Le tour de notre prison ou de soi-même ressemblerait-il à la fleur de l'amandier qui, un matin, éclatait « [...] comme si l'arbre avait libéré soudain la splendeur qui était en lui. » ? Splendeur d'une écriture de longue date maîtrisée, élégance d'un style délibérément poétique, plénitude d'une pensée essentielle, clairvoyante. Livre et jardin se fondent l'un en l'autre, les thèmes chatoyants, diversifiés, se ramifient en une générosité infinie. Allégorie confondue dans la démarche intellectuelle d'un écrivain où l'humain se pose, se définit au centre d'une exploration interrogative, libérant un faisceau harmonique et mythique, où tout s'imbrique, où tout s'ordonne.


Points de vue, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 120 pages

mardi 9 octobre 2012

Nouvelles éclatées ***

La rassurant sur les sentiments de son mari à son égard, elle nous répond en riant qu'on lit trop de romans Arlequin ! Songeuse, on se dit qu'il ne faut pas dénigrer ce genre de livres, s'ils convertissent une seule personne à des lectures plus sérieuses. On a terminé de lire le premier recueil de nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Jésus, Cassandre et les Demoiselles.


Quarante nouvelles brèves, divisées en dix parties, chacune faisant intervenir un personnage féminin plutôt que masculin, entouré de Demoiselles. Les nommer importe peu, les filles ou femmes se reliant entre elles leur inventent une existence à rebondissements... On n'a pas toujours saisi les aboutissants de ces aventures intimes, mais le regard tendre ou narquois de la jeune auteure nous convainc de leur pertinence. Au hasard, on cite quelques titres. Cassandre et la culture des prunes, une petite fille timide se fait malmener par des compagnes plus hardies, Manon est là pour la défendre. Eluda-Louisiana et les Demoiselles, fabrique des breloques et, comme toute créatrice, en détruit quelques-unes. Cale sèche, Joëlle ne sait plus très bien où elle en est. Réfugiée dans une goélette, elle imagine tout perdre à la venue de l'hiver. Crevette sur fond de toile décrit le parcours artistique de Lysandre qui, doutant de son talent, a refusé les codes établis. Jésus, dans la salle de bain. Un enfant « embrouillé dans ses chimères » se débat contre le « citoyen » que peut-être il deviendra. Tu vas revenir dans quelques minutes, en camping, une jeune femme s'interroge sur le retour probable de son amante. J'ai un bureau qui brille ou le regard ironique d'une narratrice sur sa condition sociale.

D'autres fables plus hermétiques, non moins symboliques, valorisent bellement l'ensemble du recueil. Des femmes névrosées, témoins de leur propre drame, se glissent hors d'un temps réel qui ne semble plus leur appartenir, créant un effet funambulesque à mesure que les pages se tournent. Un univers enfantin fait place à un monde plus radical, celui d'adultes qui se cherchent au centre des méandres de leurs avatars. Un détail — un désir — déclenche une effervescence créative que ressent le lecteur. Emmanuelle Cornu ne manque pas d'humour acide quand elle se penche sur les aléas de la société actuelle. La nouvelle SUPER bouchée, grinçante à souhait, démontre la stupidité de Consuelo face aux objets qu'elle possède, qu'ils soient conséquents ou pas. Au volant de sa « SUPER bagnole », elle ne se rend pas compte du danger qui la guette, trop occupée à donner de l'importance aux superlatifs qu'elle utilise, l'empêchant de penser. Une étrange certitude se dégage de ces textes : une destruction mentale et physique quand plus rien ne va. Faut-il se laisser emporter par un vent violent avant de se poser sur un sol lisse et stable ? Un grand vent souffle sur ces textes originaux, que rythment des phrases concises, un apport parfois excessif de répétitions lancinantes.

Notons un riche imaginaire nourri, on le devine, d'expériences heureuses ou malheureuses survenues à l'auteure. Observant ses congénères, elle a capté dans un regard désemparé, dans un geste hésitant, une parole tremblante, d'inévitables déceptions. Si on privilégie le caractère conforme, aéré des nouvelles classiques, on ne peut douter du talent d'Emmanuelle Cornu. Animée d'une révolte intérieure inhérente à ceux et celles qui ont quelque chose à dénoncer, l'auteure se cabre, frémit, tel un animal indiscipliné refuse les affres de l'assujettissement. On attendra patiemment une deuxième parution de cette écrivaine à la plume acérée, ces récits s'avérant une étonnante promesse...


Jésus, Cassandre et les Demoiselles, Emmanuelle Cornu
Éditions Druide, Montréal, 2012, 208 pages

samedi 29 septembre 2012

Les brûlures du temps qui passe ***

Télévision. Perplexe, on la regarde. Son écran est gris et vide, ses atours noirs et poussiéreux. Son dos est bossé. On se dit qu'elle nous informe du pire comme du meilleur. Ses images déboulent, agréables ou torturées. On pense à une vieille sorcière fatiguée, dépossédée de sa magie. En un siècle plus barbare que le nôtre, elle aurait fini ses jours sur le bûcher. On se penche sur le dernier roman de Gilles Jobidon, Combustio.

En compagnie de Jane Dix, jeune archéologue au chômage, nous allons parcourir des univers disséminés dans le temps. À la suite d'une petite annonce à laquelle elle répondra, et après l'échec d'une entrevue, Jane se verra proposer un curieux mandat par une jurée, Sarah Mill, qui l'a remarquée. Rechercher l'origine de l'incendie, qui a dévasté pendant trois jours une partie de Londres en 1666. Jane, tout comme le lecteur, traversera des situations oscillant entre vérités et mensonges, entre histoire officielle et fiction. De l'atelier de Francis Bacon, qui a été un ami intime de Sarah Mill, Jane sera propulsée dans les archives poussiéreuses de la société d'assurances Lloyd's où travaille son employeuse. Jane devra se rendre à Paris, rencontrer un spécialiste de Georges de La Tour afin d'y faire authentifier un triptyque dépeignant l'incendie. Certains éléments n'étant pas conformes aux conclusions tirées des causes du sinistre. Enquête qui amènera Jane dans les pas de surprenants personnages, la plupart mis en scène par Sarah Mill. Une artiste polonaise, une famille amish dont l'un des membres est gardien de phare, Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, un faussaire de tableaux amnésique, deux frères milanais : l'un est botaniste, l'autre, rebelle raté. Il y a aussi les Salmontès, fondateurs d'un célèbre et mystérieux cirque. Dédale dans lequel Jane se fondra sans jamais s'y incruster, les flammes, souvent symboliques, détruisant rageusement les actions excessives des protagonistes. Une fatalité ignée les regroupe dans la mémoire de Sarah Mill, les distille durant la mission éparpillée de la jeune archéologue. Points de repère, tels des phares avertissant les navires du danger des tempêtes. Et c'est bien le gouvernail d'un vaisseau fantôme que tient Jane, envahi d'êtres excentriques. Admirable fiction alimentée du savoir de l'écrivain. Extravagance imaginaire que permettent des époques révolues, peut-être entrevues le temps d'un roman...

Toutefois, le parcours de Jane, parsemé d'embûches historiques, dépeint par Gilles Jobidon, déroute le lecteur, lassé de trop longues descriptions narrées par des individus qui s'invitent à tour de rôle. Parle-t-on de cette manière ininterrompue ? On en doute. La curiosité l'emportant, questions et réponses devraient animer un discours passionnant, parfois éteint par d'intenses, poignantes digressions. L'agonie apaisée du roi Louis XIII méditant devant un tableau de La Tour, l'unique représentation du cirque Kirkos, le suicide de Hermina Salmontès. Le désespoir dissimulé de Sarah Mill, qu'elle noie occasionnellement dans de bons vins... La détresse de Jane après une expérience malheureuse en Amérique du Sud. Le feu, sous toutes ses formes, tord ses flammes dans l'existence de femmes et d'hommes blessés par la maladie du corps et de l'âme. La fuite sans but de La Tour ne parvenant pas à oublier la mort de sa petite fille Marie.

Roman touffu, foisonnant de détails subtils, méticuleux. Un ton lyrique, une écriture griffée, tel un manuscrit ancien supportant difficilement la lumière du jour, enténébré d'un encombrant et lourd passé, semblable aux tableaux du peintre des Nuits... Après avoir fermé le livre, un peu essoufflés, nous avons l'impression d'avoir fait une longue promenade hors du temps, dans des sentiers calcinés, leurs pierres charbonnées, foulées par des êtres impatients de connaître par qui ou pourquoi origine l'incendie de Londres. À lire à doses parcimonieuses, comme aujourd'hui nous relisons Balzac.


Combustio, Gilles Jobidon
Leméac Éditeur, Montréal, 2012, 320 pages

lundi 17 septembre 2012

Vive la liberté ! *** 1/2

En cette fin d'été, pourquoi ne ferait-on  pas un clin d'œil connivent au blogue littéraire Le Chat Qui Louche, animé de textes diversifiés de qualité, orchestré par Alain Gagnon, lui-même écrivain prolifique ? Notons son prolongement par le biais de la maison d'édition numérique Le Chat Qui Louche, que dirige courageusement l'écrivaine Dany Tremblay. On parle du numéro 111 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

Sur le thème " Totalement libre ", vingt et un écrivains du Saguenay-Lac-Saint-Jean se sont exprimés sur un sujet qui fait couler trop de sang et beaucoup d'encre. Pourquoi la liberté envers soi et envers les autres, déchaîne-t-elle autant de passion guerrière, d'injustices destructrices ? Ces écrivains ont eu le courage d'aborder ce point crucial dans de courts récits, leur apportant, grâce à leur brièveté, une surprenante intensité. On ne pourra tous les nommer, mais, cueillis au hasard, on en a retenu quelques-uns qui nous ont inspirée plus que d'autres. Particularité de ce numéro, il s'ouvre sur l'enfance, se ferme sur une mort prochaine. Mylène Bouchard nous introduit dans la solitude d'un enfant qui, au retour de l'école, se heurte à une maison vide, se bâtit une « lumière sur l'absence » pour meubler le silence. Situation combien actuelle, interprétée de l'intérieur, même si les bruits alentour sourdent violemment aux oreilles de Loan. Plus loin, une petite fille, surgie de la plume d'Élisabeth Vonarburg, se crée une bulle avant de se frotter aux humains. Similitude de l'enfance blessée et méfiante entre cette nouvelle et celle de Mylène Bouchard. On lit, on sourit, on n'intervient surtout pas dans ces univers feutrés, sur le point de crever leur cocon. Anne-Marie Allard met en scène une fillette qui, durant une messe d'enterrement, observe un mystérieux voyeur. Nouvelle classique avec sa chute inattendue, Alfred se révélant un hôte insolite... Plus loin, l'humour noir de Jean-Pierre Vidal, son narrateur se jouant au téléphone d'un représentant en cellulaires et autres objets du genre. On a aimé L'autre en lui, texte signé Dany Tremblay. Un homme timide accro aux « pilules roses », trouve en ce paradis artificiel l'audace de draguer la serveuse d'un bar minable. Réalisme sans autre issue que celle du lampadaire sur le trottoir où il se tient chaque soir. Second paumé : le musicien attendant sous la pluie le tenancier d'un bar. Celui-ci, d'un simple mot, pourrait relancer sa carrière en berne de saxophoniste. Le musicien sous la pluie, François-Bernard Tremblay. Totalement libre à Tunis, texte signé Danielle Dubé, confirme qu'une femme ne peut être tout à fait libre dans un pays où les hommes ne le sont pas eux-mêmes. Michel Samson et Gérard Pourcel inaugurent une insoutenable nouvelle perçue à travers le sourire d'un enfant birman qui désirait être moine, et un jeune homme servant de cible trompeuse à une publicité. Les deux écrivains ont posé un regard compassé sur des êtres de passage : l'un, un vieux moine, l'autre, une ancienne vedette de baseball. On a frémi à la lecture de Brèves d'eaux troubles, l'auteur, Maurice Cadet, donnant la parole à un homme déçu par deux femmes aimées. Que se passe-t-il dans la tête d'un individu quand il fait de la motoneige sur un lac gelé ? Un acte criminel peut-il alimenter une liberté chèrement acquise ? Marité Villeneuve et Élaine Hémond nous offrent deux nouvelles ludiques, allégeant l'ensemble des récits ici nommés. Efficaces et souriantes, les auteures créent des personnages féminins insinuant que la liberté devrait se nourrir de complicité. Univers jubilatoire et jouissif ! Dans De chair et de cendres, Line Gaudreault se penche sur un veuf qui, chaque dimanche, lit quelques pages d'un roman près de « l'urne en verre soufflé » de son épouse. Nostalgique entrée en matière avant de pénétrer dans le texte d'Yvon Paré, Un testament, celui qu'il adresse à son futur héritier. Étrangement, ce bref récit, aux relents de feuilles mortes, au ton ironique, s'apparente à un essai d'Alain Gagnon, qu'on avait particulièrement prisé. Jacob en était l'héritier présumé. C'est dire le talent similaire de ces deux écrivains qui ont à leur actif une œuvre impressionnante...

En ces temps modernes où la liberté s'avère un enjeu perpétuel, tant politique, culturel que religieux, on ne pouvait mettre de côté la parole d'écrivains qui se sont engagés à décrire ce que représentait l'insoumission insérée au cœur d'hommes et de femmes sans cesse réprimés, enfermés dans la cage impénétrable de leur corps et de leur esprit. Ces êtres contraints à toutes formes de silence offensé, se mesurent avec héroïsme au pouvoir insensé de ceux qui, refusant les différences d'autrui, se condamnent eux-mêmes à une haine inapaisée. Ces quelques lignes témoignant de ce que l'on a ressenti en lisant les écrivains saguenéens, démontrent que dans ces histoires, compilées en une centaines de pages, s'instaure un élan instinctif, réprobateur : le refus de se laisser embrigader dans des territoires occupés par des humains armés de paroles nuisibles, prémunis de gestes outranciers. Oui, totalement libres quand nous faisons de l'écriture une raison suffisante à défendre celui et celle qui dérangent le désordre organisé contre de stériles sources de violence !

On mentionne la singulière nouvelle de Sylvie Gendron, Un autre hiver, lauréate du vingt-deuxième concours de la revue, pour l'édition 2011.


XYZ. La revue de la nouvelle
numéro piloté par Yvon Paré
XYZ éditeur, Montréal, 2012, 102 pages

lundi 10 septembre 2012

La vie vue d'en haut ****

Dimanche. Jour de repos par excellence que certains d'entre nous détestent, la solitude se faisant plus oppressante. On s'étonne, le dimanche contenant un semblant de liberté impossible à apprivoiser en compagnie de nos semblables. Alors, pourquoi s'obstiner dans son angoisse au lieu de rejoindre celui ou celle qui nous attend ? On a lu le recueil de nouvelles Éclats de lieux, signé Aude.

Avant d'aborder le monde terrestre et cruel, nous lisons que trois fileuses — les trois Parques dans la mythologie grecque — « belles et silencieuses », détiennent et forgent notre destin entre leurs mains habiles. Elles vivent paisiblement, soutenant le poids du monde, jusqu'au jour où neuf femmes cherchent refuge auprès d'elles. Leur état est si lamentable, leur discours tellement horrible, que les fileuses suspendent le cours du temps et celui, impitoyable, des humains... L'auteure évoque alors les drames d'hommes et de femmes, que des circonstances particulières ont soumis à des nécessités de survie. Le paysage, qu'il soit extérieur ou intérieur, désert ou prison, calcine des êtres qui ne croient plus en une quelconque rémission. La souffrance physique ou mentale invente son contrepoint en des espaces arides, rongés par des vents cinglants. Respiration altérée de celui ou celle cheminant sur des charbons ardents. Ainsi, les photographes de la nouvelle À l'abri ne se rendent plus compte du désarroi dans lequel, peu à peu, ils sombrent, leurs images reflétant la terreur qui les mine, le soleil, ici symbole de violence, les arrache à une existence pacifique. Les Chacals nous emportent dans un camp de femmes réfugiées, à la merci d'hommes indignes, exploitant leur misère, leur innocence. L'une d'elles agonise après avoir marché pendant trente-huit jours, ses compagnes attendent le pire, les chacals « postés à l'entrée de la tente [...] » pourront passer à l'assaut.

Parmi ces textes troublants, on a relevé le sort fatal d'individus que rien ni personne ne peut interrompre. La femme qui se noie, un matin de février, après avoir longtemps hésité sur les berges du fleuve glacé. Refusant sa mort, un proche l'imagine devant son chevalet, peignant un ultime tableau. Elle voyage sous l'eau, « comme si, dans la mort, on demeurait vivant. » Réflexion désespérée, soulageant peut-être la peine incommensurable de l'homme figé sur la rive à regarder le large. Mais les hommes n'ont pas cette compassion exacerbée quand il s'agit de se venger. Dans la nouvelle L'attente, une femme enfermée dans un cachot, se consume dans une souffrance démesurée. Avec d'autres, enfermées comme elle, elle écoute les bruits retentissants, ceux des mitraillettes exécutant leurs compagnons. Puis, le silence plane, éclaboussé de sang autant que les murs. L'irréprochable met en scène un homme, époux et père, à la recherche de lui-même, éternel insatisfait, éternel destructeur. Ce récit démontre combien le mécanisme machinal du quotidien insupporte quand nos rêves dérivent vers des voies idéalisées, à la portée d'échecs insoutenables... On a aimé Océan de glace, les deux femmes qui marchent sur la plage enneigée. Elles sont dans le mitan de l'âge, une harmonie née de leurs expériences leur font oublier que demain ne sera plus exactement comme l'instant qu'elles partagent. Elles chuchotent. « Rigolent. » Les grandes marées de l'océan et du temps sont inopérantes sur le bonheur d'être, simplement. Une nouvelle impressionnante, La femme de la ruelle, dépeint une forme de justice vertigineuse qu'un tueur à gages impute à ses victimes. Un après-midi brûlant, il doit supprimer l'épouse d'un politicien, celle-ci manipulant cruellement les ficelles embrouillées du pouvoir. Une seconde d'humanité traversera le regard de la femme et du tueur à gages. Complicité meurtrière, la lueur perceptible d'un signe sacré affleure dans les yeux de toute femme qui va mourir...

De très courtes nouvelles intimes, dénonçant la solitude mutilée que provoque trop d'attachement, entrecoupent des nouvelles plus longues. Chacune déploie la laideur politique ou sociale que subissent certains pays et continents dénués d'abondance. On n'a pas mentionné les vingt-trois titres du recueil, ces fables malmenant le lecteur, l'acculant sans larmoiement à sa conscience assoupie dans un confort douteux. Il faudra la supplique tenace de l'une des neuf femmes pour que les trois fileuses tissent à nouveau le cours intarissable du temps, celui, faillible et tangible de la destinée humaine.

C'est toujours avec une immense curiosité intellectuelle qu'on lit cette écrivaine singulière. Aude, elle-même âprement touchée par le désir de vivre, fait preuve une fois encore d'un immense talent de nouvellière. Les textes de ce dernier recueil, brefs dans leur narration, décrivent avec une rage contenue la barbarie d'hommes sidérés par l'analphabétisme du cœur. Coulent les phrases incisives, se gravent dans nos esprits la précision et justesse du vocable approprié au genre. Les non-dits affluent, tels des diamants bruts, laissant deviner le travail minutieux de la lapidaire infatigable qu'est Aude. Les pages admirables et sobres de la nouvelle intitulée Indélébile Virginia, résumant l'existence tragique de Virginia Woolf, témoignent à elles seules de la pertinence de nos propos !


Éclats de lieux, Aude
Lévesque éditeur, Montréal, 2012, 142 pages

lundi 27 août 2012

Devons-nous toujours perdre ? ***

Parc La Fontaine. On y a passé une partie de l'été. Nous réjouissant de l'ombre des arbres, de la limpidité du bassin. Le parcourant au rythme de la chaleur, on a observé les maîtres et leur chien, les joggeurs et joggeuses, les parents et leurs enfants, les pique-niqueurs, les quidams nourrissant pigeons, écureuils et canards. Les cyclistes, les amoureux. On s'est désaltérée à la terrasse ombragée du bistrot, amusée par la courte randonnée du petit train rutilant. On s'est assise au soleil selon l'heure du jour. Dans ce lieu privilégié, on a lu le deuxième roman de François Leblanc, Quelques jours à vivre.

Véronique a invité son mari, Antoine Barcelo, au restaurant et lui annonce que depuis plusieurs mois, elle a un amant. Un professeur d'éducation physique, un collègue de travail, qui aime le camping et lit Harry Potter. Vingt-cinq ans de mariage unissent Véronique et Antoine. Ils ont un fils, Julien, treize ans. Véronique est issue d'une famille aisée, Antoine, de la classe ouvrière. D'où, se lamente ce dernier, la raison primordiale de la fatigue conjugale de sa compagne. Il se remémore la manière dont il l'a séduite : la fréquentation de bons restaurants, leurs promenades dans le Mile End, le soir pluvieux et venteux où, dans une rue, Véronique a reconnu Leonard Cohen qui lui a souri... Antoine était à l'époque employé à temps partiel dans une buanderie, vingt-cinq ans plus tard, il est travailleur de nuit dans un établissement de détention. Nuits qu'il partage avec Jimmy, un rescapé de la société, se vantant vulgairement d'exploits sexuels, fantasmes dont il se nourrit pour épater Antoine.

Est-ce si grave que votre épouse prenne un amant, vous en informe dans un chic restaurant ? Cela fait mal comme un coup de poignard dans le dos, cela se soigne en éclusant bière sur bière, cela ouvre les yeux sur des jeunes filles à peine sorties de l'enfance... Mais quand votre mère vous téléphone que votre père, diabétique et souffrant d'un début d'Alzheimer, a disparu mystérieusement, emportant son portefeuille, ses papiers d'identité qu'elle gardait précieusement dans une boîte, chapardant des billets de vingt dollars, cela prend des proportions désastreuses : cela vous renverse, vous bascule dans un univers où vous n'avez plus rien à perdre. Cela vous fait téléphoner à votre sœur, égoïstement occupée, pour vous secourir. Réflexions désabusées d'Antoine qui, pour aggraver la colère qu'il ressent envers Véronique et sa sœur, sera menacé de mort par un toxicomane, une nuit où il l'appréhende au téléphone. Jimmy a beau faire, il ne peut raisonner Antoine qui, ayant malencontreusement croisé l'amant de Véronique dans leur maison, se réfugie chez son meilleur ami, Pierre-Luc. Autre spécimen humain. Faisant fi de ses réussites professionnelles, marié à un ex-mannequin, psychologue réputé spécialisé dans la thérapie conjugale, il redoute d'être considéré bientôt comme un " has been ". En lui, s'incruste un redoutable sentiment d'échec qu'il ne peut contrôler. Dérobade de deux hommes en proie à la hantise du vieillissement, l'un perdant sa jeunesse et son épouse, l'autre jonglant avec des lubies pour faire taire une voix dérangeante...

L'épouse, la mère, la sœur se greffant maladroitement au désarroi d'Antoine, ne peuvent que renforcer sa rancœur contre une existence qu'il juge cruelle. La police n'agit pas mieux, la disparition de personnes âgées ne l'impressionnant pas outre-mesure. Enfin, à la suite de surprenants indices, l'agent Cournoyer informe la famille que Roger Barcelo loue une cabine au bord de l'eau à l'auberge des Salines, à Despentes, municipalité proche de Rimouski. Incompris de ses proches, l'intimidation d'un potentiel agresseur le taraudant, frôlant la dépression, Antoine obtient un arrêt de travail et part à Despentes rechercher son père.

Après quelques péripéties anodines, un voyage en voiture touristique qui le séduit, Antoine parvient à Despentes, repère l'auberge des Salines où s'alignent une douzaine de minuscules habitations blanches datant d'après-guerre. Ému, il imagine son père habitant l'une d'elles ; à l'auberge, le patron lui apprend que monsieur Barcelo a quitté Despentes depuis deux jours. Il le considérait comme un « type bien ». Il y a le « gros Michel » avec qui il allait à la pêche... Intrigué, Antoine passera la nuit à Despentes, occupera la cabine blanche « laissée libre par son père. » Trop perturbé pour dormir, échauffé par un " pack " de bière, il mettra de l'ordre dans la confusion de ses sentiments. Nébuleux, il se souvient de faits agréables survenus durant son enfance, plus tard, dans son adolescence, de l'humour paternel mentionné par Véronique. Se ressemblaient-ils au point de se détester ?

Récit narré sur un ton badin par un cinquantenaire désenchanté. Voulant dissimuler les causes profondes de son mal-être existentiel, Antoine Barcelo entraîne le lecteur dans la course épuisante des complexités humaines, d'angoissants silences se dérobant à quelque oreille compatissante. Les femmes gravitant autour d'Antoine, son épouse, sa mère, sa sœur, sont à l'image de celles qui ont entouré Roger Barcelo. Vieillissant et malade, il est allé vivre ses derniers mois loin des intrigues et manigances familiales, loin de l'esprit borné d'un fils conventionnel. Malgré les apparences, c'est un roman à ne pas lire à la légère. Telles les chansons mélancoliques de Leonard Cohen, essaimant les parcours d'Antoine Barcelo, que nous écoutons le regard empreint de nostalgie.


Quelques jours à vivre, François Leblanc
Éditions Triptyque, Montréal, 2012, 170 pages

lundi 20 août 2012

La jeune fille et le sel ****

Soupirant longuement, elle nous dit souhaiter un événement fabuleux qui viendrait interrompre la monotonie de son existence. Étonnée, on comprend mal ce vœu insolite. Que faire pour la contenter ? Un éclair de génie nous traverse l'esprit : on l'invite à lire le roman de Martine Desjardins, L'évocation.

Fin du dix-huitième siècle. À l'est de Québec, isolé du canton d'Armagh, se dresse un manoir que jouxte une mine de sel gemme désaffectée. Son Excellence Lily McEvoy, vingt-sept ans, héritière du domaine, a pris la décision de recevoir maître Anselme, tailleur de pierre. Il a sculpté durant dix ans, le monument funéraire des parents de la jeune femme. Avide et droguée de sel, elle vit en compagnie de ses deux servantes quinquagénaires, Perpétue et Ursule, recueillies par son père, à l'orphelinat de Québec bien des années plus tôt. Il y a aussi Titus, enfant mal défini dans la lignée des McEnvoy. Aujourd'hui adulte, réduit au rôle de valet de ferme, farouchement silencieux, il attend les ordres de Lily. Elle lui ordonne d'aller à la chaumière, près de l'ancienne mine de sel, où habite maître Anselme, de le ramener au manoir, elle l'invite à souper. Invitation qui étonnera agréablement Perpétue et Ursule, qui, à l'inverse de Lily McEnvoy, se gorgent de sucre d'érable.

Dix ans ont passé pendant lesquels des calamités ont chamboulé la vie de Lily, de ses parents et de Titus. De maître Anselme aussi. Son père, Magnus McEvoy, issu d'une vieille famille irlandaise, entra adolescent dans la marine royale ; sa grande aptitude à la navigation lui permit de faire échouer La Galante, une frégate française de soixante canons. Il fut gratifié du commandement de la prise, qu'il rebaptisa Galatea, la figure féminine qui en ornait la proue lui paraissant vivante et prête à s'animer. L'explosion de la frégate, provoquée par un marin insoumis, le lassera des guerres et des mers. Sur le point de regagner l'Irlande, le gouverneur général James Murray, en récompense de sa participation à la Conquête, lui concédera vingt mille acres de terres non défrichées « s'étendant de part et d'autre de la rivière de la Loutre, à deux journées de marche du village de Beaumont. » D'où la découverte d'une prodigieuse mine de sel gemme qui fera la fortune du contre-amiral, la faisant fructifier par des esclaves " pawnees ". Redouté et envié, Magnus McEvoy se rendra compte qu'il n'est pas simple de duper qui que ce soit. La figure de proue de sa frégate perdue, sera personnalisée par Laurence, une petite fille que plus tard, Magnus McEnvoy rencontrera chez maître Anselme, celui-ci l'utilisant comme servante. Il lui remettra un flacon de sel dont elle peut se servir à tout moment... L'avenir, représenté sous les traits de Laurence qu'il a épousée et qu'il vénère, ne lui réservera que des échecs dus à sa trop grande confiance en son pouvoir : le sel lui garantit la sujétion de ses semblables.

Ainsi, dix ans alternent autour de souvenirs ressassés par Lily McEvoy qui, réfugiée dans ses appartements, attend maître Anselme, souhaitant mettre au jour, rumine-t-elle, les infamies qu'il a causées à sa famille. Un buste de femme sculpté dans un bloc de sel par Titus repose sur la table de la salle à manger, entouré de dix-neuf salières façonnées par maître Anselme à l'intention de Magnus McEnvoy. Clés du mystère pesant sur l'existence recluse de la jeune femme, qui ne cesse de s'alimenter de sel. Une profonde angoisse, mêlée à une rancune inqualifiable, la fait agir d'une manière cruelle envers Titus que, pourtant, elle aime d'une passion exclusive. Semblable en cela à son père qui, humilié et repoussé pendant la grossesse de son épouse, attendait devant sa porte fermée, qu'elle accouche. Père et fille ne s'empoisonnent-ils pas au contact du sel ? Magnus l'ingérant à petites doses après la mort de Laurence ; Lily, le prisant, se transforme lentement en statue minérale.

L'intérêt du roman, intensifié par l'imagination et les connaissances de Martine Desjardins, atteint son apogée quand l'auteure, amalgamant histoire officielle et légendes, prête à Lily McEvoy d'amères interprétations chimériques, leur dénouement se heurtant à sa quête mensongère, dans la salle à manger où se tient maître Anselme. Provenance et vertus du sel qu'elle dépeint avec précision mais révélant les incapacités de Lily à retrouver le goût de la vie, nourrie de constantes réminiscences usées par le temps. Le sel fond rapidement, les sculptures de maître Anselme ne résisteront pas mieux à la décomposition que les corps de Magnus et de Laurence, conservés dans la splendeur aveuglante de la mine. Allusion aux paroles évangéliques de l'apôtre Matthieu. Qui n'a pas rêvé d'être le sel de la terre ? D'en garder la saveur jusqu'à la fadeur inévitable...

Roman inclassable dans la littérature québécoise, son auteure Martine Desjardins abordant des sujets hors des sentiers battus. Si l'approche se veut psychologique, les caractères de chacun étant clairement analysés, nous ne pouvons douter du symbolisme émanant du thème. L'Antiquité et le Moyen Âge évoquent le magistral aspect commercial du sel, seule substance minérale consommable. Territoire peu utilisé, favorisant une place inédite au fantastique, nous ne pouvons que pénétrer avec admiration dans la part onirique du récit que l'écriture classique, sans fioritures, enrichit d'une force inspirée du désir de surprendre les fantômes d'êtres piégés par trop d'outrecuidance.

Publié une première fois aux éditions Leméac, en 2005, ce roman a été lauréat du Prix Ringuet de l'Académie des lettres du Québec.


L'évocation, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2012, 208 pages

lundi 6 août 2012

Une histoire d'eau africaine ****

Où irons-nous en vacances ? Mer, montagne, campagne ? Faut-il attendre l'été pour se dépayser ? Faut-il quitter Montréal où tant d'événements estivaux se déroulent ? Si on ne s'attarde pas dans les festivals, certains faits de tout et de rien, on aime la proximité de la ville et des terrasses de bistrots. Ces flâneries nous ont permis de lire Une maison dans les nuages, de Margaret Laurence.

Jack Laurence, ingénieur, époux de l'auteure, sera envoyé dans le désert du Somaliland (Somalie britannique) pour y superviser la construction de réservoirs d'eau. Après moult péripéties, lui et sa femme parviendront à Berbera, première étape de leur dangereuse mission. Puis, départ pour Hargeisa, capitale du Somaliland, où résident les coloniaux au début des années cinquante. Margaret Laurence se rendra très vite compte de l'incompréhension viscérale régnant entre les Britanniques et les Somalis. Les conversations insipides des femmes anglaises l'horripilent, leurs époux, administrateurs pour la plupart, supportent la routine du travail, subissent les méfaits de l'alcool. Canadiens, Margaret et Jack Laurence seront perçus tels des marginaux par les Européens, ce qui leur permettra de regarder au-delà d'une nouvelle Angleterre miniaturisée dans le désert où survivent les Somalis. Écrivaine, Margaret Laurence s'intéressera aux poèmes et contes somalis que, fascinée, elle traduira et publiera. Fine et tendre  observatrice, elle décrit dans son Journal, le fatalisme d'hommes et de femmes éprouvés par le manque d'eau, la chaleur ignée tuant enfants, chameaux, grillant le peu d'aliments comestibles. Basé à Sheikh, autrefois capitale administrative durant la saison chaude, le couple vivra dans une petite maison, à l'écart du village fréquenté par « quelques enseignants et leurs épouses ». Dans cette région désertique, au cœur de la saison sèche, Margaret évolue parmi les bergers, leurs troupeaux de moutons et de chèvres, alors que son mari connaît ses premières déconvenues à la construction des réservoirs. Dans la petite maison, havre provisoire de sérénité, il semble à Margaret qu'elle devra tout apprendre « des croyances, des coutumes et des traditions somalies. » Ce qu'elle fera au contact de gens simples et pauvres, musulmans convaincus, ne remettant jamais en cause l'existence de Dieu dans un pays totalement démuni : Dieu l'a voulu ainsi... Des hommes rêvent d'être ce qu'ils ne seront jamais, éternels prisonniers d'un climat impitoyable et, plus indigne, de colonisateurs qui ne leur accordent aucune chance de s'affirmer, les Somalis étant confinés dans des clans aux traditions ancestrales. Margaret et son mari quitteront leur petite maison dans les nuages, portant en eux « le souvenir d'une paix qui en émanait, comme un talisman. »

Dans les plaines du Haud où il n'a pas plu depuis un an, Jack et Margaret Laurence, accompagnés de Somalis aptes à les assister dans leur périlleuse entreprise, repèrent les lieux où devront être construits les réservoirs. Constamment remis en question par les hommes qui les secondent, excédés par une sécheresse qui s'éternise, Margaret et son mari seront confrontés aux oppositions parfois naïves des Somalis, partagés entre une culture entrevue à travers la leur, constamment brimés par des heurts suscités par leur religion et les principes claniques. Margaret illustrera à merveille la personnalité complexe de leurs aides de camp. Mohamed, cuisinier et chanteur de courts poèmes lyriques ; Hersi, issu d'une famille distinguée, médiateur du camp ; Arabetto, mécanicien polyglotte ; Abdi, tireur d'élite, ancien chauffeur au gouvernement. Chacun à sa manière, se distingue auprès de Jack Laurence pour démontrer son savoir-faire. Margaret Laurence disséquera sous sa plume incisive le cas d'Européens qui ont aimé l'Afrique pour ce qu'elle représentait à travers son peuple, éloignée de l'image douteuse créée par des colonisateurs poursuivant un rêve infantile : prolonger un pays imaginaire. Les questionnements et réflexions de l'écrivaine sur les impérialistes, ainsi les appelle-t-elle, s'avèrent des propos extrêmement sensibles, remuant une fibre ostentatoire, comme si au fond de nous-même, subsistait un rôle infâme, celui d'assujettir les opprimés...

Il est impossible d'analyser un récit aussi dense, écrit dix ans après le retour des Laurence au Canada. Cependant, des visages se sont inscrits dans la mémoire. Des hommes épris d'une Afrique authentique et non figée dans d'illusoires doctrines libertaires. Le Baron, Chuck le Canadien, Miles, Dexter, le Padre. On en oublie. Éternels errants assidus au travail, méprisés des impérialistes qui, sans le savoir, réglaient des comptes. Lucide, Margaret Laurence a profité de ce voyage, instable comme l'air qu'elle respirait, pour se rencontrer elle-même, témoignant de la précarité de ce que nous sommes et devenons face à des événements dépassant notre entendement.

Livre magistral où l'écriture, puissante et griffée à même la chair d'une conscience toujours vivante, poigne le lecteur, dérange ses convictions intimes. L'écrivaine le détourne de voies étroites, qu'elle dirige vers une réalité n'ayant d'égale que la volonté de pénétrer un ailleurs intérieur reflété par des gens du désert, persuadés, malgré leur souffrance, leur colère, leur foi, d'acquérir une liberté chèrement disputée aux colonisateurs de tout poil. Dix ans plus tard, nous renseigne Margaret Laurence, les deux Somaliland, respectivement sous juridiction britannique et italienne, « se seraient  réunis et auraient déclaré leur indépendance en tant que République de Somalie. » Le reste, les embûches dues à un pays si pauvre en ressources naturelles, se trouve entre les mains de Dieu !

On mentionne la qualité subtile de la traduction, signée Dominique Fortier.


Une maison dans les nuages, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2012, 380 pages

lundi 23 juillet 2012

Dix ans dans la vie de Pauline ***

Comment échapper à l'été quand les indices de sa présence tourbillonnent autour de nous ? Les festivals ont levé leur rideau, les feux d'artifice crépitent, les rues se font piétonnières, les marchés aux fleurs décorent l'entrée du métro. Filles et garçons s'égaient dans le parc à côté. Les travailleurs se reposent. Les livres dans la boîte aux lettres ne se ramassent plus à la pelle. On fait comme tout le monde, on profite du temps estival, il est bref, déjà les journées raccourcissent. On a lu La naissance d'un lac, roman de Pauline Harvey.

Une femme se raconte, se souvient de son état de petite fille insouciante, entourée de parents aimants, d'une sœur aînée, Lenny, d'une plus jeune, Anne. Le récit — et non un roman — commence au bord du lac Biac, parmi les arbres dont la narratrice, appelons-la Pauline, invente l'ombre. Mais toutes les ombres allongent leur part néfaste. Pauline habite à Sainte-Colombe, sa famille est aisée, bourgeoise. Religieuse. En face, se dresse un autre village, Sainte-Marie, où résident son cousin Joël et ses parents. Des sœurs, des frères, des cousins, des cousines virevoltent autour de Pauline. Petite fille intelligente, à l'esprit critique, elle se nourrit de l'admiration qu'elle ressent envers les oncles et les tantes qu'elle préfère. Son cousin, Joël, au « caractère belliqueux », provocateur, lui a déclaré une guerre de défiance et d'indifférence. Il utilise sa cousine qu'il considère comme un garçon manqué. Trois ans après la naissance de Lenny, ses parents n'attendaient-ils pas un garçon ? D'ailleurs, Pauline, devenue adulte, se définit plutôt au masculin, mentionnant que dans sa famille, personne ne faisait la différence.

Ces réminiscences évoquées font revivre Pauline entre cinq et quinze ans. Après la découverte des arbres longeant le lac Biac, il y aura celle des livres, la comtesse de Ségur en particulier, qu'elle partagera avec Lenny et Anne. Ses joutes innocentes accomplies avec Joël, elle s'éprendra de sa sœur Éthel, partageant ensemble une amitié exaltée. Éthel, affublée d'une nonchalance intellectuelle, ressemble au doux Chopin. Poésie et musique alimentent leur affection que viendront troubler les garçons autres que les cousins. Cependant, un drame interne a failli interrompre la fréquentation des fillettes. C'est l'époque de Jean Lesage et Daniel Johnson. Un conservateur, un libéral. Deux clans familiaux se formeront jusqu'aux élections. Il faut bien que l'un gagne, que l'autre perde... Dissensions profondes que les petites filles surmonteront. Événement extraordinaire que recherche Pauline pour contrer le tempérament bohème et la mauvaise réputation qu'elle s'est créés en lisant trop... Au grand dam de sa mère, Pauline a perdu la foi qu'elle retrouvera dans une église. Elle a le don de se vanter, d'amplifier les faits, son regard contemplatif agissant sur les événements qu'elle perçoit, magnifiés dans un univers particulier, que l'amour tendre mais rigoureux des adultes dirige et consolide.

Lentement, l'enfance protégée se convertit en adolescence rebelle. L'effervescence de Pauline et d'Éthel quand elles fréquentent le collège. Des garçons de leur âge qu'elles défient, leur arrogance feinte aiguisant leur indifférence. Des garçons plus sérieux, tous membres du R.I.N ( Rassemblement pour l'indépendance nationale ). Le premier amour, les premiers fous rires, les premières cigarettes fumées en cachette. Lamartine et son romantisme que Pauline défend, passerelle fragile qui se transformera en précipice, en fossé béant, l'éloignant de garçons affranchis. Il faudra que le temps passe, qu'elle lise Baudelaire, plus tard Sartre, pour que le cocon de l'enfance s'effrite. Plus tard, toujours ce plus tard dans la vie des êtres, elle quittera Sainte-Colombe pour entrer à l'université, aspiration légitime qui ne modifiera en rien le cours du lac qui, lui, « poursuivait son enfance. »

Récit analytique d'une enfance privilégiée au temps de Maurice Duplessis. Depuis, le Québec a changé, ce qu'à travers sa démarche littéraire Pauline Harvey décrit avec une stupéfaction angoissée. Fillette à l'affût de tous les émois, elle s'en remet aux grands arbres longeant le lac Biac quand, en compagnie d'Éthel, elle découvre que le monde n'est pas uniforme, contrairement à la surface du lac. Les nuits sont belles, les pages aussi, quand Pauline Harvey dépeint sa randonnée nocturne avec sa cousine. Des délires émouvants pour contrer la déception que lui inflige son oncle Albert, le père d'Éthel, lui interdisant de fréquenter sa fille, ses opinions politiques s'opposant à celles de l'autre clan. Petite fille autoritaire, orgueilleuse, tellement attachante, elle transgresse la banalité des idées reçues.

Histoire touchante dont le lecteur se délectera. Le mettra en contact avec une société politique et intellectuelle révolue. Pauline Harvey en a été la jeune spectatrice attentionnée, l'observatrice assidue, interrogeant ses proches, s'insurgeant contre les garçons plus âgés qu'elle et Éthel, essayant, sans succès, de les approcher. Son introspection attentive lui fera comprendre, et déserter, un milieu blessé par des divergences, des exacerbations à fleur de peau.

Regard de la femme qu'est devenue Pauline, même si ce n'est pas tout à fait elle, importe peu. Elle a eu le courage de prendre la main d'une enfant narcissique, de la guider dans les sentiers obstrués de « déboires », parsemés de phrases parfois répétitives, essaimés de tics de culture inutiles. Est-ce un effet d'étourdissement propre aux petites filles lisant avec passion la comtesse de Ségur, née Rostopchine,  nous rappellera Pauline Harvey ?


L'enfance d'un lac, Pauline Harvey
Éditions Les Herbes rouges, Montréal, 2012, 170 pages

lundi 9 juillet 2012

Le regard de Méduse *** 1/2

Les chats. On les aime tous autant qu'ils sont. Ils ont la particularité de rarement empiéter sur le territoire des humains, leur personnalité indépendante leur interdisant ce désagrément. Ils obéissent quand bon leur semble, quand leur centre d'intérêt n'est requis que par quelques obligations, tels la faim, le froid. Et encore, ne surestimons pas notre pouvoir sur le chat, c'est lui qui est notre maître et non l'inverse. On parle du roman de Hans-Jürgen Greif, écrit en collaboration avec Guy Boivin, Le temps figé.

Victime d'un troisième infarctus qui l'a réduite en un état presque végétatif, elle survit dans une institution. L'un de ses fils, Denis, la visite chaque jour, l'alimente avec tendresse. Des années auparavant, sa mère avait quitté son appartement pour partager le sien. Après son premier infarctus, Denis avait dû la placer dans un foyer d'accueil, le Manoir du Bon Repos, où elle vivait en bonne entente avec des personnes de sa modeste condition. Denis a deux frères et une sœur, mariés et chargés de famille. Prétexte à remettre leur mère entre les mains de leur jeune frère. N'est-il pas célibataire, donc dépourvu de contraintes en tous genres. Il a la chance d'être son propre patron, d'exercer une profession marginale : relieur d'art. Il gagne beaucoup d'argent, sont-ils persuadés.

Depuis l'accident cardio-vasculaire de sa mère, Denis tient un journal dans lequel il relate les faits importants qui ont guidé sa vie ; nous faisons connaissance avec les êtres qui l'ont accompagné avant et durant la maladie de sa mère. Denis a cinquante-neuf ans, il est végétarien, angoissé, altruiste. Peu à peu, le roman se déploie sur des événements que seule l'écriture intime permet de démasquer. Denis travaille dans son atelier quand Michèle, une amie de quinze années, arrive à l'improviste, lui annonçant la fin de « la cage aux folles. » Alors, s'anime un pan de la vie de cette femme riche qui a aidé Denis à se faire une clientèle ; s'avive un amour ancien, Lydia, morte d'un cancer. Il ne s'est pas encore remis de sa tragique disparition, nostalgie douloureuse qu'il ne sait combattre en même temps que sa détresse du vieillissement.

Natif de Québec, Denis a coupé le lien familial à l'adolescence pour travailler à Montréal avec un maître relieur réputé, monsieur Silberman. Portrait admirable d'un homme épris de livres qu'il doit reconstituer à partir, parfois, d'anciens manuscrits. Pages autant admirables de la noble profession de relieur. On aurait aimé, peut-être au détriment de la destinée de chacun, que Hans-Jürgen Greif, lui-même érudit en diverses matières, nous comble de ses connaissances en ce domaine... Les incidences démarquant les étapes émouvantes de la vie de Denis, nous semblent plus convenues. Pourtant que de mystères existentiels mis au jour par le truchement de simples cahiers. Les tribulations de Michèle et de ses cinq amies à la cage aux folles, un premier amour contrarié de Denis, son père, homme réduit en un « animal égoïste. » Les quatre années de sa mère au Manoir du Bon Repos, l'égocentrisme de ses deux frères et de sa sœur.

Les deux auteurs en disent long sur la vieillesse, sur la mort. Sur les conditions déshumanisées qu'entretiennent certains foyers d'accueil envers leurs pensionnaires ayant de faibles revenus... Parcours exigeant allégé par la passion de Denis pour les livres. Cheminement au cours duquel le lecteur choisira ce qui le touche véritablement. La beauté, la laideur, avers et revers de la médaille humaine. Celui qui nous encourage à arpenter la route parsemée d'embûches, celui qui, voilé, tel un tableau érotique trop véridique, dissimule les secrets vitaux que forgent l'amour déçu, la maladie incurable, la haine déversée sur des êtres innocents...

Quand Denis en aura terminé avec les réminiscences d'un passé obscur, il se rendra compte que l'amitié, l'admiration, l'amour se soudent en un sentiment puissant, indestructible. Il réapprendra à rire, à faire des projets. Le temps figé, jours et nuits pendant lesquels une vieille femme dépérit, n'est-ce pas aussi le temps que nos souffrances s'approprient, nous empêchant de regarder la peur en face, de la vaincre avant qu'elle nous étouffe. Monsieur Silberman la compare au regard de Méduse, monstre qui ne cesse de nous tétaniser...

Roman qui possède ses " heures précieuses ", nous hante une fois la dernière page achevée. Autour de soi, les artisans et compagnons de livres nous manquent, les personnes âgées nous incitent à plus de compassion, hommes et femmes détiennent des frayeurs contre lesquelles le regard de Méduse se heurte avant de capituler. Un récit définissant la moderne condition humaine, telle que nous la percevons dans une société hypnotisée par les apparences. Autre regard de Méduse.


Le temps figé, Hans-Jürgen Greif et Guy Boivin
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 278 pages

lundi 18 juin 2012

Une vie dans tous les sens ****

Aphorisme. Des journées nous assomment. À moins que les êtres qui les habitent soient insupportables à vivre. Ou nous-même ? Comment savoir ? On parle du roman Les Devins de Margaret Laurence, cinquième et dernier volume du cycle de Manawaka.

Une rivière qui coule « dans les deux sens ». Une ferme isolée au Canada. De hautes herbes, des saules. Des hirondelles. Depuis des années, Morag Gunn, quarante-sept ans, admire le paysage. Un seul voisin, le vieux sourcier, Royland. Ce jour-là, Morag s'interroge sur le départ incognito de Pique, sa fille de dix-huit ans, qui a mis le cap à l'ouest. Elle se demande si Pique ira à Manawaka. Mot déclencheur de souvenirs lourds, figés sur des photos flétries par le temps. Un jeune couple timide, une petite fille heureuse qui se raconte de jolies histoires. Jusqu'au jour où le jeune couple timide, ses parents, meurt d'une maladie infectieuse. Morag sera alors confié à un ami de son père, Christie Logan et à Prin, son épouse. L'école à Manawaka, les rumeurs du village, la méchanceté des enfants, la violence d'un père, l'inertie apeurée de la mère. Christie Logan, éboueur du Dépotoir, le « Charognard », homme lucide, admirable orateur qui raconte à Morag l'histoire de ses ancêtres, la laissant démêler le vrai du faux. Prin — Princesse —, empêtrée dans sa graisse, dans son silence. Son désespoir. Il y a les Métis, la famille Tonnerre qui habite des baraques en bois pourries par les intempéries. L'attirance adolescente et le trouble de Morag pour Jules Tonnerre — dit Skinner —, la honte face à Christie qui lit dans les ordures l'hypocrisie des villageois. Jules qui part à la guerre. Un emploi pour Morag dans une librairie. L'incendie chez les Tonnerre dans lequel périront Piquette, une sœur de Skinner, et ses deux enfants. La décision de Morag de quitter le village, les êtres ravagés par la misère et l'alcool, d'aller étudier à l'Université de Winnipeg.

Deuxième étape cruciale dans la vie de Morag Gunn qui se dit sans passé. À l'université, elle rencontre Ella Gerson qui lui présentera sa mère et ses sœurs. Havre de compréhension amicale qui, jamais, ne faillira. Un matin, dans la cafétéria, Morag est interpellée par le professeur Brooke Skelton qui la complimente sur sa nouvelle publiée dans le journal étudiant. Le jeune homme est né en Inde. « Pas très loin de Calcutta. » À six ans, il a été envoyé dans un pensionnat en Angleterre. Solitude du professeur reflétée dans celle de Morag Gunn. Miroir effarant que, telle Alice, elle traversera sans trop se poser de questions. Elle écrit à Christie et à Ella qu'elle épouse Brooke Skelton qui, lui, veut aller enseigner à Toronto. Quatre ans plus tard, Morag réalise qu'elle s'ennuie ; n'ayant pas d'enfant, elle vit dans une apathie misérable Elle écrit un roman, s'épanche auprès de son héroïne. Ses feintes, ses mensonges, les failles mentales qu'elle ressent chez son mari. Les ombres de Manawaka se précisent. Une prémonition insupportable qu'elle essaie de camoufler, sachant très bien que « cela arriverait un jour [...] ». Un télégramme de Christie lui demandant de venir, Prin va très mal. Retour angoissé de Morag à Manawaka... Après les obsèques de Prin, elle rentre à Toronto, ressent le vide dans la coquille creuse de son appartement. Sa rancœur envers Brooke, la duplicité qu'elle ressent à son égard. Une éclaircie dans cette désolation : l'acceptation de son premier roman par un éditeur torontois. Puis, se promenant dans une rue, elle rencontre Jules Tonnerre qu'elle invite à souper chez elle. Soirée que Brooke gâchera par des réflexions désagréables... La rupture est inévitable, Morag vivra quelques semaines avec Jules puis s'en ira seule à Vancouver.

Basculement de la vie de Morag dans un univers hétéroclite. Des êtres marginaux, la naissance de sa fille, Piquette, la transforment en une jeune femme réaliste et perspicace. La publication d'un deuxième roman, la visite inopinée de Jules qui fera connaissance avec sa fille. Mais Vancouver a ses limites, quand son excentrique logeuse est à bout de ressources, Morag part en Écosse. Dans la librairie où elle travaille, elle s'éprend d'un artiste peintre, Daniel McRaith, marié, père de plusieurs enfants. Liaison qui la déçoit. Quand un télégramme l'informe de l'agonie de Christie, elle retourne à Manawaka. Un signe qu'elle attendait pour faire son chemin hors des grandes villes. Momentanément installée à Toronto chez son amie Ella et son mari, elle achète une ferme isolée où coule la rivière « dans les deux sens ». Le passé s'est dénoué au moment où Piquette, dix-huit ans, revient chez sa mère...

Si le passé rythme le cours de la rivière, la vie présente s'intègre aux péripéties quotidiennes. L'écriture d'un roman que Morag a peine à terminer, dérangée par Pique qui vit une relation tumultueuse avec Dan, par ses amis Okay et Maudie, le vieux sourcier Royland. Il y a l'ultime passage de Jules Tonnerre qui gagne sa vie en chantant du " country ", héritage qu'il laissera à sa fille. Son départ, sa mort quelques mois plus tard. Les aveux confondants du vieux Royland. Encore une fois, Pique choisit de s'en aller vers l'ouest, chez un frère de son père. Et la rivière qui ne cesse de couler... Mais les devins dans cette histoire de commencements et de fins, qui sont-ils ? Certes, Royland, le sourcier, celui qui subodorait la présence de l'eau sous la terre. Christie qui lisait la vie hypocrite des villageois dans les ordures. Prin, qui ne savait comment exprimer sa souffrance dans un corps engoncé dans la graisse. Peut-être Brooke Skelton, recherchant piteusement en Morag une légèreté d'enfant, conjurant ainsi le fardeau qui l'accable.

Chronologie implacable des événements, fusion d'un passé provoqué par une incidence particulière émanant du présent. Ouvrage magistral porté par la passion des ancêtres, des lieux, des êtres que côtoie Margaret Laurence. Des voix alternent, comme celle de la botaniste du XIXe siècle, Catharine Parr Traill que Morag interroge ; sa voix intérieure qu'elle tait pour ne blesser personne. Voix muettes de Rachel Cameron, Stacey Cameron, Vanessa MacLeod, femmes filigranées s'évadant de ses précédents romans. Œuvre majeure, coupant le souffle du lecteur, tellement sa densité l'accapare. Aucun répit ne nous est accordé, il faut lire jusqu'à la dernière page ce livre gigogne, récompensé par le Prix du Gouverneur général du Canada.

On félicite Sophie Bastide-Foltz pour la qualité de la traduction.


Les Devins, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Bastide-Foltz
Éditions Alto, Québec, 2012, 754 pages