lundi 29 août 2011

De passion et d'essoufflement *** 1/2

Juillet en a terminé avec ses abondances festivalières. Les feux d'artifice n'éclaboussent plus le ciel de Montréal, les bruits suspects de bombardement ont cessé. On évoque des images crispantes qui éclosent en bouquets colorés, ces explosions rappelant des souvenirs douloureux à de nombreux immigrants. Surtout aux enfants qui n'ont aucune mesure du malheur s'abattant sur eux. Pour se rassurer, on se réfugie dans le roman de Lynn Diamond, Leslie Muller ou le principe d'incertitude.

C'est d'abord la voix de la narratrice, Leslie Muller, qui nous interpelle. En pièces détachées, elle fait allusion à un incendie qui aurait détruit sa maison, puis à un drame qui serait survenu au Salvador. En compagnie de son amant, Josua, médecin et vétéran du Vietnam, elle a vécu trois jours de tuerie durant la guerre civile. Leslie ne s'adresse pas au lecteur mais à ses compagnons de route durant les années quatre-vingt. Porteurs d'un idéal qu'ils ont concrétisé pleinement, ils se sont engagés en Amérique centrale. Il y a Anna, anthropologue, son conjoint Max, professeur de psychologie, Tammy, réalisatrice de documentaires sur le tiers-monde. Lili, la plus jeune du groupe. À quoi s'occupe Leslie ? Elle se situe « sans profession définie », comme si elle s'était consacrée à raconter une histoire d'amitié indestructible, d'amour qui s'effiloche. Ces réminiscences se déroulant sur vingt-cinq ans, nous faisons connaissance avec des hommes et des femmes qui ont regardé au-delà de leur propre vie. Ils n'ont jamais capitulé, les pires expériences leur ayant servi de catalyseur. Certains êtres humains ont besoin de ces tremblements excessifs pour se détourner d'une existence facile et sans risques. Leslie et ses camarades ont beaucoup appris du monde, qu'il soit démuni ou favorisé. Ils n'échappent pas pour autant au doute, à la perplexité, à la folie qui les guette face aux injustices politico-sociales contre lesquelles ils ne peuvent rien. À la peur de se perdre, de ne plus savoir aimer, ni pardonner.

Perpétuel chassé-croisé que Leslie entretient en s'interrogeant sur leur manière d'avoir été, de se démener aujourd'hui dans une société assoupie dans son confort, gorgée d'informations plus ou moins véridiques. Pourquoi s'engager quand l'essentiel est à notre portée, l'essentiel se limitant souvent à des futilités. D'une maison ou d'une ville à une autre, Leslie contemple ses compagnons pris eux aussi dans l'engrenage de sentiments contradictoires, de bannissements attardés dans une parcelle d'existence qu'ils ont vécu comme si elle n'était pas la leur. Josua, héroïque dans l'action, se révèle un homme qui fuit l'amour de Leslie, elle-même opaque quand il s'agit de dénoncer ce qui s'est réellement passé au Salvador. Chacun se dissimule en utilisant le passage du temps, en fêtant les cinquante ans de Leslie, tous réunis « dans le jardin de la maison d'Anna. » Ironiques, un peu amers, ils analysent la condition humaine, à savoir ce qu'elle représente après un excès de foi qui, à fleur de jeunesse, les a conduits dans des pays où la misère ne fait que croître. Que reste-t-il de ces années chargées d'émotions fortes, de déceptions amères ? La hantise que rien ne sert à rien, la fatigue qu'ils ressentent, semble conclure Leslie en dialoguant avec Anna, Tammy, Lili. Les ailes des moulins à vent se profilent à l'horizon... Pourtant, en cette époque de ferveur véhémente, tous se sont démarqués dans une entreprise qui les a fait grandir au-delà de leurs espérances. Au-delà peut-être de l'échouement qu'ils ont redouté en se perdant provisoirement, en se retrouvant, fragiles et semblables aux humains quand ils doivent montrer leurs visages nus, déchirer les masques.

Roman lucide, truffé de références philosophiques empruntées à des ouvrages signés Luis Sepelveda, Hermann Hesse et d'autres, que nous offre Lynn Diamond. Roman de la maturité quand, sous les traits de Leslie Muller, en chapitres bousculés par sa propre incertitude, l'auteure dépeint des univers stigmatisés par des conflits qui n'en finissent pas. Trop souvent, nous oublions que des femmes et des hommes admirables, inspirés par la nécessité d'accomplir un destin différent, ou de refuser tout confort moral et physique, mettent leur intégrité au service de peuples asservis par diverses formes de misère...

L'écriture, toujours dynamique, enrichie de dialogues efficaces, intelligents, pourvus d'un questionnement confrontant nos raisons d'agir, de se comporter. Écriture frémissante parce que passionnée et volcanique. Roman à lire avant d'entrer de plain-pied dans la saison des nouveautés automnales. On regrette de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier ouvrage de Lynn Diamond. On s'est dérobée à la passion de la lecture pour des raisons estivales, nos âges nous permettant de regarder derrière soi sans trembler d'indécision, ni de nous culpabiliser à cause d'un devoir inachevé...


Leslie Muller ou le principe d'incertitude, Lynn Diamond
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 205 pages