lundi 20 juin 2011

Regards étonnés sur cour *** 1/2


Ce matin, très tôt, on a rencontré un géant chevauchant une autruche ailée, une femme glissant sur sa queue de sirène. Une fillette courant après un lapin rose, un pierrot blafard suspendu à un croissant de lune. Rencontres improbables si d'elles n'émanait pas une odeur poussiéreuse de livre enfantin... On aurait voulu poursuivre la balade de papier, mais on a été sollicitée par le premier recueil de nouvelles d'Amélie Panneton, Le charme discret du café filtre.

Cela se passe dans le quartier pittoresque de Saint-Roch, à Québec. Un immeuble où vont et viennent les locataires, pour la plupart des étudiants, des chômeurs, des retraités. Avant de les évoquer, l'auteure ouvre ses nouvelles sur une sorte d'introduction, donnant vie épistolaire à des cartes postales envoyées et reçues par les occupants de l'édifice. Point de repère que nous suivons comme autant de cailloux blancs de poucet. Au premier étage, résident quatre personnes se débattant avec leurs démêlés sentimentaux, professionnels. Ils se croisent, bien souvent se décroisent, parvenant à s'isoler pour donner leur point de vue sur des sujets réalistes. Félix porte un regard critique sur ses compagnons ; Samuel, quand il fait son épicerie, aime « espionner les messieurs d'un certain âge ». Charles s'imagine au cinéma avec une fille de hasard ; Martine s'attarde sur un homme invisible de l'immeuble, qui ne sort qu'au printemps. Des détails photographiques enjolivent ces impressions spontanées, se recoupent avec les agissements d'autres locataires, destinataires de cartes postales. Au deuxième étage, nous faisons la connaissance de Rodrigue et d'Yves. Rodrigue nous livrera l'un des plus beaux textes du recueil, Le goût des choses perdues. Un vieil homme de quatre-vingt-un ans attend que l'hiver recule pour aller "magasiner ". Tentative hésitante entre les premiers pas dehors et le choix de son alimentation dans une épicerie. Les gestes frémissent, les regards effleurent, tel le reflet d'un visage fripé sur un lac caressé par la brise. Émouvants, comme l'illusion de la jeunesse qui ne revient plus. À mots couverts, Yves racontera le métissage de sa mère puis son intrusion malvenue dans la cour où Nadia se fait bronzer. Toujours aux deuxième étage, demeurent Anne et Philippe qui, à tour de rôle, mentionnent des faits divers qui tissent une existence. Minimalistes, certes, nous les observons de près ou de loin, selon qu'ils entrent dans un bistrot ou se figent au bord d'un trottoir. Anne et Philippe, colocataires perclus d'une amitié indéfectible, sont outrés quand des amis communs, les croyant amoureux, leur offrent une machine à espresso. Par divers moyens, ils essaieront de s'en débarrasser mais la machine à café s'impose. Jusqu'au soir où Anne inventera une astuce. Longue nouvelle éponyme caustique, grinçante, englobant l'utilité de l'objet, les indiscrétions concernant les différents locataires. Ainsi, au troisième, Pénélope s'interroge sur la valeur de la pensée de Thalès de Milet, philosophe et savant grec. Elle aussi reçoit des cartes postales de sa petite sœur Zoé. En février, Pénélope affronte les intempéries pour attraper l'autobus. Occasions de rabâcher de courtes nostalgies. À ce même étage, vivent Maryse et sa fille Louise. Trois nouvelles formant un récit. L'auteure dépeint indiciblement comment Maryse a connu Antoine, le père de sa fille, comment il a failli à ses responsabilités, comment elle l'a largué. Son comportement ambigu avec Louise. Puis, comment Maryse gagne sa vie, les tribulations de sa digne profession : boulangère.

Si la thématique est simple, le regard que pose Amélie Panneton sur les êtres de sa génération, contient une maturité étonnamment lucide. L'écriture elle-même surprend par sa juste maîtrise. Futurs hommes et femmes se cherchent, entravés qu'ils sont dans des propos anodins, des amours essoufflées, mortes. Précarité de la jeunesse, viduité de la vieillesse. Des passages à vide, des trous de solitude, comme dans les cauchemars. Nous tombons dans de profonds vertiges avant de retrouver le sol stable, de reprendre les questionnements, une déchirure au fond de l'âme. De jeunes adultes en quête de ce qui rarement nous atteint : l'absolu. Des regards étonnés sur cette cour où chacun essaie de vivre le mieux possible, se protégeant contre les déceptions, les manques. L'usure. En apparence, rien ne se passe, mais dans la vie que se passe-t-il vraiment qui fasse exception aux usages routiniers ?

Déconcertant premier recueil de nouvelles éloigné de toute mode ; singulière incursion d'Amélie Panneton dans un univers qui certainement lui ressemble un peu. Ou qui du moins l'instigue. Cohabitation avec la réalité et l'imaginaire qui, greffée aux préoccupations existentielles de l'auteure, comme nous en avons tous, influe sur la manière d'extérioriser nos démons... Ne sont-ils pas le fil conducteur qui a dirigé Amélie Panneton vers des êtres solitaires malgré leur proximité ? Leur frôlement dans les escaliers, leurs secrets décodés par une auteure à l'inspiration féconde. Nous la lisons sans nous lasser de cet immeuble, symbole de la fragilité et de la force humaine.


Le charme discret du café filtre, Amélie Panneton
éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 160 pages