lundi 13 juin 2011

Un monde si proche du nôtre ***

 Juin, mois de la lumière. Non celle des lampadaires ni celle des feux d'artifice. On parle du vert des arbres, des pelouses, des plantes. De leurs reflets sur l'eau des bassins, sur l'iris de nos yeux. Un peu de poésie est de mise à quelques jours des fêtes de la saint Jean-Baptiste. On se promène dans des allées verdoyantes avec, serré entre les doigts, le premier roman de Jean-Marc Ouellet, L'homme des jours oubliés.

Alors qu'il savoure un samedi agréable dans sa maison, entre sa femme et sa fille, Étienne Beauchamp, jeune médecin dans la trentaine, est soudainement projeté dans le quartier d'une ville dévastée par la guerre. Il ne se souvient de rien, ni de quel bouleversement il a été la victime. Le serveur d'un bistrot lui dira piteusement « qu'on ne suivait plus le passage du temps. ». Observant les gens, Étienne se rend compte que ceux-ci ne dépassent pas trente ans. Aucun individu plus âgé, aucun enfant. Chacun est méfiant, vindicatif, désespéré. Aucun véhicule n'encombre les rues. Il entre dans une échoppe, une femme à l'allure « coquine » prend la commande d'Étienne puis, l'informe vulgairement qu'il est en Emeldham.

En parallèle, le lecteur fait la connaissance de Kaïna, résidente de la ville. Elle aussi est jeune, a connu des jours meilleurs, et pour subsister, elle gère un « étal de fruits et de légumes. » Dirigé par l'Autorité, le marché central réunit les producteurs de la région, qui ne peuvent vendre ou troquer aucune marchandise sans leur assentiment. Des gangs se sont formés, exploitant la peur craintive des citadins. Dangereux, car sans avenir, promis à une déchéance certaine, les agresseurs menacent, attaquent à l'arme blanche celui qui détient quelque trésor... C'est ainsi qu'un soir Kaïna deviendra leur proie. L'incident se déroule sous les fenêtres d'un ancien hôtel où Étienne Beauchamp s'est réfugié pour y dormir. Entendant les plaintes d'une femme, il se précipitera, mettra en échec les vauriens. Au moment où la partie semble gagnée, l'un d'eux poignarde lâchement Étienne dans le dos et, le laissant pour mort, il s'enfuit... Kaïna cachera son sauveur chez elle, pendant cinq jours, elle le soignera avec les moyens du bord. De constitution solide, Étienne se remettra lentement de sa blessure. L'enfermement forcé dans l'appartement de Kaïna encouragera les confidences. Étienne relatera son aventure singulière dans ce monde inconnu. Sa femme et sa fille. En retour, Kaïna racontera la guerre, l'épidémie qui a décimé la population, l'infertilité survenue, le décès des enfants et des personnes âgées au-delà de trente ans. Mise en confiance par le charisme et la bonne foi de son compagnon, Kaïna lui confiera son appartenance au groupe Athéna désirant mettre fin à la tyrannie de l'Autorité, autrefois sous l'égide d'une femme mystérieuse se prénommant Gaïa. Au prix de sa vie, elle l'entraînera dans leur fief, le présentera à leur chef Shamesh qui, d'abord méfiant, se liera d'amitié avec lui. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux, y cherchant les indices d'une épidémie endémique. Mais la guerre des clans étant ce qu'elle est, despote et cruelle, le groupe Athéna résistera mal à l'attaque surprise de l'Autorité fomentée par le général Philidor. Shamesh et Kaïna ne s'en remettront pas. En souvenir des deux êtres qu'il a aimés, Étienne poursuivra leur mission puis, son mandat terminé, il tentera de retrouver sa femme et sa fille.

Roman complexe où les zones d'ombre cernent Étienne Beauchamp. Ombre d'un être troublant qui ne cesse de lui démontrer la relativité de l'espace-temps, son élasticité. Conscience d'Étienne, nous ne savons trop. Hallucinations, comme il arrive que nous en ayons lorsque déplacés dans des lieux étrangers à notre gestuelle quotidienne, à notre pensée rationnelle. Le roman est une longue promenade sur le fil précaire de la vie d'un homme, qui essaie de dénoncer la sauvagerie des guerres, le machiavélisme d'humains lorsqu'ils manipulent les clés empoisonnées du pouvoir. Si la fin du récit s'avère un peu obscure, il faut faire confiance à l'auteur, Jean-Marc Ouellet, qui, médecin lui-même, propose au lecteur le retour hypothétique d'Étienne dans sa contrée où, quinze ans plus tard, l'attendent de surprenants événements. Des années plus tôt, atteint de la rupture d'un anévrisme cérébral, il est depuis sujet à des cauchemars, Étienne « n'avait aucun souvenir de ces heures de néant ». Si le temps et l'espace se jouent de nous, qu'en est-il de notre identité ? L'histoire se termine quand Étienne Beauchamp, et son équipe médicale, acceptera le projet alléchant d'une compagnie pharmaceutique : une recherche sur le traitement du cancer en utilisant les caractéristiques d'un virus. Juste avant cette proposition, « un homme vêtu d'un long manteau noir, les cheveux dans le dos, marchait vers la ville. » Il s'arrêtera et, derrière ses verres fumés, sourira à Étienne. La boucle se boucle sur une conscience en équilibre entre la corruption et le désintéressement. Sur Jémacaël, ange de sang, de chair et d'os, apparu au cours des pérégrinations d'Étienne Beauchamp.

Histoire aux relents surréalistes, parfois mystiques, toujours empreinte de questionnements, qu'il faut lire en se laissant aller au rythme syncopé de courts chapitres, narrant la destinée d'hommes et de femmes soumis à la décomposition d'une civilisation pour mieux s'ajuster à la reconstruction d'une ère nouvelle. Témoin intemporel, Jémacaël n'a-t-il pas inventé la roue ou découvert le feu ? Tant d'hommes en un seul. Tant de paradoxes soulevés par un auteur, Jean-Marc Ouellet, à la sensibilité écorchée par la capacité de ses semblables à commettre des actes répréhensibles.

Cependant, on aurait aimé un travail éditorial plus rigoureux, qui aurait apporté à ce premier roman original une ampleur qu'il ne possède pas ici. Dommage.


L'homme des jours oubliés, Jean-Marc Ouellet
éditions de La Grenouillère, Saint-Sauveur-des-Monts, 2011, 293 pages