lundi 6 décembre 2010

L'exil, trente ans plus tard *** 1/2

Une petite fille, un livre serré contre elle, se terre dans un grenier, se tapit dans les joncs, au bord d'un étang, pour lire en paix. Les " grandes personnes " conçoivent mal son désir de solitude — une enfant de cinq, six ans, ne doit pas rester seule. La petite fille aime à se raconter des histoires inspirées d'écrivains qui seront ses premiers amis. Plus tard, son goût de l'écriture et de la lecture ne tarira pas. Avec un esprit critique, elle se penchera sur ce qu'écrivent ses pairs. Aujourd'hui, elle s'attarde sur le récit de Kim Thuy, Ru.

Une autre petite fille a attendu trente ans pour nous faire part de ses souvenirs d'avant et d'après son exil. Elle est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt, c'est-à-dire un jour avant la nouvelle année lunaire, celle du Singe. L'offensive constitue la bataille la plus importante, et la plus meurtrière, du conflit vietnamien sous la présidence américaine de Lyndon B. Johnson. Terrorisées par les communistes, des familles entières s'enfuiront, usant de moyens précaires et sordides. La petite fille, Kim, a dix ans quand, avec sa parentèle aisée sud-vietnamienne, elle bourlingue dans la cale d'un bateau. Plus de deux cents personnes seront entassées les unes sur les autres. Première vague de boat people. La plupart seront recueillis en Malaisie, dans un camp de réfugiés. À la suite de cette terrifiante épreuve, Kim Thuy décrira la peur qui étreignait chacun lors de la traversée du golfe du Siam. Les communistes à leurs trousses, la promiscuité régnant parmi les fugitifs, une ampoule pendue à un clou, seule touche lumineuse à quoi la fillette se raccroche. Après plusieurs mois de l'ultime déchéance, les rescapés seront envoyés au Canada. N'ayant d'autre choix que de s'adapter à la vie nord-américaine, la petite fille en perdra momentanément la parole. À Granby, c'est Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose aux cheveux piqués d'une fleur », qui la lui rendra. Musique et danse restitueront au corps blessé de Kim sa souplesse. Les mouvements circulaires des bras et des jambes de Jeanne semblaient « balayer les murs, remuer l'air. » Trente années passeront cahin-caha avant que Kim puisse mettre un ordre circonstanciel dans sa mémoire autant meurtrie que son corps.

Il est inévitable que Kim Thuy parle d'elle-même avant de renouer mentalement et sereinement avec sa famille. Sa mère, rigoriste, a commencé à se « réinventer » à cinquante-cinq ans, son père insouciant vivait confortablement dans l'instant « sans attachement au passé. » Ses grands-parents, ses tantes et ses oncles. Sa cousine Sao Mai de qui la narratrice sera toujours l'ombre. Il y a surtout ses deux enfants, Pascal et Henri. Ainsi, du passé au présent, la mémoire vacille d'un côté ou de l'autre. Entremêlant des visages, familiers ou étrangers, tous portent le nom de la réconciliation après que les années aient adouci les souffrances de la jeune femme, atténué ses désillusions. Sa jeunesse lui a donné le désir irrépressible de recommencer une nouvelle existence. Au fur et à mesure que se débobinent les événements tragiques d'alors, l'auteure se remémore les êtres qui l'ont aidée à survivre. Monsieur Ming, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, rescapé d'un camp de rééducation. Grâce à sa générosité, elle a découvert « la pureté, le pouvoir de l'écriture. » Madame Girard, à Granby, qui avait engagé sa mère pour faire du ménage chez elle, ignorant que celle-ci « n'avait jamais tenu un balai dans ses mains avant son premier jour de travail. » Elle évoque aussi un serveur à Hanoï, lui reprochant de se laisser emporter par le rêve américain. Superbe leçon d'humilité ! Monsieur An, autrefois juge et professeur, devenu autiste, lui aussi victime des camps de rééducation. À la jeune femme, il aura appris les nuances. La famille de Kim Thuy a été sauvée par plusieurs personnes, de la plus jeune à la plus âgée, nous dit clairement l'auteure, spécifiant rarement qu'existait entre elles une immense solidarité.

Plus tard, Kim Thuy fera un va-et-vient continuel entre le Vietnam et le Canada. Sans excès, avec pudeur et sensualité, elle dépeint les hommes aimés, la naissance incognito de l'enfant de sa tante Sept, le handicap de son fils Henri, ses retrouvailles avec Johanne, première amie perdue, qui lui avait tendu la main en arrivant à Granby. Hormis ces anecdotes émouvantes, parfois cocasses, intervient la mémoire fragmentée, tourmentée ; l'auteure relate les dangers du communisme, le courage indescriptible des femmes de son pays, les détails de ses sentiments, le souvenir des gestes éphémères. Différentes particularités poignantes parcourent les sillages tumultueux télescopant l'auteure ; presque soufflées au lecteur tellement les mots sont à peine dévoilés, à peine audibles. L'écriture prend sa source dans la légèreté de l'enfance, sa gravité dans des péripéties improbables. Kim Thuy a dû tout réapprendre, les langues française et anglaise, la pensée occidentale, la manière de se nourrir, le travail quelquefois misérable, elle qui vivait dans l'opulence familiale.

Éclats de vie exaltant le rêve poétique, devant sans cesse réconcilier ce qui fut, ce qui sera. Deux univers transitoires, forts et fragiles, que Kim Thuy fréquente indifféremment, éloquente traversée du désert jusqu'à l'échouement dans une oasis reposante, avant de repartir témoigner de la folie et de la sagesse des hommes.

On mentionne que le livre de Kim Thuy, Ru, — petit ruisseau en français, berceuse en vietnamien — a été lauréat du Prix du Gouverneur général 2010 et du Prix du Grand Public La Presse du Salon du livre de Montréal 2010.


Ru, Kim Thuy
éditions Libre Expression, Montréal, 2010, 146 pages