lundi 2 août 2010

Scènes de vie familiale *** 1/2

Dans une nouvelle intitulée « Déambulations », on a écrit ceci : Le mois d'août est tragique. Il donne tout, il reprend tout. On aurait pu ajouter que le mois d'août est aussi le mois des chats. Sur un muret campagnard ou sur le toit d'un édifice urbain, on les imagine se profiler sur le disque orangé de la pleine lune. Moment idéal pour lire les nouvelles de Margaret Laurence, Un oiseau dans la maison.

Vanessa Macleod oscille entre dix et douze ans, quand elle se fait l'« écouteuse professionnelle » des événements qui la bouleverseront elle et sa famille. Elle vit avec ses parents, entourée de ses grands-parents maternels et paternels, de sa tante Edna, sœur de sa mère. Début du siècle dernier à Manawaka, banlieue de Winnipeg, Manitoba. Le décor est dressé : la maison de ses parents et la « Maison de brique » où vieillissent la douce grand-mère Agnès, et le terrifiant grand-père Timothy Connor, son époux. Dès la première chronique, la Grande Dépression sévit. Le père de Vanessa, Ewen, est médecin, sa mère, Beth, infirmière, attend un deuxième enfant. Chaque dimanche soir, tous les trois partagent le repas familial chez les parents de Beth, chacun devant supporter les rivalités opposant les Macleod aux Connor et inversement. Ce soir-là, l'ambiance est tendue : Ewen, retenu auprès de « M. Pearl. Il est en train de mourir d'une pneumonie. [...] » ne sera pas présent, ce qui agace profondément grand-père Timothy, impitoyablement enraciné dans les principes rigoristes de l'époque. Arrive à l'improviste, l'oncle Dan, « le frère de grand-père ». Homme sympathique mais raté, joyeux ivrogne célibataire, il élève des chevaux et les revend sans grand succès. Il quémande de l'argent à Timothy qui, excédé, accuse son frère des pires maux de la terre et le met à la porte... 

Ainsi d'une chronique à une autre, Vanessa observe les adultes auxquels elle ne comprend pas grand-chose. Son intelligent esprit critique a vite découvert « qu'il était absurde d'essayer de se cacher : la meilleure cachette était de se tenir tranquillement assise sous les yeux de tous. » Ce qu'elle fera pendant les huit récits qu'elle relatera. Pouvons-nous dire que Vanessa est une petite fille privilégiée d'avoir vécu durant cette période trouble, tellement enrichissante ? Elle a le loisir de se promener dans la campagne ombragée d'arbres, le long des rivières, de partager une nuit étrange au bord d'un lac avec l'un de ses cousins. Elle goûte un air de liberté que n'ont pas connu les femmes de sa famille. Les personnages, car ce sont des personnages parfois irréels, combien retors dans leurs agissements, qu'elle côtoie lui apprennent à grandir, à mesurer la part du vrai et du faux. Même si d'insidieux non-dits encombrent le parcours existentiel de Vanessa, elle devine que les êtres humains, devenus adultes, ne sont pas toujours maîtres de leur destinée. Pas mieux qu'elle le sera plus tard de la sienne quand, adolescente, des secrets de la Maison de brique nichés dans des endroits inusités, lui révèleront que la vie n'est ni lisse ni douce, telle une soie... La mort inévitable qui menace ses grands-parents demeure pour elle un mystère, sorte de fatalité contre laquelle elle ne peut rien, ne l'atteignant pas particulièrement.

La nouvelle éponyme qui a trait à la mort de son père des suites d'une pneumonie, est l'une des plus émouvantes du recueil. Pour la première fois, Vanessa prend conscience de ce que représente la perte d'un être cher. Elle mentionne qu'elle a douze ans lorsque son père décède. Lui « frisait la quarantaine [...] ». Elle traverse une crise de révolte contre ses proches et surtout contre Noreen, jeune femme un peu sorcière, qui leur sert de bonne. Vanessa essaie de briser la conspiration du silence, la soumission inexplicable des uns et des autres, sans vraiment y parvenir. Seuls les contes fictifs inspirés de la Bible, qu'elle écrit dans un cahier d'écolière, l'aident à se maintenir à flot face à l'incompréhension des siens. Un après-midi, elle avait questionné son père sur la mort de son frère pendant la Grande Guerre. Sa réponse restant sibylline, il faudra des années avant que l'énigme soit élucidée. Une lettre et une photo dissimulées au fond d'un tiroir. Une autre nouvelle, Les chevaux de la nuit, nous a particulièrement touchée. Chris, adolescent, cousin de Vanessa, résidera trois ans chez eux pour poursuivre ses études. Il porte en lui des rêves étourdissants qui finiront par le terrasser... Ainsi, le temps, qui compromet chacun, divulguera bien des cachotteries, la mort ne manquant pas d'être au rendez-vous des plus âgés. Quand Vanessa reviendra une dernière fois à la Maison de brique, elle aura une quarantaine d'années, âge de son père quand il était mort. Nous avons l'impression que toutes les petites dérives ont été pardonnées, les humbles fautes emportées sous la pierre tombale.

À travers ces huit textes, nous percevons l'immense écrivaine que deviendra Margaret Laurence. Vanessa ne se mire-t-elle pas dans un miroir démultiplié où se déroulent les souvenirs de jeunesse d'une fillette qui n'est autre que l'auteure de ces histoires ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir une écrivaine majeure, mentor intellectuelle d'Alice Munro, de Margaret Atwood, pour ne nommer qu'elles. À lire aussi pour saisir combien les êtres d'alors, pour des raisons sociales et religieuses, restreignaient leurs aspirations à un semblant de vie qu'il fallait accepter au risque de sombrer dans la folie, tel Chris, si peu conventionnel pour se contenter des rebuts de l'existence...


Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Klein-Lataud
Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2010, 287 pages