lundi 8 février 2010

Sept hommes égarés en Orient *** 1/2

On lève le nez vers le ciel, il est bleu et froid. On revient à la terre, elle est blanche et gelée. On n'insistera pas davantage sur les couleurs du temps, l'hiver poursuivant inexorablement son chemin. Alors, on rêve d'un livre — roman ou nouvelles — qui nous emmènerait vers des paysages exotiques, là où le soleil, l'océan et la verdure battent joyeusement leur plein. On l'a trouvé rapidement, titré Maleficium, signé Martine Desjardins.

Peu importe que l'abbé Jérôme Savoie ait existé ou pas. Pour notre plaisir de lecture, il se fera le confesseur de sept hommes qui auront séjourné dans différents pays orientaux, proies outragées d'une ambition démesurée, d'un rêve transformé en cauchemar. Tous les sept seront affublés d'un handicap physique à partir duquel ils mesureront la petitesse de l'homme après qu'il se soit perdu dans des lieux paradisiaques, enchanteurs au regard occidental. Jardins édéniques où une jeune femme, telle une Ève ingénue, leur tendra un piège irrésistible. Pourtant, chacun dit de l'inconnue qu'elle est peu séduisante : elle est pourvue d'une blessure à la lèvre supérieure, que les narrateurs décrivent selon la vision qu'elle a bien voulu leur laisser paraître. Cernés par une insatiable avidité, la voient-ils seulement comme une créature terrestre ? L'idée d'une diablesse se fait jour dans leur esprit quand ils parlent d'elle à l'abbé Savoie. Lui-même se signera quand, à la fin des sept histoires, la jeune femme se réfugiera dans la maison de Dieu. L'homme abandonné à ses vieux démons intérieurs lorsqu'il ne sait plus se dépêtrer de la rationalité qui le gouverne.

Si l'inconnue blessée frappe les sept hommes d'un hideux maléfice, Martine Desjardins nous dépeint ses malheurs survenus dans son enfance et son adolescence. Elle se présente à la fois comme la part faible et forte de notre opiniâtreté inconsidérée, nous rendant sourds et aveugles. L'abbé Savoie sera à son tour affligé d'une infirmité, lui qui a écouté sans faillir les confidences vénéneuses de prétendues victimes. À sa manière, il a pénétré dans des cités ensorcelantes où une feinte félicité l'emportait sur la cruauté. D'où sa clémence silencieuse à l'égard des sept récitants. En pardonnant, il se fait le complice d'actes que lui-même aurait accomplis sans la protection de la soutane.

Malgré les dissentiments qui nous éloignent de ces hommes, ils invitent le lecteur à découvrir un Orient protégé des aléas du modernisme. Sur leurs tapis volants, sultans, maharajas, princes sillonnent ces contes, se posent dans des jardins où la suavité des roses emplit l'air, comme pour en dissimuler la puanteur. Roses et hommes se pâment, au seuil de leur tragédie personnelle. Roses qui se fanent, hommes dont le handicap, évoqué pleinement par l'auteure, les conduit vers un échec dont ils ne mesurent pas encore la portée. La jeune femme à la lèvre fendue devient l'habile émissaire alimentant leur désir de pouvoir ; quand elle leur tend la main, ils la prennent sans se méfier du danger qu'elle contient. Ainsi la pomme offerte par une Ève surgie de nulle part, à sept hommes sans scrupules. Nous pouvons nous poser les questions suivantes : que pensait Adam en acceptant le fruit convoité dans la main de sa compagne ? Se voyait-il déjà le maître incontesté du paradis terrestre ?  Les doigts de Dieu et d'Adam sur le point de s'unir n'étaient-ils qu'un leurre, essayant d'apprivoiser le reste du monde pour mieux le contraindre ? Autant de questions dévastatrices à lire entre les lignes, ces récits sensuels, hors d'une temporalité contemporaine, permettant cette dérive. L'impression demeure que les sept hommes s'apitoient sur un échantillon lamentable et laid de leur existence, ignorant délibérément un éventuel avenir qui serait celui de panser leurs plaies physiques et morales. Contes chimériques où les suppositions envahissent l'esprit perturbé du lecteur sans rien résoudre.

Livre intelligent, inclassable. Livre aux abords enivrants mais combien plus profond que n'en suggèrent les apparences. Sept histoires d'hommes aux prises avec l'austérité religieuse et civile de la fin du XIXe siècle, tellement ouvert à la modernité. Il n'en demeure pas moins que pour inspirer l'imaginaire débridé d'une écrivaine au talent original, confirmé par trois précédents romans, l'ère fabuleuse des actes valeureux ou vils, s'y prête. Le style touffu, merveilleusement efficace, ajustant ces récits, convient parfaitement au monologue, parfois irréel, des protagonistes. Les images abondant sous la plume de Martine Desjardins, fables enrichies d'une rigoureuse recherche, ne s'avèrent-elles pas la télévision de ce temps, comme plus tôt les spectacles moyenâgeux se déroulant sur une place publique ? L'écrivaine a très bien saisi que chaque époque se nourrit d'un style n'ayant rien à voir avec la concision télégraphique de nos dernières décennies dévolues à la rapidité des images que nous créons ou qui nous sont imposées. Histoires qui, par leur construction, s'insèrent à la nouvelle. Leur chute, de récit en récit, nous tient en haleine. Une fois rassemblées, ces histoires forment un tout exhaustif, que concluent les révélations de la jeune femme invisible, inaugurant une mise en abyme inattendue, surprenante. Un livre où les sept péchés capitaux sont représentés par sept égarés dans un Orient dépravé...

On rappelle que cet ouvrage est parmi les finalistes du Prix des libraires 2010.

Maleficium, Martine Desjardins
Éditions Alto, Québec, 2009, 189 pages