lundi 25 octobre 2010

Amours et délices à la russe ! *** 1/2

Lisant de nombreux romans québécois, on se rend compte qu'ils éclipsent de plus en plus souvent les frontières territoriales canadiennes. Leurs auteurs appartiennent au monde moderne qui va dans tous les sens... On voyage d'un continent à un autre, accompagnée de personnages qui ont tout à dire. On n'a donc pas hésité à suivre Étienne, protagoniste migrateur du dernier roman d'André Girard, Moscou Cosmos.

Au début de l'été, nous retrouvons le jeune homme à l'aérogare de Moscou. Il attend un groupe d'étudiants et leur professeur, invités durant une semaine à un séminaire. L'événement se déroulera à l'Université d'État des sciences humaines de Russie où, depuis sept ans, Étienne est chargé de cours « en français et littérature québécoise. » Se joint au groupe, Johanna, « une fille peu ordinaire », qu'il avait rencontrée deux ans plus tôt à Port-Alfred. Elle vient de terminer la première année d'un MBA à l'Université de Nottingham, en Grande-Bretagne. Tous deux ont conclu le pacte suivant : se revoir dans une capitale européenne. Six mois plus tôt, ils s'étaient échappé ensemble à Prague. Rien ne les attire autant que les pierres antiques et leurs charmes nostalgiques. Moscou ne déroge pas à leur promesse ; profitant d'un colloque et d'une canicule, Étienne et Johanna arpenteront les avenues, les bistrots, les musées, le métro. S'aimeront farouchement. Deux semaines avant l'arrivée de Johanna, Étienne avait reçu son père. Rendez-vous risqué entre un père engagé politiquement du mauvais côté, un fils qui le connaissait à peine. Il aura fallu que ses parents divorcent pour qu'enfin, Étienne apprenne à faire la part des choses. Génération dupée et bafouée que celle du père, génération désenchantée et lucide que celle du fils. L'un et l'autre, en proie à des illusions tronquées, se rejoindront dans un monde cloisonné par un passé répressif toujours palpable, que l'insouciance d'une jeunesse avide feint d'ignorer. En restent des bribes, la prudence est nécessaire. Les ombres ambulantes de la répression stalinienne sévissent encore. Le comportement de deux amoureuses dans le train pour Saint-Pétersbourg en est un exemple touchant et rempli d'espoir...

 Pendant une semaine, Étienne se fera le guide passionné d'une jeune femme merveilleusement sensuelle et fétichiste. Sous la plume pénétrante d'André Girard, Johanna s'élève en une statue de chair, animée d'intenses désirs charnels. Nous nous demandons qui, d'Étienne ou de l'auteur, a créé une Johanna tellement irrésistible, que seuls des yeux submergés par une longue absence perçoivent. Les particularités qu'invente la vie quotidienne se fondent dans une amplitude qu'affine un prochain départ. Pris qu'ils sont entre la nécessité de rattraper des mois solitaires et l'éventualité d'une imminente séparation, Étienne et Johanna se frottent à des manques ; leurs sentiments s'aiguisent sur la fragilité d'aveux que renforce la perspective de prochaines retrouvailles à Dublin. Transcendance joyeuse, exhaustive, que nous dégustons à chaque page, que savoure le lecteur quand André Girard entraîne Johanna vers quelque lieu historique ou musée. Quelque parc où d'illustres écrivains ou peintres ont posé le pied. Le paysage urbain s'affuble de la beauté du métro " moscovite ". La chaleur intense, les repas entre amis, les bistrots chaleureux, nous donnent envie d'en être. D'aborder l'auteur et ses acolytes !

Âme russe que celle d'Étienne, ou celle d'André Girard, quand il rédige le Carnet bouleversant dédié à son père. Le récit concernant Johanna a été écrit deux semaines après son retour estival au Québec. Les deux êtres si chers à Étienne se reflètent — se mirent ? — dans un miroir où s'embue, déformé mais jubilatoire, le souvenir brûlant de leur passage. Le périple du père et de Johanna au pays des utopies perdues vibre d'une intensité captivante, recèle un formidable réalisme saupoudré du romantisme éprouvé des écrivains et artistes russes. Fascinée, on a suivi Étienne dans son nomadisme généreux, désintéressé ; blottie dans les pas de Johanna et du père, on a aimé Moscou.

Roman passionnel, exalté par la chair rayonnante de Johanna, par le sourire et les larmes du père, par l'éternité minérale des monuments. Rien n'est écrit au hasard, chaque détail, qu'il provienne d'un geste, d'un regard, est déterminé par une intention surprenante : celle d'aimer et d'être aimé pour ce que nous sommes. Il est rare d'éprouver une joie extrême après avoir refermé un livre. Le lyrisme que contient ce roman invite le lecteur à partager le fruit d'un labeur où la plume semble s'incruster dans une indéfendable légèreté. Sans craindre de nous leurrer, avançons qu'André Girard s'apparente de manière éloquente à la littérature russe.

À lire absolument pour nous laisser dépayser par Étienne et Johanna, chaque fois qu'ils se délasseront voluptueusement dans les hôtels Plaza de capitales anciennes...


Moscou Cosmos, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 214 pages

lundi 18 octobre 2010

Une brimade suicidaire ****


On a eu raison de faire confiance aux lendemains ensoleillés d'octobre. On a arpenté la ville, fait du lèche-vitrines. On est entrée dans une librairie où la propriétaire nous transmet sa passion des livres, nous recommandant chaque fois qu'elle nous voit quelque récente parution. On a pris note de ses suggestions puis, de retour chez soi, on a terminé la lecture du dernier roman d'Aki Shimazaki, Tonbo.

Délicatement, on a tourné les pages de ce minimaliste et intense récit. À pas feutrés, l'auteure nous emporte au pays des cerisiers et des pruniers. Un narrateur, Nobu, relate sa version des événements funestes qui se sont déroulés dans sa famille, quinze ans plus tôt : victime d'une terrible injustice, son père s'est pendu « à la fin de la saison des fleurs de cerisiers. ». Huit ans après avoir été contraint de démissionner d'une grande maison de commerce, située en banlieue de Tokyo, Nobu a fondé un juku, établissement de cours privés, spécialisé dans la préparation des examens. Sa jeunesse a été meurtrie par la disparition de son père. Professeur de biologie respecté, celui-ci a été accusé d'avoir provoqué la mort d'un élève rebelle. Pour échapper aux sarcasmes du voisinage, à la vengeance d'un journaliste véreux, la mère de Nobu et son frère ont dû déménager. Depuis, elle vit seule à Kobe. Nobu ne s'est jamais remis de cette mort inexpliquée. Le regard posé sur l'eau de la rivière, sur un insecte, ravive le souvenir aimé de cet « homme tranquille [...] Ses passe-temps étaient la lecture, la pêche et l'observation des insectes. » Homme à la santé fragile, de peu d'ambitions, il attendait paisiblement sa retraite. Son rêve : ouvrir un juku pour lycéens. Comment ce père introverti a-t-il pu gifler un élève au point de le tuer ? Un jour, Nobu reçoit un appel téléphonique de l'un de ses anciens étudiants, Jirô Kanô. Ce dernier veut le rencontrer, lui expliquer ce qui s'est réellement passé. Troublé, Nobu accepte de le recevoir à son bureau ; lui seront alors révélées les causes véritables du suicide de son père.

 Entre-temps, Haruko, infirmière, épouse de Nobu, éduque leurs deux enfants ; elle adore chanter et souhaite organiser une chorale avec ses collègues de l'hôpital. Il y a  monsieur Miwa, ancien propriétaire du bâtiment qu'occupe le juku de Nobu. Un pêcheur assis sur une roche, « il attend nonchalamment de sentir des coups sur sa ligne. » Madame Wada, employée de bureau dans le juku, « est chargée de la réception et de diverses tâches. » Akitsu, une élève du père de Nobu, qui était venue à ses funérailles. Sans oublier l'ami d'enfance de Kobe, la ville natale du narrateur. Autant de personnages décrits en filigrane, comme si Nobu, aveuglé par son immense affliction, les avait enfermés dans les plis serrés d'un éventail. Les objets, les insectes priment sur les êtres, adoucissent son chagrin ; courbé sous le poids du monde, connoté par l'écrivain autrichien Peter Handke, il ne parvient pas à surmonter son deuil, à faire la paix avec lui-même. 

Au fur et à mesure que le mystère se dissout, Nobu contemple, proches de lui, des acteurs dont il ignorait à peu près tout, figés qu'ils étaient dans une bulle impénétrable. Quand Jirô Kanô lui aura confié sa part de responsabilité dans ce drame, Nobu saisira à quel point le jeune homme respectait son père ; sa fuite toujours vers le nord comme une « libellule blessée cherchant à effacer de sa mémoire tous les noms des endroits qui la tracassaient [...] » recoupait sa déroute intérieure. Il aura fallu des années avant que Jirô Kanô ne cesse de ruminer un passé stérile, croulant sous un remords atrophié par des péripéties qu'il nommera lui-même innen — fatalité. 

Les libellules — tonbo — si chères au père de Nobu, sont constamment présentes, telle une métaphore naturaliste. Elles arrivent de l'Asie du Sud-Ouest, viennent mourir dans le Japon du Nord, n'enjolivant pas que les refrains des chansons populaires que chantonnait jadis le père de Nobu et que chantent aujourd'hui Haruko et ses enfants. À voix presque basse, d'un ton mesuré, Aki Shimazaki narre une histoire universelle, celle de l'emprise du bourreau sur sa proie. Les hommes de ses romans sont marqués d'une douloureuse frilosité, saisis de balbutiements moraux ; ils s'essaient à de timides envolées vers un avenir incertain, souvent prisonniers d'un flot de silence. Les femmes enrichissent leurs désirs personnels d'une certitude affective qui leur est propre et nécessaire pour survivre aux pires tragédies. C'est ce qu'apprendra Nobu après que Jirô Kanô lui eut dessilé les yeux, étonné qu'une partie du monde qui l'entoure soit encore vivable, empreint d'une générosité qu'il ne soupçonnait pas, sa souffrance ayant réduit son existence à un univers restreint, opaque.

Sous la plume appliquée, exigeante d'Aki Shimazaki, la foi qu'elle porte dans les êtres se proportionne au rôle tellement humain qu'elle leur fait jouer. Elle les brosse, se mouvant dans un jardin ordonné, s'attardant avec simplicité sur les moindres détails, habillant ce lieu intime et fertile de scènes bucoliques où Nobu se ressource. Maintenant que le monde s'est reconstruit, les libellules virevoltent autour d'un vieil homme rendu à son expression surnaturelle. Le style fluide d'Aki Shimazaki, dépouillé de scories, qui n'est pas sans évoquer le style mélancolique de l'écrivain Haruki Murakami, force l'admiration du lecteur. Les non-dits, telles des chrysalides, se sont transformés en de frémissantes révélations. Tout est raconté du bout des lèvres, peint avec le bout des doigts. C'est cela, l'art d'écrire à la japonaise !


Tonbo, Aki Shimazaki
Leméac / Actes Sud, Montréal / Arles, 2010, 136 pages

 

jeudi 7 octobre 2010

Éclats de verre *** 1/2

La pluie frappe durement la vitre. Demain, le soleil reviendra. Ainsi va la vie s'acharnant sur les êtres à coups de bleu et de gris. Peines et joies s'ajoutent à nos âges. Ceux d'hier et de demain. Celui, bienveillant, qui nous met un livre en main, nous enseigne la magie que crée une histoire grave ou drôle. Nous nous déportons loin d'une réalité qu'il faudrait observer à travers un kaléidoscope pour lui trouver quelque attrait. Nous imaginons un monde coloré en lisant le petit dernier de Sophie Bouchard, Les bouteilles.

« Un homme sombre. Une femme s'écroule. Un père se tait. Un gardien se sent coupable. » Phrase clé qui résume le roman où l'écriture incisive donne tout son sens à l'histoire. Un vieil homme, Cyril, gardien de phare, s'est réfugié dans cette tour en pleine mer, pour oublier Rosée, la femme aimée, qui, elle, s'épuise d'amour au Sénégal. Un jeune couple, Clovis et Frida, partage l'existence solitaire de Cyril. Lui est là pour « automatiser » le phare, elle, analyse leur amour qui lui semble en péril. Il y a aussi Armand, père de Clovis, qui, dans son bateau, fait des allers-retours de la terre à l'océan. Messager attentif auprès des trois protagonistes. Au début du roman, Cyril, Frida et Clovis s'observent, s'interrogent sur leurs rêves effrités. Plus le temps s'écoule, plus le silence perd de sa consistance. Nous assistons à un chassé-croisé de gestes, de pensées, huis clos où l'auteure situe habilement les personnages. Famille et lieux. Océan et conditions géographiques. Bottes de géante pour parvenir jusqu'au Sénégal. Île de Gorée. Île où Cyril a damné son âme lorsqu'il a quitté Rosée un matin où plus rien ne l'encourageait à poursuivre un destin qui se brisait de lui-même. Contre les murs du phare se fracassent les vagues toujours recommencées, alors qu'un vieux gardien les écoute, obsédante litanie. Leitmotiv désaccordé par la présence de Frida et Clovis qui, maladroits, se cachent derrière les murs fissurés de leurs sentiments contraires. Frida est une amoureuse sensuelle : la peau partagée avec son partenaire insuffle au corps une tendre complicité. Clovis tient pour acquis leurs promesses échangées, ne les remet jamais en question, ne soupçonnant pas le désespoir dans lequel s'enferre son amoureuse. L'auteure, en fine observatrice, dépeint avec des mots lourds de signification, la descente en enfer de chacun. Si un jour, Cyril reçoit une bouteille venue de la mer, appel au secours de Rosée, Frida et Clovis lancent la leur au vieil homme qui comprend mal leurs agissements épineux. Bouteilles d'alcool. Bouteilles jetées à la mer scellant un bout de papier griffonné de quelques lignes. Lieu d'un rendez-vous où recomposer le passé en miettes. Éclats de verre mêlés au sable. Aux larmes.Tessons blessant le cœur et l'esprit, asphyxiés sous le poids des réminiscences. Frida, qui a mis au jour le secret de Cyril, noie son chagrin, brûle son échec dans l'histoire du vieil homme. Bouteille illusoire, où se trame le malheur d'une femme dans lequel elle se mire.

Dans ce huis clos intraitable, Sophie Bouchard nous dit combien il est difficile de s'éprendre de son semblable en lui maintenant la tête hors de l'eau. Si la vie s'avère infernale dans cette tour aléatoire — à la manière de Sartre, n'est-elle pas un prétexte ? —, la vie sur la terre ferme se révèle une perdition, étouffée par trop d'espace inutilisé. L'étroitesse du phare, sa rondeur haute, permet à chacun de mesurer son incapacité à apprivoiser sa condition d'humain. Moult bouteilles symboliques contiennent des songes reniés, ce que Frida et Clovis apprendront à leurs dépens. Ils ne sauront dompter la tempête intérieure qui les mine. Ni le maelström surgi de l'océan qu'épousera Clovis, homme de peu de foi en l'amour charnel que lui offrait Frida. Du Sénégal, voguent les bouteilles que, jamais, Cyril ne recevra. De passage dans ce pays où la force du soleil use le meilleur de soi, Frida se rendra au rendez-vous fixé par Rosée à Cyril. Avant, elle aura dressé une liste « de merveilles et de fantasmes d'une vie. » Nous ne savons trop si elle repartira vers des continents peuplés d'oasis, vers des lieux accessibles à la réalité, dépourvus du rêve.
 
Pourrions-nous avancer que le récit recèle d'abord une histoire d'écriture poétique, scandée de rage quand Sophie Bouchard, entre deux chapitres ourlés de phrases laconiques, condense l'essentiel des calamités qui cinglent les hommes et les femmes partout dans le monde ? Dans ce « dépotoir à souvenirs », la mémoire illustre des faits sordides s'insérant aux péripéties de Cyril, de Frida et Clovis. Les protagonistes se présentent comme sur une scène souillée — la mer, autre dépotoir —, permettant ainsi à l'auteure de vomir les injustices mondiales qui l'empêchent de respirer à son aise. Nous ne nous attendions pas à ce que l'histoire  " finisse bien ", c'eût été indécent. Au sommet de tout phare, tournoie une flamme s'appelant communément espoir, dernière bouteille isolée que d'une main, Frida et Cyril arborent tel un flambeau, illuminant les tombes aquatiques de Clovis et de Rosée.

Avec un immense plaisir, nous avons lu ce roman original et tonifiant, concluant que rien, nulle part, ne passe inaperçu, ni les êtres qui finissent par s'agglomérer à l'eau et à la terre. Nous l'avons lu aussi pour son écriture dense, son style ciselé, épuré, quand il s'agit de mettre à vif des émotions dévoilées, tant par la réflexion intelligente de Sophie Bouchard, que par son désir éperdu de répandre un message enfoui dans les bouteilles de ses fureurs assourdies par un talent efficient.


Les bouteilles, Sophie Bouchard
La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 194 pages