lundi 21 septembre 2009

Douce France... ****


Avec un empressement curieux, on a repéré les premiers romans ou recueils de nouvelles dans la foulée livresque automnale. Après des hésitations, la sobriété élégante d'une couverture a influencé notre choix, soit l'histoire d'une jeune paysanne, La Louée, signée Françoise Bouffière.

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, dans le Morvan, en France. Siècle ouvert au modernisme, fermé à la condition féminine. Marie Brault aurait pu naître en Auvergne, en Bretagne, son sort n'aurait pas été plus enviable. Ses parents vivent tant bien que mal des maigres produits de la ferme, au lieu-dit des Fossés. Ses frères et sœurs ont quitté, un à un, le pays. Marie a le défaut d'être jolie, coquette, intelligente. Vertueuse, elle est vouée à la Vierge Marie  qui, croit-elle, lui a tendu la main, un dimanche de l'Assomption. Victime d'une vision attribuable peut-être à la chaleur, elle s'est évanouie, « attirant sur elle l'attention de tout un chacun. » Personne n'aime la jeune fille, les villageois la jugent trop fière, dédaigneuse, ils la surnomment la reine Brault. Marie n'a que faire des sobriquets désobligeants, elle poursuit sa route qu'elle souhaite prolifique. Comme la plupart des adolescentes, elle rêve au prince charmant. Sa mère l'encourage à aller se louer, elle doit « descendre de [son] nuage. » Marie ne demande qu'à quitter la ferme. «Partir et ne plus revenir ! »

À la fête de la Louée, Marie sera remarquée par le Lyonnais Henri Jacquemont, patron de l'entreprise familiale, riches négociants en soieries. Sa femme s'occupe des bonnes œuvres et de « l'éducation chrétienne des enfants. » Madame a des idées préconçues sur les campagnardes lyonnaises :  « elles sont sales, voleuses, chipies alors que les Morvandelles sont sottes mais travaillantes ! » Dans cette maison bien pensante, les illusions de Marie vont peu à peu s'abîmer au contact du  despotisme de ses maîtres. Elle est là, à la fois « femme de ménage et servante. » Elle doit se faire silencieuse, invisible. Subjuguée toutefois par le luxe autour d'elle, elle se bâtit des chimères même si Marthe, la vieille cuisinière qui l'a prise en estime, lui remet durement les pieds sur terre. Louis, le fils aîné âgé de vingt ans, admire la beauté de la domestique, soupçonne son intelligence étouffée par son inculture, l'amadoue en lui lisant des extraits d'un roman de Tourgueniev, Premier amour. Ces intermèdes inespérés troublent le cœur de Marie, elle tombe amoureuse du jeune homme. À l'automne, sur l'ordre du père, il ira étudier le négoce à Londres... Marie est désespérée, comme si son départ présageait le pire.

Le pire sera représenté par Henri Jacquemont. Sur le conseil de sa femme, il enverra Marie une fois par semaine mettre de l'ordre dans le Centre de distribution des grandes marques de textiles qu'il dirige d'une main de maître. Tel le fils, le père constatera la beauté sensuelle émanant du corps de la jeune femme. Elle a beau se défendre, elle est prise au piège du « désir de monsieur ». Viols à répétition qui la feront lentement mourir. Le pire, cette fois, c'est l'enfant qui pousse dans son ventre. Turbulences dans son existence qu'elle confie à Marthe, laquelle est persuadée à tort de la paternité de Louis. La vieille cuisinière apportera son aide dans la mesure du possible.

Après de tristes et révoltantes péripéties, Marie trouvera une nourrice pour son fils, deviendra elle-même nourrice dans une famille bourgeoise de Paris. Elle est convaincue de n'être plus rien sinon « une paire de seins, c'est tout ce que je suis. » Elle n'est pas vraiment malheureuse, mais s'ennuie de son enfant, ne sachant trop ce qu'il est devenu. Réconfortée par une nourrice avec qui elle s'est liée dans un jardin public, elle écrira à l'une de ses sœurs, la priant d'avertir leurs parents de la naissance de son bâtard. L'intermède parisien se termine sur son dernier rêve : acheter un commerce, une boulangerie pour fabriquer du pain aux gens du village. Crédule, elle ne se méfie pas de son père. Pour éviter le déshonneur, il a élaboré un plan machiavélique qui échouera tragiquement. Dépouillée de ses illusions,  Marie, toujours généreuse,  reprendra la ferme en main, adoptera Mathias, douze ans, pupille de la Nation. Enfant ombrageux, déplacé de foyer en foyer, il s'attachera viscéralement à sa mère adoptive, de son côté non indifférente aux charmes d'Étienne Brisson, le nouvel instituteur. Reclus dans sa jalousie morbide, Mathias veille...

C'est une histoire éternelle que narre Françoise Bouffière. L'éternité bafouée de jeunes filles qui misent sur un avenir meilleur. On voudrait que ces destins  aveugles n'aient plus cours, mais regardons ailleurs que vers l'Occident, nous y retrouvons la hargne familiale et villageoise, parfois tribale, dirigée vers des adolescentes prêtes à défier les lois ancestrales, à narguer les traditions, à réaliser leurs rêves. Un Mathias vengeur rôde qui se fait leur implacable justicier.

Pages admirables, merveilleusement poétiques, comme ciselées dans la pureté du cœur de Marie. Cristal limpide que l'écriture sobre contrastant avec les malheurs de Marie, cernés par le passage des saisons qui régulent sa courte existence. Tragédie humaine, certes, mais tragédie aussi d'un siècle où les pauvres gens, incarcérés dans une misère noire, devaient se contenter de ce que Dieu leur prêtait d'honneur. Siècle dénoncé par Victor Hugo et ses Misérables, par Émile Zola et ses Rougon-Macquart. On peut affirmer sans se tromper que Françoise Bouffière s'inscrit dans leur lignée avec un immense talent sensitif.


La Louée, Françoise Bouffière,
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2009, 230 pages