lundi 27 avril 2009

Grand frère Jack ! ****


Il serait malvenu de présenter Jacques Poulin. Récompensée de nombreux prix littéraires, son œuvre très particulière s'inspire de choses simples de la vie lesquelles remuent en nous des fibres assoupies. Que ce soit une chanson fredonnée, un regard posé sur un héron prenant son envol ou sur un chat qui miaule, nous embarquons avec l'écrivain sur un bateau où chaque personnage vogue comme il peut avant de mettre pied à terre. Son douzième roman, L'anglais n'est pas une langue magique, démontre combien il est difficile d'apprivoiser la langue française, mais aussi les humains et les animaux. Suivons le magicien dans une histoire de tendresse...

Son roman précédent, La traduction est une histoire d'amour, donnait la parole à Marine, une belle Irlandaise aux cheveux roux, aux yeux verts. Elle est la traductrice de l'écrivain Jack Waterman, célèbre et tourmenté. Ensemble, ils vont partager une émouvante aventure : sauver une adolescente, Limoilou, d'un début d'existence paumée... Nous entrons dans le dernier roman de Jacques Poulin avec leurs noms en tête, mais la parole, cette fois, est donnée à Francis, le « petit frère » de Jack Waterman. Il est « lecteur sur demande ». Il vit très bien de ses lectures, occupe un appartement dans la tour où réside le « vieux Jack », possède une Mini Cooper. Chaque fin de semaine, il se rend à l'île d'Orléans faire la lecture à Limoilou qui est « en convalescence » ; elle habite dans un chalet avec Marine et ses deux chats.

Ce jour-là, Francis a reçu l'appel d'une inconnue, elle l'attend dans la soirée pour qu'il lui lise un roman. Quand il se présente à l'appartement, rue de Bernières, la porte est ouverte et les lieux sont vides. Sur fond d'intrigue, servant peut-être de prétexte à nous faire part des états d'âme du jeune homme, nous ferons un étrange voyage dans l'Amérique française du dix-huitième siècle avant que la France cède l'immense Louisiane d'abord à l'Espagne, ensuite à l'Angleterre. Un siècle plus tard, Napoléon la vendra aux États-Unis. Grâce au journal de Lewis et Clark, nous abordons un passé qu'il ne faut surtout pas oublier : les Indiens, les défricheurs, les explorateurs, ceux et celles qui, grâce à leur courage, ont écrit un grand pan d'histoire et sont morts dans une cruelle indifférence. Vu par le regard de Francis, il y a aussi la défaite des plaines d'Abraham à venger. Trois rêves hantent Francis : hockey, baseball, tennis. Chaque fois qu'il les évoque, il en sort revigoré par rapport à son grand frère dont, croit-il, il n'est que l'ombre, comme Henri Richard l'était de son frère Maurice... Sans cesse, malgré les bienfaits que ses lectures apportent à nombre de gens en détresse, il se remet en question, lui qui a été un enfant arrivé « par surprise ». Pour le valoriser, il y a heureusement la « petite sœur » plus âgée et leur tendre affection réciproque. Limoilou lentement se laisse amadouer, tandis qu'un lien exceptionnel unit Marine et Jack ; les uns et les autres servent d'exutoire aux angoisses existentielles de Francis.

Alors pourquoi ce titre, L'anglais n'est pas une langue magique ? Parce que les mots qu'utilise Jack dans son roman en chantier rappellent l'Amérique française où il était doux de parler la langue maternelle avant sa perte lorsque, après une bataille d'une demi-heure, le Canada deviendra britannique. Francis ne supporte pas non plus le harcèlement du détective qui, pour en connaître davantage sur l'inconnue de la rue de Bernières, sème leur conversation de mots anglais. Considérations de Jack sur l'écriture, de Francis sur la lecture car, malgré ses réticences, celui-ci ressemble beaucoup à son frère. Marine l'a vite compris ; chaque fois qu'il se rend au chalet, elle le provoque de charmantes façons...

Entre le roman écrit par Jacques Poulin et celui de Jack Waterman, les événements se recoupent. On s'interroge, qui est le frère de l'autre ? Si le petit frère n'est pas la lumière où s'alimentent les deux écrivains. L'ombre et la lumière ne sont-elles pas jumelles, voire siamoises ? N'est-ce pas d'un commun accord que les deux hommes professent la modestie de l'écrivain, la place primordiale que devrait tenir le livre ? N'avouent-ils pas que devenir un écrivain médiatique serait « la pire des déchéances » ?

Roman où l'humour côtoie la gravité du sujet. L'écriture se nourrit de mots si justes qu'ils produisent un effet merveilleux, emportant le lecteur entre rêve et réalité, utopie nécessaire pour vivre décemment. Francis se fait ici le porte-parole d'une petite histoire plongée dans la grande, irrésistiblement interdépendantes. Il mesurera combien un petit frère est nécessaire à un grand frère quand ce dernier éprouve à son tour un sentiment d'échec.

Ouvrir, fermer ce roman, on ne se lasse pas d'en relire des extraits, d'en tirer une leçon historique mêlée à celle de l'humanité : Jacques Poulin, utilisant de judicieuses et signifiantes métaphores, ne veut-il pas, sous le couvert d'une profonde lucidité, nous dire que le Québec serait le petit frère du grand Canada, incapables de se séparer l'un de l'autre ? Heureuse alliance !


L'anglais n'est pas une langue magique
, Jacques Poulin
Leméac / Actes Sud, Montréal, 2009, 160 pages