lundi 6 avril 2009

Éloge de la beauté ****


Durant ces dernières semaines, quelques livres nous ont fait voyager. Les Pays-Bas, l'Égypte. Aujourd'hui, nous parcourons la Sicile, Naples, Paris, Rome, Québec et Florence en compagnie des personnages du récent roman de Louis Jolicœur, Le masque étrusque. Il est inutile de présenter cet écrivain prolifique. Romans, nouvelles, traductions, autant de publications saluées favorablement par la critique québécoise, francophone et étrangère.

Si l'humanité a rebondi jusqu'à ce siècle, l'évolution en revient au génie d'une poignée d'hommes et de femmes. De même un masque étrusque a joué un rôle important dans la vie de deux hommes. Le père et son fils. Le premier, Eugène, combat en Sicile aux côtés des troupes américaines, britanniques et canadiennes contre les Allemands et le gouvernement de Mussolini. Nous sommes en juillet 1943, à Regalbuto, village sicilien blotti à l'ombre de l'Etna, ruiné par la guerre. Eugène, qui est médecin, « exténué, dégoûté de toute cette folie » prend plaisir à photographier « les pins majestueux, les vieux oliviers, les orangers [...] » Alors qu'il s'est éloigné de sa troupe, il entend les gémissements d'une voix féminine. Eugène, amoureux des femmes, rêveur et pacifiste, ne peut y résister. À la tombée de la nuit, il pénètre dans un " baglio" ; une femme d'un certain âge le supplie de sauver sa fille, Marinella, gravement blessée par les éclats d'une bombe. Après bien des hésitations d'ordre militaire et touché par la beauté de la jeune fille, Eugène se laisse convaincre. Au matin, alors qu'il s'apprêtait à partir, la mère, en guise remerciements, lui offre un masque étrusque, « rapporté de Toscane par [son] père, dans les années vingt, quand il y travaillait comme employé agricole [...] » Troublé, Eugène constate à quel point la figure, tant féminine que masculine, dessine les traits de Marinella.

Le masque a transformé l'existence d'Eugène. Il s'est dépossédé de tous les objets qu'il aimait tellement, tant ils contiennent la beauté du monde, celle des villes européennes, des femmes, sculptures figées dans les musées. Désormais, Eugène ne veut plus dépendre de la fascination que les choses inertes exercent sur lui. À Naples, en avril 1947, nous le retrouvons avec Anna, sa dernière conquête ; il doit rejoindre son ami Emilio, tous deux ont rendez-vous chez une vieille comtesse italienne, censée examiner le masque. Constamment perturbé par la beauté androgyne de l'Étrusque, Eugène soupçonne le masque de recéler un mystère. Sur place, la comtesse italienne et, à Paris, un éminent professeur, spécialiste en art grec, romain, étrusque, lui débiteront une tirade moralisatrice sur la beauté propre aux objets, aux choses insaisissables ; la beauté en tout n'est-elle pas là pour rester à proximité des regards, des gestes qui pourraient la souiller ? Toujours à Naples, Anna annonce à Eugène qu'elle est enceinte ; il le déniera, Anna lui avouera qu'elle plaisante... Un an plus tard, installé provisoirement à Paris, Eugène reçoit une lettre lui disant qu'Anna est morte de leucémie, qu'elle a confié leur fils, Giuseppe, à sa sœur. Une seule fois, à l'issue d'un curieux hasard, Eugène apercevra l'enfant. Bouleversé, il remarquera la ressemblance des membres de la famille d'Anna et de leur fils avec le masque.

On s'est attardé sur les péripéties houleuses d'Eugène, pour mieux ouvrir la voie à son fils Théo, qui, habitant Québec, reprendra le périple du masque interrompu par son père. Le souvenir impérissable de Marinella, d'Anna, du petit Giuseppe, le tourmente inlassablement. Sans cesse, il parle de l'Italie, de la Sicile et du masque à Théo. Ce dernier est journaliste, il profite de cet avantage pour séjourner quelque temps à Paris. Donc en 1990, Théo se rend chez Pauline, l'une des trois filles de feu le professeur qui, des années auparavant, avait tenu un discours érudit à son père sur les Étrusques et leur civilisation encore mal définie. Pauline met à sa disposition les livres publiés et les documents accumulés par le professeur. Contrairement à son père, Théo n'est ni un rêveur ni un aventurier. Les ouvrages qu'il consulte, bien que passionnants, l'ennuient un peu quand un matin surgit Annick, la fille de Solange, l'une des trois sœurs, jadis amoureuse d'Eugène. Annick est enjouée, irrésistible, le genre de femme que préfère Théo, mais qu'il « ne rencontrait à peu près jamais. » Ensemble, ils visitent les musées, arpentent les rues de Paris, ne se quittent plus. Réaliste, Théo se disait que le masque pouvait attendre, qu'il « avait autre chose à faire [...] laisserait son père à ses questions et irait son chemin. » Retour au Québec accompagné d'Annick, qu'il a épousée.

En 2004, Théo est en vacances en France « avec Annick et les enfants », quand la police de Québec l'avise d'un cambriolage à son domicile et du vol du masque. L'enquête n'a pas permis de le " retracer " ; il n'en reste qu'une photographie que Théo a prise délibérément : le masque n'a jamais été identifié. Dans une grande malle ayant appartenu à son père mort quatre ans plus tôt, qu'il n'a jamais ouverte, il recueillera des objets sans valeur, des photos, des lettres concernant les femmes de sa vie. Ainsi, Théo apprendra qu'il a un demi-frère, Giuseppe, né de la liaison de son père avec Anna. Stimulé et abasourdi par ce déballage de souvenirs vieux de quarante ans, Théo décide de régler le sort du masque et, qui sait, de rencontrer son demi-frère. En 2008, il s'installera un an en Italie avec Annick et leurs trois enfants. Des pages écrites sur un ton ironique nous valent la description de la vie quotidienne à Florence qui survit comme elle peut à la modernité. Avec humour, Théo énumère les innombrables complications de l'administration florentine. Ce qui n'empêche nullement son regard d'envelopper la beauté de la ville. Il y fera la connaissance de son demi-frère Giuseppe qui l'entretiendra de faits déconcertants sur la famille d'Anna et sur le masque. Ils se quitteront sans avoir établi aucun lien fraternel. Le dénouement inattendu de l'histoire du masque étrusque soulage Théo ; il apportera la photo au conservateur du Musée d'archéologie de Florence ; là encore une révélation stupéfiante réjouira Théo qui, délesté du mystère du masque, se promène, heureux, dans les rues de Florence, comblé par sa « beauté pure, étrangère, extérieure à lui. » Seule compte maintenant sa liberté nouvellement acquise, son père n'ayant su faire amende honorable aux femmes et aux objets, trop souvent confondus.

Roman dense, édifiant, qui n'empiète jamais sur la trame historique, ni sur les propos savants rapportés ici par Louis Jolicœur. Il eût été dommage de ne pas tenir compte de la véracité de l'histoire, mentionnée par l'auteur. Des clins d'œil au lecteur parsèment le livre, celui-ci est constamment invité à participer aux voyages d'Eugène, à sourire de ses frasques amoureuses. Plus détaché des objets que son père, Théo se fait lui-même voyageur pour élucider l'essentiel. Trier le vrai du faux. Anna n'avait-elle pas raison d'expliquer à Eugène que nous sommes la doublure — l'imposture — de nous-même ? À lire dans un lieu autant enchanteur que le récit foisonnant de réflexions poétiques qui nous ont à la fois charmé et ému.


Le masque étrusque, Louis Jolicœur
éditions L'Instant même, Québec, 2009, 174 pages