lundi 16 mars 2009

Le tourbillon des sentiments ****


On ne sait trop pour quelles raisons certains livres nous interpellent. On les triture, on les questionne, ils nous font un clin d'œil de connivence. D'autres, au contraire, nous sollicitent gentiment, le courant ne passe pas. Est-ce dû à la banalité de l'image de la couverture, à un titre qui n'en est pas tout à fait un ? On s'est demandé pourquoi cette hésitation après avoir lu Ce qui s'endigue, le deuxième roman d'Annie Cloutier. Son premier roman, Le grand commandeur, publié en 2004, est-il passé inaperçu, l'éditeur nous faisant découvrir aujourd'hui une auteure talentueuse et sensible, un roman bouleversant ?

Elles ont été conçues le même jour de mai, dans les dunes venteuses de la mer du Nord. À Delft. Elles se prénomment Anna et Angela. La première a des parents professionnels aisés, la deuxième, une mère célibataire, infirmière spécialisée ; le père d'Angela la reconnaîtra à la naissance de son frère. Anna est jolie, douce et silencieuse, Angela est boulotte, frondeuse et colérique. À quatre ans, les fillettes feront connaissance à la maternelle. Tout de suite, elles sont fascinées l'une par l'autre ; Anna craint la désinvolture téméraire d'Angela, celle-ci envie la beauté séraphique de sa jeune amie. Anna est studieuse alors qu'Angela, malgré sa vive intelligence, veut s'instruire à sa guise. Leur vie construite parallèlement sera ainsi marquée de toutes ces dissemblances. Sans tenir compte de leur milieu différent. À des niveaux distincts, ce qui arrive à l'une arrive à l'autre. Anna deviendra, comme son père, une gynécologue réputée ; Angela, à la suite d'une nuit de beuverie, échouera lamentablement à ses examens de médecine. Après une colère effroyable, elle partira en Indonésie, ancienne colonie néerlandaise. Elle travaille à l'« Aide mondiale néerlandaise ». Profitant que ses parents sont en vacances estivales en Normandie, Anna couchera avec le père de sa meilleure amie. Aventure mouvementée qui la laissera pantelante. Quelques semaines plus tard, sa mère, depuis longtemps dépressive, se suicidera. Désormais, l'existence de la jeune fille dépendra de cette mort fatale. « Propulsés dans le temps et l'espace, les fragments d'Anna se dispersent dans un monde sans son. » À Jakarta, « calmar visqueux et sordide » Angela acquiert un certain équilibre, elle comble ses désirs et appétits boulimiques en se consacrant aux démunis. Le passé colonial de l'Indonésie l'agresse ; les Pays-Bas, s'interroge-t-elle, ne sont-ils pas responsables de la misère des insulaires ? Interrogations sans réponses qui, sans cesse, la divise au cœur de ses rapports sociaux. Elle rentre à Delft, elle a vingt-quatre ans. Pendant ce temps, Anna, médicamentée, survit comme elle peut au deuil de sa mère. Trente ans plus tard, Angela apprendra par Internet le suicide de la mère d'Anna.

Le roman est imprégné de bonheur et de détresse, de soupirs et de cris. Anna et Angela ne se voient plus ; il leur arrive de penser l'une à l'autre, la fascination de l'enfance exerçant son pouvoir séducteur. Anna se mariera à un « diplomate prometteur ». Ils s'installeront à La Haye, auront deux enfants. Dans un bar enfumé, Angela rencontrera son grand amour : un Indonésien qui termine ses études à l'Université libre d'Amsterdam. Il veut « consacrer son savoir et son talent au service de son peuple en retournant enseigner à Jakarta [...] » Avec une détermination orgueilleuse et passionnée, Angela, qui le rejoindra dans son pays, lui soutirera la promesse de venir exercer à Delft. Lui, amoureux fou d'Angela, finira par céder. Ils vivront ensemble, ne se marieront pas, auront un fils qui apaisera momentanément les colères d'Angela.

Passivité trompeuse d'Anna qui soutiendra « jusqu'au bout la fable des apparences », rébellion inassouvie d'Angela qui, elle, brûle d'une « inextinguible insatisfaction. » Toutes les deux ont trente ans, elles vieillissent au hasard des possibilités, des nécessités de la vie. Anna est toujours belle, narcissique et fragile ; Angela fait penser à un personnage féminin de Ingmar Bergman, plantureuse, sensuelle et maternelle. Continuellement sur le qui-vive, comme en gestation d'un monde meilleur, elle ne se plie à aucun compromis. Leur histoire est saturée de contradictions qui les éloignent et les rapprochent l'une de l'autre, d'une dualité qui les oppose constamment. Annie Cloutier nous conduira jusqu'au bout de leur périple, semant d'innombrables embûches, enclavant des joies qui les feront se retrouver à des moments fortuits pour se séparer à nouveau. Une terrasse de bistrot, la salle d'attente d'un hôpital, lieux symboliques d'un au revoir, peut-être d'un adieu, qui sait...

Le pardon et la réconciliation tiennent une place privilégiée dans le livre. Les hommes présents dans l'existence d'Anna et d'Angela sont là en veilleurs, porteurs d'une profonde générosité rarement aussi bien définie dans la fiction actuelle. Histoire lumineuse d'une amitié indéfectible entre deux femmes, leurs faiblesses et leurs forces disséquées par une auteure merveilleusement douée et magnanime. Le ton du roman est à la fois tendre et sauvage, souligné par la tristesse affligeante d'Anna, par la colère volcanique d'Angela. Des paragraphes écrits sous le couvert inoffensif d'une prose dynamique se terminent en un style poétique saccadé, mettant en relief la tragédie humaine, qu'elle soit d'ordre personnel ou collectif. On ne perdra pas de vue Annie Cloutier qui, on le prédit, deviendra une écrivaine majeure tant l'histoire d'Anna et d'Angela contient d'engagement émotionnel et, osons l'écrire, de certitudes littéraires.


Ce qui s'endigue, Annie Cloutier
Les éditions Triptyque, Montréal, 2009, 236 pages