mercredi 23 décembre 2009

Ceci n'est pas un conte de Noël *** 1/2


La neige recouvrant les rues et les jardins, pâlissant le ciel, noircissant davantage les branches, on n'attend rien du paysage figé pour plusieurs semaines. On se consacre à une vie calfeutrée, partagée entre la lecture et la musique. Le sommeil. La saison est propice au laisser-aller des regards ou des gestes s'attardant sur la couverture de quelques ouvrages. On a été surprise par l'image convulsive associée à la nouvelle Le secret fardeau de Munch, signée Vincent Thibault. D'où la curiosité de parler de ce petit livre.

Nous entrons dans le texte avec la même surprise que celle éprouvée devant la bouche ouverte, narines dilatées, dents saillantes, de l'homme criant sur la couverture brune. On a voulu savoir pourquoi, tant de souffrance contenue dans si peu d'espace sollicite le lecteur d'une manière aussi efficace. Les mots proposés par le narrateur invitent à le suivre dans une profonde réflexion sur l'art, sur les remous qu'il provoque quand l'œuvre se révèle un mystère, fait naître de douteuses idées chez certains. Manière détournée de nous signifier que chaque mot contient sa part d'ombre à laquelle nous portons peu d'attention. Le vocable " assassin " et le verbe " ressasser " sont signalés au lecteur comme étant particuliers : les "s" qui les composent sont autant de sifflements serpentins dénonçant, sans que nous nous en doutions, le vol du tableau de Munch, Le Cri. Avant l'acte, soit l'agitation, l'auteur, Vincent Thibault, raconte la vie du narrateur, Jehan Le Poivreclair, né sur la côte normande « dix ans jour pour jour avant qu'on y voie le Débarquement. » Orphelin de père et de mère, à la suite de bien des déboires, l'adolescent deviendra le protégé de Maître Le Poivreclair de qui, après sa mort, il héritera du nom, d'un peu d'argent, suffisamment pour partir à Seo de Urgel, en Catalogne, où il poursuivra ses études, bien qu'il ne fréquentât « officiellement aucun établissement. » Durant ces longues années solitaires, le jeune homme découvrira le fruit, « le point culminant de l'humanité [...] son point final. »

Quand Jehan Le Poivreclair narre ses souvenirs, il est vieux, il souffre. La fatigue fait trembler sa main, mais il doit absolument terminer d'écrire son récit. Faire part au monde entier de sa découverte. Il nous rappelle que ses centres d'intérêts s'apparentent au langage, aux « sons, sur les différents niveaux de la conscience. » Il évoquera la pertinence du cri japonais, le kiai, que les samouraïs ont repris jalousement à leur compte. Ainsi, d'un mot à un autre, d'une association d'idée à une autre, il en viendra à ce qui le mine : une « formule maudite » que lui-même imagine sans pouvoir l'exprimer en langage clair, d'où sa confrontation avec le célèbre tableau de Munch. Il nous dira pourquoi l'homme pose ses mains sur les oreilles, la raison de son « expression abominable, intolérable même. » Il remet en cause la pensée d'autrui sur la définition du cri, sur l'impression qu'il laisse dans la conscience chaque fois que nous examinons le tableau. L'isolement d'un son et non la solitude du peintre, ce que prétendent les critiques. La formule serait-elle ce que renferme l'artiste en lui devant la toile vierge ? L'écrivain devant la page blanche ? Pénétrer dans ce qui n'appartient plus à la vie quotidienne. Le mystère de la création, du produit fini, résultat d'une insatiable solitude, d'un éclair de génie...

Avant d'en arriver au vol du tableau de Munch, le narrateur entretiendra le lecteur de l'influence du Cri dans l'œuvre du maître, sur la fascination qu'exerce un seul tableau, un seul livre, dans l'existence de son créateur. Il est persuadé qu'une secte a enlevé Le Cri et La Madone, les deux tableaux n'ont jamais été retrouvés. La question se pose : pourquoi ont-ils été volés, aucune rançon n'ayant été exigée ? L'amour de l'art n'étant pour rien dans cette malhonnête acquisition. Débarrassé de son lourd fardeau, Jehan Le Poivreclair mourra dans la dignité grâce à l'indéfectible fidélité de son serviteur. À la fin du récit, celui-ci prendra brièvement la parole.

Étrange et fascinante histoire qu'il faut consommer à petites doses, puis se laisser porter, si cela est possible, vers un probable ésotérisme, lien invisible qui interroge le lecteur sur ses capacités à aborder l'indicible. Les mots, les images que l'oreille ou l'œil captent, façonnent des artefacts se présentant ponctuellement à l'esprit. Texte savant et marginal, audacieux et fantaisiste, balayant d'un revers de la main les idées préconçues qui nous enchaînent à un quotidien parfois insipide...

À lire, en se réjouissant qu'un jeune auteur ait eu le courage de dévier d'une trajectoire tracée d'avance. On salue aussi le courage de l'éditeur de publier de tels bijoux précieux dans le courant impétueux, parfois essoufflant, de l'édition actuelle.


Le secret fardeau de Munch, Vincent Thibault
Éditions De Courberon, collection Litote
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2009, 60 pages

mercredi 16 décembre 2009

De bure et de velours *** 1/2


Le temps de nous en rassasier, le soleil constant de novembre a fait place à la pluie, à la grisaille, annonçant la neige prochaine. Profitant de l'euphorie de Noël, on écrit ce que nous a inspiré le troublant premier roman de Marc Séguin, La foi du braconnier.

Si d'aucuns prétendent que ce roman est autobiographique, on s'en réjouit. Le périple du narrateur s'avérant initiatique, il ne peut que faire grandir cet homme qui, sous des airs fanfarons et provocateurs, se montre rempli d'amour haineux envers les hommes, les femmes, les bêtes. Qu'importe que le narrateur, comme l'auteur, se prénomme Marc et que la femme, à qui le roman est dédié, se prénomme Emma. Ne dit-il pas d'elle qu'il l'aimait « comme une prière qui se serait réalisée. » Emma sera le miracle de sa vie, elle saura stopper momentanément ses fuites, lui qui se considère « une conséquence de l'Amérique moderne. »

Marc S. Morris, au lendemain d'un suicide raté, narre ce que fut sa vie durant ses dix dernières années. Il est braconnier et dès le premier chapitre, il embarque le lecteur dans une histoire de chasse qui s'est passée en 1991. Il a tué un ours au Manitoba, l'a dépecé, a prélevé la vésicule biliaire pour la vendre quatre mille cinq cents dollars à des Asiatiques. Depuis un an, il est étudiant en cuisine à l'Institut de l'hôtellerie de Montréal, qu'il délaissera pour entrer au Grand Séminaire. Il y fera la connaissance de l'évêque Pietro Vecellio avec qui il entretiendra « une amitié amoureuse. [...] Un homme peut aimer un autre homme. » Le narrateur étant inapte aux sentiments modérés, il affectionnera ses semblables avec une intensité démesurée. Toujours, il déteste, toujours, il adore. Comme lui-même, son double est entier et ne tolère aucune médiocrité. L'un est vêtu de bure, l'autre de velours. Se remettant sans cesse en question, il traverse les États-Unis en pick-up, revenant à son point de départ, le Québec. Sa foi immense en la vie le déstabilise d'une telle manière qu'il ne sait, ni ne peut, se satisfaire de joies simples, quotidiennes. Parfois, il amorce des situations qu'il pense être des ancrages, comme la naissance de sa fille, l'ouverture d'un restaurant, mais, tel un marin happé par l'océan, il parie sur l'espoir : trouver plus exaltant que ce que les autoroutes lui offrent d'oubli temporaire. Il exècre l'idée du bonheur mais, tout à son combat intérieur, il ne se rend pas compte que sa quête s'appuie sur des doutes, non sur des certitudes. Ne dit-il pas qu'il veut conquérir, dominer, sans jamais y parvenir. Sa foi est une soif intarissable, la source où il s'abreuve en est la beauté d'Emma, elle qu'il compare à la Marie-Madeleine de la Pietà du Titien. « ...Je cherche toujours. Je trouve peu, car je cherche trop. » Les années s'écouleront en tuant des animaux, en abominant les hommes, en adorant Emma et leur fille. Leurre orgueilleux qu'il ne veut dénier.

Rien de répréhensible dans la conduite tourmentée de Marc S. Morris. Il a comme point d'appui un « gigantesque » FUCK YOU qu'il a « tranquillement tracé » sur un atlas de l'Amérique quand il était adolescent, amoureux d'une certaine Denise, « une fille très bien » de dix-huit ans. Chaque lettre lui servira de balise pour franchir les frontières de l'Amérique du Nord, continent qui l'a douloureusement déçu. L'époque où il lira tous les livres, concluant plus tard qu'à « part quelques-uns, les livres sont des mirages. » Désespoir emprunté au poète Stéphane Mallarmé... Il lui faudra beaucoup de temps, non pour s'assurer un semblant de paix, il en est incapable, mais pour se mesurer au désir d'Emma qui veut un deuxième enfant. Continuité de son univers personnel mais aussi celui de l'humanité. « Enfin, je me sens utile. J'existe parce que mon devoir de race est accompli. Et c'est l'idée la plus érotisante qui soit. » Pourtant, il repart vers le Grand Nord, envisageant de tuer des caribous. Quand il reviendra auprès d'Emma, il n'aura plus que la lettre U à consommer. Ce qu'il fera un autre automne, « étendu sur les feuilles mortes ». Il attend le gibier en rêvant à Emma, en écoutant sa voix intérieure, en cherchant sa respiration. L'idée de l'attente de la mort lui traverse l'esprit, calme sa conscience.

Puissant roman enrobé d'amour plus que de haine. Il suffit de comprendre que chaque homme ressemble à un arbre qui, lentement, enveloppe ses branches de feuilles dissemblables quand la saison change. L'être torturé qu'est Marc S. Morris  ne peut posséder un tronc lisse, dépourvu d'aspérités. Les pages qu'il écrit témoignent d'une Amérique dénuée de son rêve. N'est-il pas un fils des premiers habitants de ce continent ? Sa mère, Amérindienne, son père, Blanc, ne représentent-ils pas le fardeau empoisonné d'une civilisation devant se contenter d'un piètre modernisme ?  Demeure l'impression que les sentiments extrêmes s'épuisent d'eux-mêmes et non d'un parcours insensé sur des autoroutes.

Roman coup de poing, dérangeant, certes un brin machiste, combien intelligent. Le talent de Marc Séguin ne fait aucun doute quand certains de ses chapitres se terminent, tel un haïku. Quand on lit la lettre de l'évêque Pietro Vecellio qu'il adresse au narrateur avant de mourir. Quand ce dernier glisse entre des pages haletantes, avec une tendresse sensuelle, des recettes de gibier. Nul humain n'étant parfait, ce qu'Emma a très tôt réalisé, on ne peut que défendre ce profond roman contre des croyances vacillantes, des âmes timorées contraintes à des sentiments édulcorés !

On rappelle que cet ouvrage est parmi les cinq finalistes du Prix des collégiens 2010.


La foi du braconnier, Marc Séguin
Leméac Éditeur, Montréal, 2009, 152 pages

jeudi 3 décembre 2009

Blanca entre toutes les louves *** 1/2


L'automne continue sa randonnée ensoleillée, il nous invite à lire nouvelles et romans à l'abri des intempéries. On ne se plaindra pas de sa tiédeur exceptionnelle qui, doucement, coule sur les visages, sur les mains. Près de nous, la chatte se toilette dans un rayon de soleil. Les écureuils, les oiseaux, l'indiffèrent, elle nous accompagne dans les turbulences insolites du dernier roman de Pierre Gariépy, Blanca en sainte. 

Après Lomer Odyssée qui nous avait enthousiasmée, on refait connaissance avec la jeune amante de Lomer, Blanca, dite la Démone, qu'on avait découverte à la fin du roman. La Gueuse et Lomer sont morts, la Démone n'en peut plus de chagrin, elle s'est fait imprimer le nom de Lomer au fer rouge sur le front. Sur le point de mourir, elle se remémore la terrifiante aventure qu'elle a vécue avec, à ses trousses, son « ancienne bande d'avant Lomer. » Plus tard, se joindront Ti-Rat qui a tué pour elle un gardien du port, puis Théo, un chiot « beau comme un chiot. Quoi dire d'autre ? ». Peu à peu, Blanca découvre qu'elle est enceinte ; aidée de la sorcière Candide, elle accouchera du fils de Lomer, Pierre. Dans une sinistre banlieue, elle ira chercher Rosaire, le frère de Lomer.

Ce pourrait être une simple histoire d'amour et de jalousie, d'amitié et de complicité, comme la vit une jeune fille de dix-huit ans. Ça ne l'est pas, Pierre Gariépy nous acheminant dans un monde décadent où sévissent la promiscuité, la haine, la maladie. Les massacres. Après avoir tué le gardien du port, Ti-Rat entraîne Démone vers un « hangar immense » où circulent des personnes avec « une drôle d'allure. » Des milliers de rats sont incinérés dans un « four [...] grand comme un cargo. » Ti-Rat et Démone concluent à la fin du monde. Dans la ville, la révolte menace, la méfiance meurtrière s'infiltre quand la peste — le Grand Mal —, drainée par les rats, cause là aussi des milliers de morts. Les « loups » de Démone « se sont mis à tomber comme des mouches, [mes] voyous, [ma] bande, si fière pourtant, s'est mise à vomir, à maigrir. À noircir. » Quelques mois plus tard, prévoyant une guerre civile, elle conduira le reste de sa bande, Pierre, Rosaire, Ti-Rat et Théo sur une vieille épave, « la marie-salope », ils y rêveront du large où le danger n'existe pas. Pourtant, Démone décrète : « On ne s'enfuit pas du destin qu'on a. » À la suite de loufoques et fatales aventures que traversent en filigrane Lomer et La Gueuse, la peste décimera toute la bande puis frappera la Démone qui, dans son délire, aperçoit « le H et son néon vert » d'un hôpital. Mais plus le mirage s'impose, plus le H s'éloigne et va « grésiller ailleurs [...] » La Démone mourra, restera pour veiller son corps Rosaire tenant Pierre dans ses bras.

Il est impossible de dépeindre page par page l'histoire hallucinante de cette jeune louve aux prises avec un univers symbolique où règnent la terreur, l'injustice faite aux femmes, où se damnent les hommes. Blanca, comme Jésus, sera reniée par les siens et au moment ultime d'être abandonnée, son fils Pierre la reconnaîtra. Alors, les autres l'appelleront Mère. Comment peut-on passer sous silence son courage quand elle décide de noyer Ti-Rat devenu déficient mental après s'être pendu au mât par amour pour elle ? Se joint à lui le chien Théo qui le suivra vers les sirènes. La peste ayant été transmise par les rats, la rumeur s'est mise à courir, « maligne » : « ...ce n'était pas la faute des rats mais des petites, humaines s'entend, dont on avait, malgré le bon sens et la tradition, cessé de coudre les lèvres et de trancher la jouissance [...] Le message est lancé par un écrivain révolté des bassesses calomnieuses que subissent les femmes de certains pays. Pierre Gariépy situe la mégalopole et le port qu'arpente la Démone dans un funeste Moyen Âge, proche de « l'Âge de pierre ». Les inondations à la fin du récit ne font-elles pas songer au grand Déluge préhistorique ? S'insèrent des scènes cauchemardesques qu'adoucit la tendresse exacerbée de Blanca : incomprise et chagrinée par l'inertie de ceux qui la suivent, elle se sacrifie en quelque sorte pour que chacun trouve un sens à sa vie, dans ce cas précis, à sa mort... L'amnésie jouissive n'est-elle pas représentée par les hommes et les femmes qui habitent la maison banlieusarde de Rosaire ? Un homme harcèle joyeusement Blanca, « et tous ces gens, souffraient du MALzheimer. Ici était leur refuge. Ils oubliaient ensemble. » La banlieue ne crée-t-elle pas dans son cocon douteux, l'effet anesthésiant d'un bonheur illusoire ? Pierre Gariépy dénonce avec une rage caustique ce que l'homme a semé d'horreur dans son jardin terrestre, insinuant à coups de métaphores bibliques que, depuis la nuit des temps, rien n'a changé, à peine une lente Évolution remontant à contre-courant le chemin boueux des poissons...

Peu importe où se déroule le parcours christique de Blanca, le malheur qui la cerne se propage sur l'ensemble de notre planète. Catastrophes naturelles, guerres impitoyables obligeant les populations à une transhumance désespérée. Ce Moyen-Âge décrit par l'auteur, est tout juste équilibré par la technologie qui, elle aussi, fait acte d'un MALzheimer moderne... Si le roman, telle la marie-salope, bascule d'un côté ou de l'autre, malmené par sa force créatrice, il ne coule jamais, porté par un style semblable aux jongleries de Blanca avec son âge — tantôt jeune, tantôt centenaire —, à son existence funambulesque. L'écriture débridée, rimbaldienne, aborde sans faillir des préoccupations humaines, risquant de faire de nous les victimes de maladies endémiques se pointant à l'horizon. « Et si l'Enfer, c'était l'Envers de soi-même, c'était soi détricoté [...] » S'il en est encore temps, tricotons à l'Endroit !

On a aimé que le dernier chapitre s'amalgame aux « mots bulles » du premier. La pensée hoquetée de Blanca trouve enfin un ciel universel entre « l'arabe et ses arabesques belles, [...] à l'hébreu marié [...] » quand elle supplie ses « deux petits », Rosaire et Pierre, de l'oublier... On rend grâce à Pierre Gariépy de nous sortir de notre banlieue mentale ! Souhaitons que Pierre, fils de Blanca et de Lomer, rédempte un futur aux relents apocalyptiques.


Blanca en sainte, Pierre Gariépy
Les éditions XYZ, collection « Romanichels »
Montréal, 2009, 138 pages