jeudi 6 mars 2008

Qui a peur d'Hagar Shipley ?


Née en 1926 au Manitoba, Margaret Laurence a écrit une œuvre romanesque quasiment inconnue du public francophone. Même si l'écrivaine Claire Martin a traduit L'ange de pierre, que l'on dit être le roman le plus populaire de l'auteure, publié aux éditions Pierre Tisseyre en 1976, ce livre est devenu introuvable. On ne peut que féliciter les éditions Alto et Nota bene qui ont entrepris la traduction de l'œuvre complète de Margaret Laurence. Les éditeurs nous préviennent que ce projet s'étendra jusqu'au printemps 2010.

L'ange de pierre raconte l'histoire d'une dame de quatre-vingt-dix ans à quelques semaines de sa mort. Il suffit qu'elle revoie l'ange de marbre surplombant la ville et la tombe de sa famille, les Currie, et de celle de son mari, les Shipley, pour que les souvenirs affluent. Cet ange nous transporte à Manawaka, ville fictive du Manitoba, où s'écoulent les jeunes années d'une adolescente qui s'appelle Hagar. Elle est orpheline de mère, sœur de deux frères, fille d'un père autoritaire. Comme lui, elle est farouchement rebelle et rêve de liberté à cette époque où les femmes devaient se marier, faire des enfants, les éduquer selon des règles strictes. Hagar connaît ces contraintes qu'elle pense adoucir en épousant un fermier «aussi grossier que du pain noir», Brampton Shipley, son aîné de quatorze ans ; il est veuf et père de deux filles. Agissant contre le gré de son père, qui s'objecte à ce mariage, Hagar signera leur rupture. Il jugeait que Brampton Shipley était « un feignant de première. Pas du genre à se lever le matin.» Il la déshéritera. Bien des années plus tard, malgré l'amour qu'elle porte à son mari, Hagar admettra que son père avait raison. Déçue, elle partira de la ferme, emmenant avec elle John, leur plus jeune fils. Un an plus tard, John rejoindra son père, Hagar le suivra momentanément. Elle retrouvera la ferme dans un état autant délabré que son mari. Brampton meurt, ravagé par l'alcool ; Marvin, leur fils aîné, s'est marié avec Doris qui lui donnera deux enfants ; John se tuera dans un accident de voiture qu'il aura provoqué. La ferme sera vendue, Hagar achètera une maison où elle vivra pendant dix-sept ans avec son fils Marvin et sa belle-fille Doris.

On résume l'histoire d'Hagar Shipley mais quand elle commence, la vieille femme a revu l'ange de marbre qui «gisait face contre terre, au milieu des pivoines, et un bataillon de fourmis noires courait dans les boucles de ses cheveux de marbre blanc.» On dirait que l'ange se fait l'émissaire des malheurs qui accableront Hagar. Son père, le frère préféré, son mari et son plus jeune fils sont morts. « Ô mes hommes perdus ! Je ne dois pas penser à eux.» s'écrie-t-elle dans un de ses rares moments de lassitude. Car Hagar ne s'en est jamais laissé compter. Elle a toujours lutté contre l'hypocrisie qu'engendraient les mœurs étouffantes de son temps, sans pourtant avoir pu se dépêtrer de leur emprise néfaste. Elle est d'un rigorisme inflexible, tout ce qui est vulgaire chez son mari et son jeune fils la révulse, en même temps que l'agace Marvin «d'un calme monolithique, [...] flegmatique...» Comme la santé d'Hagar est plus que chancelante, Marvin et Doris envisagent de la placer dans un centre d'accueil, ce qu'elle refuse violemment. Comme le dit si justement Marie Hélène Poitras dans sa préface, la problématique ne date pas d'hier. Pour échapper à ce projet qu'elle juge indigne, accusant sa belle-fille de vouloir la déposséder, elle s'enfuira dans une poissonnerie désaffectée. Ce serait dommage de raconter ici la fin de l'histoire bien qu'elle soit prévisible.

Cette vieille femme acariâtre, aigrie par une vie ratée, cache derrière tant de rage amère des sentiments amoureux et filiaux qu'elle n'a jamais su extérioriser. Bien qu'elle soit terriblement lucide, elle est d'un orgueil implacable, ne voulant pas reconnaître que les hommes de sa vie se sont lassés de l'épouse revêche et de la mère maladroite qu'elle a été. Pour contrer leur peur d'elle et avoir la paix, ils se sont réfugiés dans l'alcool au prix de leur vie.

Ce roman, que Margaret Laurence a écrit à trente-huit ans, a été publié en anglais en 1964. De son enfance à sa vieillesse, le portrait d'Hagar est dépeint avec une profonde justesse et beaucoup de tendresse ; les descriptions des lieux sont empreints d'une poésie telle que lorsque Margaret Laurence décrit le lilas entourant la ferme des Shipley, on en respire la suave odeur. Il n'est pas étonnant qu'elle ait influencé des écrivaines aussi talentueuses que Margaret Atwood et Alice Munro pour ne nommer qu'elles. À lire pour se reconnaître dans les sentiments contradictoires, les sensations refoulées qui ont animé Hagar Shipley en des années pas si éloignées des nôtres. Dire que l'histoire pathétique de cette vieille femme qui rêvait d'émancipation a été écrite il y a à peine cinquante ans ! Hommes et femmes quel chemin ils ont parcouru ensemble en un temps aussi court...



L'ange de pierre, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais par Sophie Bastide-Foltz
Alto/Nota bene, 2007, Québec, 448 pages