lundi 22 septembre 2008

Nouvelles grinçantes


Dans la foulée des recueils de nouvelles publiés cet automne, on s'est arrêté sur celui intitulé joliment Mégot mégot petite mitaine avant d'en entreprendre la lecture, on ne l'a pas regretté. Le livre regroupe dix nouvelles d'une profonde originalité thématique.

Les histoires mettent en scène des femmes, la plupart trompées par la vie. Elles sont à la fois tendres et violentes, remplies de commisération et de colère. Lauréanne, trop « grâce », au chevet de sa mère morte, se remémore les désobligeances masculines que lui a values son embonpoint. Dans une autre nouvelle, Isabelle se retrouve elle aussi au chevet de sa mère agonisante. La mourante, déjà dans un monde inaccessible aux vivants, répond mentalement à sa fille quand celle-ci lui glisse quelques mots. Ces deux histoires décrivent les rapports crispés entre certaines mères et filles. Même la mort devient un pis-aller réconciliateur. En parallèle, l'auteure dépeint les relations tendues entre une monoparentale et son jeune fils tandis qu'une autre, exaspérée par une « rage de dents. Rage dedans », imagine les périples de son fils au Portugal puis en Asie. Elle le suit de loin, faisant part au lecteur de son existence étriquée. Cette mère porte en elle l'espoir d'un sommet à atteindre, son « Zimalaya », soit une vie meilleure. Une nouvelle qui fait frémir, relate la naïveté de Dominique, membre d'une secte religieuse. Dans une lettre décousue, elle explique à sa meilleure amie pourquoi le Père l'a choisie pour « opérer le transit vers la Source » ou plus réaliste, pour incendier la ferme où elle et ses « vingt-sept frères et sœurs » résident, et de quelle manière elle a échappé momentanément au massacre. Doutant des convictions humaines, Dominique a une pensée terrifiante et combien révélatrice : « [...] la vérité exige tant de ratures ! » Le précepte s'applique aux six jeunes comédiens d'une troupe minable de théâtre qui vont d'un lieu à un autre pour « se consacrer à l'art » sous l'égide de Master qui « dans une vie antérieure, avait flamboyé dans son théâtre [...] en communion artistique intense avec ses acteurs et ses actrices... » Autre gourou, autre catastrophe en vue.

À partir de la nouvelle sous-titrée Le dos de pierre, on explore un monde différent, celui qui ramène tout être à ses origines. Monde de l'eau vivante, des pierres chahuteuses, de la nature grandiose évoqué par Sylviane quand elle abandonne la ville pour retrouver l'héritage autochtone. Johanne Alice Côté dénonce les injustices qu'ont subies les Innus en suivant Sylviane qui étrenne, seule et téméraire, son canot sur la « grande rivière ». Prétexte fictif dont se servira encore l'auteure dans la nouvelle éponyme Mégot mégot petite mitaine. Que représentent ces objets qui balisent une route, tel un chemin de Poucet ? Ils nous valent de courts poèmes entrecoupant la voix vibrante de la narratrice contre ceux qui ont colonisé les Indiens. Elle cite des noms, des lieux, des dates tout en évoquant la « douleur de la terre croûtée » qu'est le tracé des rues de Montréal, dépeuplées de leurs arbres. Après tant de bruits furieux, l'auteure rend hommage au silence que recherche une étudiante dans l'œuvre de Virginia Woolf. Sous le signe de la fable, la quête d'une supposée Hélène est drôle, se moquant au passage de l'éloquence de professeurs qui n'ont fait que renforcer sa manière craintive de s'exprimer ; elle cafouille et renonce à ses cours! En filigrane, se dresse l'ombre de l'arrière-grand-mère autochtone, une contemporaine de Virginia Wolf. L'une « tannait une peau d'orignal », l'autre « écrivait Les Vagues. » Le recueil se termine sur une ode à un amoureux qui a la passion des mots alors qu'elle, l'amoureuse, s'exaspère de sa lenteur à aller canoter sur la rivière Sauvage.

Si, entre les lignes, la fureur suinte, ces histoires comportent une immense tendresse qu'amplifie une écriture polyphonique. Johanne Alice Côté n'a peur de personne ; avoir choisi l'écrivaine Virginia Woolf, dans la nouvelle intitulée Exposition orale n'est pas vain. À l'instar de la magistrale auteure anglaise, Côté tape rageusement de la plume pour défendre la cause des femmes, qu'elles soient issues d'une époque révolue ou qu'elles se démènent dans la société actuelle, dure comme un « bloc de granit » parfois poli par une crue.

À noter que la talentueuse et originale écrivaine a été récompensée de deux prix littéraires pour deux textes publiés dans ce recueil. Les autres nouvelles ne démériteraient pas cet honneur tant leur saveur regorge d'éloquence intelligente et poétique. On a aussi aimé le non-conformisme d'une œuvre peuplée de femmes revendicatrices.



Mégot mégot petite mitaine, Johanne Alice Côté
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 131 pages

mercredi 10 septembre 2008

Les choses de la vie d'un écrivain


Il arrive qu'après avoir lu quelques pages de certains livres, ils nous tombent des mains. Alors, se pose la question sur les raisons de leur publication. D'autres, au contraire, accrochent, sans qu'on y prenne garde, toute notre attention. Bien souvent, ces livres oscillent entre le récit et la nouvelle. L'éditeur les intitule roman pour attirer le lecteur... C'est le cas du dernier ouvrage de Donald Alarie, dont en silence on admire l'œuvre depuis longtemps.

Ce roman titré David et les autres relate en une centaine de pages l'histoire d'un écrivain depuis ses huit ans jusqu'à la jeune soixantaine. En de très courts chapitres, en légères touches sensibles, tellement précises — du pointillisme —, Donald Alarie rapporte comment un enfant puni pour avoir commis une « petite sottise » découvre pour la première fois un livre que ses proches l'avaient autorisé à prendre. À partir de cette magistrale révélation, la vie du garçon en dépendra. Une vie qui, en apparence, ressemblera à beaucoup d'autres. David, car c'est lui, a des parents aimants, une sœur, « Martine, de deux ans son aînée », un ami, Antoine, à qui il confie ses joies, ses peines. Originaire de Gaspésie, sa famille a émigré « dans une ville située à soixante-dix kilomètres de Montréal. »

Après deux propositions sexuelles ambiguës, David se mariera avec Johanne de qui il aura une fille, Annie. Comme tant d'autres, ils divorceront, se partageront intelligemment la garde de l'enfant. La mère et le père de David mourront, Martine construira follement sa vie, Annie concevra un enfant de père inconnu. Se demandant s'il devrait refaire sa vie, David s'arrête brièvement dans l'espace privé de quelques femmes. D'anecdotes ordinaires en déceptions et joies mesurées, il vieillit, franchit la soixantaine.

Pourtant, la vie de David ne se confond pas à tant de monotonie. Contre vents et marées, il écrit des romans, des poèmes, qui seront publiés. David n'a pas choisi la littérature, nous apprend l'auteur, « cela s'était plutôt fait naturellement. » C'est aussi un homme qui pratique « certains sports » et qui, pour gagner sa vie, « était [...] reconnu pour ses habiletés manuelles. » Cette vie d'écrivain révèle la face cachée d'un homme réfractaire aux mondanités qu'implique le succès fugitif d'un roman. Quand il recevra un prix littéraire, David enverra son ami Antoine fêter à sa place. Il a aussi refusé que l'éditeur mette une photo « en page quatre de couverture. » Le temps passant, David acceptera, enfin, de faire des lectures publiques. Parfois, il trouve honorable d'être un écrivain modestement reconnu, d'autres fois il aimerait plus de reconnaissance, ce qui nous vaut de succulentes réflexions sur ses trois éditeurs — les portraits ne font aucun mystère sur leur identité —, sur les auteurs qui entretiennent habilement leurs relations publiques.

Au centre de sa vie d'écrivain continuent à sillonner les personnes aimées. Fréquentant les cafés, David fait des rencontres qui nourrissent le regard curieux et indulgent qu'il pose sur les humains. Rodolphe et Gertrude, un homme et une femme qui « avaient une longue expérience de la vie... » qu'il craint ne jamais revoir quand ils sortent du café. Il assiste à l'enterrement de Madame Élisabeth sans trop savoir qui elle était. L'écrivain qu'il est entend le « cri » de jeunes révoltés qui le ramène à sa fille Annie. Adolescente, elle aussi avait poussé un cri qui « l'avait amenée jusqu'à danser nue dans un bar pendant quelques semaines. » Deux ou trois femmes lui écrivent combien sa poésie les ont aidées à traverser de cruelles épreuves. La liberté intellectuelle qui porte David lui permet de se composer une existence axée sur les livres qu'il lit et qu'il écrit. Nulle part, il ne s'échappe sans un roman ou un recueil de poésie. Ainsi, la vie de l'homme David et celle de l'écrivain se recoupent avec attachement et tendresse. Chaque livre est une échappatoire — « l'arme rassurante » — adoucissant la mort du père, apaisant les doutes et les incertitudes, soulageant la tristesse qui l'assaille au fur à mesure que dérive le temps et que sont comptées les années qui restent à écrire.

Pourtant, ce qui caractérise la démarche fertile d'une telle vie prospère en sont la bonté et la sagesse. On ne peut s'empêcher de reconnaître Donald Alarie dans ce portrait d'homme et d'écrivain ; il rend compte de la générosité d'un être humain qui semble tenir le bilan de son existence. Il faut posséder un immense talent, une maîtrise absolue de l'écriture pour narrer en une centaine de pages les afflictions profondes, les joies intenses, les victoires ultimes d'un individu qui, lors de son passage fugace sur terre, ne recherche que l'essentiel de lui-même pour se mesurer aux autres.

À lire pour essayer de sortir grandi des impasses que la vie, à nos dépens, se plaît à dresser devant nous et aussi pour saluer un véritable écrivain.


David et les autres, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 118 pages

mardi 2 septembre 2008

Nouvelles errantes


Quoi de plus invitant que des nouvelles pour entrer en douceur dans la prochaine saison littéraire. Même si un relent estival persiste, l'automne se manifeste à petits pas frais nocturnes. Alors, on lit de courts textes qui nous enchantent, tels que les a écrits Emmanuel Bouchard dans son premier recueil, Au passage.

Une introduction situe un homme, la nuit, « à l'extérieur de la gare du Palais », à Québec. Il arrive de France. Dans son sac à dos « se tord la couverture de son carnet de voyage. » L'homme hésite à rentrer chez lui, il a froid. On le quitte sur cette indécision pour rencontrer Mariette, Églantine, Sébastien, Baptiste et d'autres encore qui, livrés à eux-mêmes, se frottent à de minimes événements comme il s'en produit quelquefois dans une vie ordinaire. Mariette remarque Raphaël dans trois situations différentes ; caissier dans une épicerie - ce qui vaut au lecteur un hommage à Gaston Miron -, danseur de claquettes sur un toit, puis commis dans une librairie. Églantine, d'une générosité sans borne, se laisse accaparer par trois vieilles tantes qui débarquent chez elle à l'improviste. Églantine réapparaît dans une autre nouvelle avec Valérien, un homme qui ne sait vivre seul... Il y a aussi l'adolescent Sébastien qui, au pied d'un arbre, trouve le sac d'une jeune fille qu'il a croisée un peu plus tôt. Quand il la reverra, elle prétend s'appeler Hermione et lui demandera un étrange service. Sébastien est le fils de Gérald Desrosiers qui a la « fâcheuse habitude de vouloir tout tenir entre ses bras ». À partir de cette manie, une jolie aventure éclairera sa vie de « veuf depuis près de dix ans »... Dans une nouvelle qui le mène au théâtre, il invitera Murielle, jeune itinérante, à l'accompagner. Quant à Baptiste, « le plus illustre ferrailleur de la vieille-ville » il devra recouvrer les têtes de deux sculptures avant qu'une petite fille, qui n'a pas la langue dans sa poche, ne l'accuse de les avoir volées...

Plusieurs des personnages de ces nouvelles ont pour amour essentiel les livres. Hubert, travaillant « depuis deux ans à sa thèse», s'applique à dresser des gratte-ciel à l'aide de dictionnaires et divers ouvrages, au grand désespoir de son chat, Mercure. À travers la voix de l'auteur, Cyprien manifeste sa préférence pour la poésie, Saint-Denys Garneau en particulier. Mais le « point d'orgue » sera un vieillard que Cyprien apercevra derrière les fenêtres d'une bibliothèque. Il tient dans une main « un livre épais dont les pages tournaient d'elles-mêmes, à grande vitesse. » Sur son visage se lit un sentiment de plénitude qu'inscrit la fin d'une vie. L'impression demeure que le livre raconte l'histoire du vieil homme. Achèvement serait plus juste, quand tous les livres ont été lus et que frémit le silence au bout des yeux et des lèvres. D'ailleurs, ce chassé-croisé d'individus est teinté de frémissement et d'effleurement. De solitude, de mots à peine échangés. Rencontres sensitives aboutissant à plus de mûrissement. Que deviendront ces hommes et ces femmes? C'est sans importance. Pour notre plus grand plaisir, nous aussi nous les aurons croisés à un moment où seul un livre prenait place dans notre journée ou notre nuit. Un épilogue met le lecteur en présence de couples qui se baladent, ne se préoccupant pas du lendemain.

L'écriture souple et légère, le style épuré, mettent en relief le talent d'Emmanuel Bouchard. L'écriture s'avère une partenaire exigeante, elle soutire de celui ou de celle qui la pratique une gamme diatonique s'accordant aux faits et gestes d'hommes, de femmes et d'enfants que l'auteur met en scène. On a aimé que la fin de ces nouvelles s'inspire de l'art délicat du haïku. Ou tout au moins que ce procédé de poème classique japonais nous ait agréablement étonnés.

À souligner la facture élégante de cette récente collection chez un éditeur dont la réputation n'est plus à faire.



Au passage, Emmanuel Bouchard
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2008, 132 pages