lundi 26 mai 2008

Un homme dans tous ses états


Quelle étrange confrontation que celle d'un homme à la fois narrateur et auteur. Dans la littérature québécoise, il est rare qu'un écrivain s'identifie comme étant l'un et l'autre. Le lecteur s'apitoie alors sur le sort d'un personnage et d'un individu qui agissent en effet de miroir. L'un se regarde dans le reflet de l'autre. Qui trouve-t-il au bout du compte ? Quels visages aimés et perdus ? Pourquoi cette balade dans une histoire dont nous connaissons à peine la part de vérité, un soupçon de mensonge ? Sommes-nous précipités dans une spirale où le roman ne s'écrit pas mais se narre, tel un conte aux mille péripéties où le dénouement enfin - presque - heureux nous repose ?

Le roman d'Alain Raimbault, Confidence à l'aveugle, contient suffisamment de pièges séduisants pour que le lecteur soit pris au charme de cet homme prisonnier des délires quotidiens d'Elena, son épouse. Il subira les humiliations imaginables qu'un mari aimant puisse supporter pris qu'il est entre une femme « maniaco-dépressive depuis l'adolescence » et un bébé de quelques semaines. Après plusieurs mois d'hostilité et de honte, atteint d'une immense compassion, épuisé physiquement et moralement, il les quittera, elle et leur enfant. Quand l'histoire commence, il écrit : « Je vis seul après un mariage désastreux. Je l'évoquerai plus tard, je ne sais pas encore. »

Elena n'ayant pas encore sa place ici, on entre d'emblée dans l'histoire de la « belle Anglaise ». Le narrateur la rencontre dans une librairie où, chaque jour, il achète un livre. Le hic, c'est qu'il ignore si cette femme existe vraiment ou s'il l'invente. Il dira avec prudence : « J'ai inventé cette femme. Lorsqu'on ne connaît pas, il faut bien inventer le monde. Le construire. » La belle Anglaise, jamais identifiée, et pour cause, fait partie du monde limité d'Alain Raimbault - eh oui ! - qui ne sait plus très bien où il en est. L'amour illusoire qu'il lui voue servira de prétexte à dénouer la tragédie qu'il a vécue avec Elena. Alain, le narrateur, écrit des poèmes, enseigne les arts visuels. Il est aussi un photographe passionné. Plus tard, après de douloureux déboires, et ayant démissionné de son poste d'enseignant, il sera employé chez un photographe... L'un des drames qu'il vivra - et pas le moindre - sera le départ de la belle Anglaise en Russie pour y apprendre la langue. Malheureusement, avec un groupe de touristes visitant le musée de L'Ermitage, elle sera prise en otage par des terroristes ukrainiens et bulgares. Profitant de l'occasion pour se prouver son courage, Alain se rendra en Russie pour essayer de sauver sa belle Anglaise. Son appareil photo lui servira d'arme...

Dans un style saccadé agrémenté de courtes phrases poétiques, qui n'est pas sans rappeler l'écriture lumineuse de Marie-Claude Gagnon, publiée chez le même éditeur, l'auteur-narrateur nous dépeint avec maestria les ruses qu'il emploiera pour parvenir jusqu'à la jeune femme. Il se fait passer pour un journaliste officiel venu couvrir le tragique événement. Dans l'autobus qui les amène sur place, il fera la connaissance d'une journaliste espagnole, Eva ; plus tard, il lui devra beaucoup... Son acte désespéré s'avérera inutile, les otages finiront mal, les terroristes aussi. Quand il rentrera à Halifax, où se déroule l'action du roman, il se demandera s'il « avait une si petite opinion de [moi]-même en réalisant un acte suicidaire. [...] Suis-je plus fou qu'Elena ? Suis-je capable d'aimer encore ? C'est de cela qu'il s'agit en fin de compte, de la capacité d'aimer encore. De réaliser mon amour par des actes sensés. » Il prendra alors conscience qu'il a mis sa vie en péril pour tenter de se sauver lui-même. Cette mise en abyme amènera le narrateur à relater l'échec de son mariage. Cet homme assoiffé d'amour, en quête d'une compagne qui lui tiendra la main, s'éprendra de Sandra, l'une de ses collègues. Elle est - mal - mariée, attend un enfant. Ce qu'Alain pensait être une idée de l'amour ne sera que pur désir. « Un rêve survivant de beauté et d'espoir. » Un matin, peu avant Noël, à la patinoire, il essaiera de la prendre dans ses bras, « elle se libère, recule d'un pas. » Il se sentira alors « misérable, comme un petit enfant pris la main dans le pot de confiture. » Cette touchante comparaison confirme l'innocente intention de cet homme tourmenté en manque de tendresse.

Dernier acte, quatrième femme. Eva, la journaliste espagnole, lui téléphone « à son nouveau travail » un magasin de photos. Elle veut le rencontrer le plus tôt possible en tout bien tout honneur, ce qu'il ne comprend pas très bien. Elle lui réserve une surprise qui transformera sa vie. On peut imaginer le meilleur, mais Alain Raimbault, l'auteur-narrateur, se défend d'écrire des arlequinades...

Pourquoi ce titre ? Une brève rencontre avec un aveugle dans un autobus qui lui demande de lui lire une lettre. De la même manière, l'auteur-narrateur s'adresse au lecteur, surtout à la lectrice, à qui il « lira ouvertement [mes] relations avec Elena. Une confidence à voix haute. » Roman qui sème autour de nous des épines de roses et leurs pétales. À lire pour la complexité des sentiments animant un être empêtré dans ses propres incertitudes et ses préjugés. Et aussi pour l'humour.



Confidence à l'aveugle
, Alain Raimbault
HMH Hurtubise, Montréal, 2008, 222 pages

lundi 12 mai 2008

Portrait d'un peintre avec dames


Il y a peu, on parlait ici même de l'étonnement que nous procuraient certains livres. Des auteurs, indifférents aux modes littéraires et à leur effet glamour, portent en eux suffisamment de talent pour éviter les pièges d'une reconnaissance éphémère.

C'est le cas du dernier roman de Hans-Jürgen Greif, Le Jugement, sixième titre de l'écrivain. Nous remontons le temps jusqu'à la Renaissance, à Berne. Par un chaud matin d'été 1518, le peintre suisse Niklaus Emmanuel Alleman dit «Deutsch» «sortit de chez lui pour acheter des œufs. Il en avait besoin car il était temps de commencer la toile que lui avait commandée dans des circonstances humiliantes Bendicht Brunner, membre du Petit Conseil. L'homme désirait une illustration du Jugement de Pâris.» Cette entrée en matière, tel un préliminaire à la confection de l'un des chefs-d'œuvres de Niklaus Manuel, fils d'immigrant italien, situe l'enfant «taciturne qui se mêlait rarement aux jeux de guerre» de ses camarades ; puis le jeune homme toujours correctement vêtu qui déteste le sang et la saleté. Il se mariera à Katharina Frisching, malgré l'opposition du père, notable, conseiller et gouverneur d'un territoire appartenant à Berne. «Un des hommes les plus influents de la ville...» Katharina a une sœur, Sophia, qui jouera un rôle prépondérant auprès du peintre. Pendant qu'il attend ses œufs, Niklaus se remémore ses années de formation auprès de maîtres qui finissent par le mettre à la porte, n'ayant plus rien à lui apprendre. Sur la place, des amuseurs publics s'agitent ; Niklaus n'y prête pas attention, il est préoccupé par l'affichage des thèses du théologien allemand Martin Luther, qui bouleverseront gravement le climat politico-social de Berne. Au dire de l'auteur, l'année 1517 est la plus importante dans l'histoire occidentale. Ce matin-là, le jeune peintre, en plus d'être inquiet, est amer. Il ne rêve que de Venise et de Florence, d'admirer une œuvre de Michel-Ange, d'étudier le travail de Léonard et de Raphaël, jugeant que tout ce qui se fait à Berne «est démodé, vieux jeu, nous nous répétons sans arrêt.» C'est dans ce doute insupportable et ce désenchantement qu'il va s'attaquer à l'une de ses pièces majeures.

La toile en question, Le jugement de Pâris, décore la page couverture du livre. On y voit trois femmes et un homme. Junon, Vénus et Minerve. Pâris. Ces trois femmes - déesses mythologiques - seront symbolisées par Katharina, Sophia et Dorothea, cette dernière ayant inspiré une passion dévorante à Niklaus. Il fera sa connaissance aux bains publics qu'il fréquente assidûment. Elle est d'une grande beauté et, après bien des déboires réservés aux campagnardes d'alors, elle accouchera d'un garçon qu'elle confiera à sa mère. Chassée de chez ses employeurs qui ont abusé d'elle, elle rentrera aux bains, à la réputation douteuse, comme servante. Si on s'attarde à la jeune femme, c'est qu'elle marquera non seulement l'œuvre du peintre, mais transformera sa passion en une tendre affection qui durera trois ans. Années pendant lesquelles Dorothea, vive et intelligente, éduquera Niklaus aux valeurs morales, politiques et intellectuelles des hommes de l'époque. Les épreuves qu'elle a traversées ont fait d'elle une femme discernant avec lucidité les chamboulements religieux et politiques qui s'annoncent. Elle a deviné que Niklaus est promis à un brillant avenir où elle n'aura pas sa place. Au bout de ces trois années, ayant gagné suffisamment d'argent, elle retournera à la campagne, près de son fils et de sa mère. Les leçons de Dorothea ne seront pas perdues et la renommée de Niklaus Manuel Deutsch s'amplifiant, il n'oubliera jamais ce qu'il lui doit socialement.

Si sa vie sociale est en quelque sorte portée par le souvenir de Dorothea, c'est Sophia, la sœur présumée de Katharina qui influencera son œuvre. Elle assistera sans faiblir à la naissance de chaque tableau du maître. Elle est d'un jugement implacable, d'une âpreté que démentent un physique frêle et fade, une santé chancelante. Dans l'atelier situé sous les combles surchauffés, elle passe des heures en compagnie de son beau-frère à disséquer chaque phase d'une œuvre en cours, au grand dam de Katharina, jalouse de leur complicité. Sophia vit chez eux et partage son temps entre la petite fille de Katharina, Margareta - dite Margot - et les hôpitaux. Génie médical, elle sera emportée lors d'une épidémie de fièvre typhoïde en 1526. S'il est prématuré de signaler son décès, Hans-Jurgën Greif nous la montre très différente de Katharina qui mourra âgée malgré de nombreuses fausses couches et la naissance de cinq enfants survivants. Katharina est l'épouse qui gère la maison, met en branle les relations de son père pour trouver des contrats à son mari. Ambitieuse et acariâtre, elle regrette que ce mariage ne lui apporte aucune fortune.

Un dernier personnage, Melchior, l'assistant de Niklaus, nous enseigne quels étaient les composants et pigments qu'utilisaient les peintres de ce temps révolu. Ce sont là des pages riches, minutieuses et fascinantes, lorsque le maître - et l'auteur - étudie chaque détail d'un visage, d'un vêtement, d'un arbre, d'un brin d'herbe sous l'œil admiratif du jeune homme attaché viscéralement à Niklaus Manuel, tandis que se dessinent les profondes réformes qui bouleverseront la Suisse de la Renaissance. D'ailleurs, ce n'est pas comme peintre que Niklaus gagnera sa vie mais «la Réforme lui procura ce que l'art n'avait pu lui donner : richesse et gloire.» Nous savons aujourd'hui que Niklaus Manuel Deutsch a été reconnu comme haut fonctionnaire et réformateur, dramaturge, graphiste et peintre.

Les trois femmes qui ont tant influencé les étapes de la vie de Niklaus Manuel représentent les parts de lui-même qu'il aurait voulu posséder. S'il fut un homme de son temps, exposé aux contraintes de son siècle, il n'en demeure pas moins qu'il fut un grand humaniste et féministe avant l'heure.

Exigeant et combien admirable que le roman de Hans-Jungër Greif. Servi par une écriture fluide, un style chatoyant, l'auteur nous emporte vers un passé qui nous appartient un peu, la Réforme qui se produira secouera l'Europe. À lire absolument pour s'instruire et nous apprendre ce que fut la quête artistique et humaine d'un homme hors du commun.



Le Jugement, Hans-Jurgën Greif
L'instant même, Québec, 2008, 244 pages