lundi 22 décembre 2008

Une aiglonne mal-aimée


Pour la deuxième fois, on parle ici d'un livre publié en traitement numérique. Bien souvent, des auteurs-es choisissent cette voie pour deux raisons : curiosité intellectuelle ou refus systématique de leur manuscrit par les éditeurs traditionnels. Tel est le cas du roman de Michèle David, titré La chienne.

Une psychologue reconnue pour ses qualités professionnelles, survit aux démons qui, à Amos, ont empoisonné son enfance et son adolescence. Une mère violente, un père inexistant, une grand-mère « sa seule alliée dans ce monde de déséquilibrés [...] », un frère vicieux. La petite fille, Lucienne, prénom qui rime avec " chienne ", se débat comme elle peut entre réprimandes vindicatives et agissements humiliants de sa mère. On ne sait trop pourquoi celle-ci en veut tellement à sa fille. Lui reproche-t-elle d'être trop intelligente, trop lucide ? Peu à peu, une colère irrépressible sourd dans le cœur et la tête de Lucienne, qui se jure de réussir sa vie. À dix-sept ans, elle « avait choisi des études en psychologie » pour comprendre les « méandres tortueux qui la rendaient inapte à tout bonheur terrestre. » Depuis deux ans, elle ne traite plus les hommes, elle se penche sur les problèmes, souvent anodins, de nombreuses femmes, « la faune masculine [étant] moins variée ; ça se joue entre le préhistorique et le moderne [...] »

Dans sa chic maison-bureau d'Outremont, Lucienne pratique sa profession. Mais la psychologue et conférencière appréciées qu'elle est, n'avait pas prévu que sa colère dirigée contre sa mère prendrait l'ampleur d'un « cocktail Molotov » qu'un jour ou l'autre, elle devra désamorcer. Sa carrière ne répond pas tout à fait à ses ambitions, un manque la tenaille sans relâche qu'elle compense en peignant des oiseaux. L'un d'eux la fascine, un aiglon blessé au pied d'une aigle adulte. Sa sexualité subit le contrecoup de sa rage. Elle châtie une prostituée, asservit un jeune homme qui lui doit beaucoup, prétend-elle. Elle a établi un pouvoir pour, à son tour, humilier ceux et celles qui veulent lui venir en aide. Sans cesse, sa mère lui téléphone d'Amos, quémande de l'argent — Lucienne en gagne beaucoup —, exerce un chantage affectif sur sa fille qui, malgré son savoir en psychologie, la redoute. Ce dont sa mère abuse, persuadée que Lucienne la déteste, une haine qui la poussera aux pires extrémités. Pour qu'explose le cauchemar qui taraude Lucienne, il suffira d'un déclencheur. Il se manifestera sous la forme d'une jeune patiente, Claude, qui, après avoir reporté un premier rendez-vous, se présentera un dimanche dans son « bureau-piège ». Si à nos yeux, Lucienne est toute noirceur, Claude est toute lumière ; elle aussi a une mère qui, récemment, s'est suicidée. Au fur et à mesure que se déroulera l'entretien thérapeutique, Lucienne, confondant et entremêlant les comportements de leur mère respective, entrera dans un état hystérique qui fera fuir sa jolie patiente. Lucienne est cernée dans une spirale de folie furieuse que seul un geste définitif résoudra, pense-t-elle. Elle profitera de l'anniversaire de sa génitrice pour partir à Amos assouvir sa vengeance. « C'est une chienne à la raison vacillante qui retourne à sa niche. » Quand elle reviendra à Outremont, elle poursuivra sa pratique comme si de rien n'était. Mais pour combien de temps ?

On recommande la lecture de ce roman qui témoigne formidablement du fragile équilibre régissant certains de nos actes. Michèle David a su, grâce à une écriture passionnée, déverser à chaque page la haine et autres sentiments réducteurs minant ses personnages. L'auteure nous dit la difficulté d'être un humain quand la roue meurtrière de l'existence s'engrène, le fait tomber dans une fascination illusoire, soit celle de supprimer le sujet de ses mésententes viscérales. Lucienne, l'aiglonne blessée, se révèle une espèce humaine qui fait frémir.


La chienne, Michèle David
Fondation littéraire Fleur de Lys
Laval, 2008, 140 pages.

mardi 16 décembre 2008

Passion, quand tu nous tiens !


Il serait dommage de passer sous silence la dernière livraison de la revue littéraire MŒBIUS 119. Consacré au thème suivant : « La passion aujourd'hui », ce numéro, orchestré par l'écrivain et poète Fulvio Caccia, réunit une vingtaine d'auteurs qui ont superbement répondu à l'appel. Divisé en trois phases : Feux, Braises, Cendres, ce parcours vers la finitude ne laisse aucun doute sur l'essoufflement qu'engendre cette émotion incandescente. Mais lequel de ces trois chemins emprunter ?

Avant de nommer plusieurs voix qui nous ont touchée plus que d'autres, interrogeons-nous sur ce sujet inépuisable qu'est la passion. Qu'est-elle en vérité ? Un sentiment à la fois dévastateur, rebelle, élevé à un degré supérieur. On est tenté de croire que ceux et celles qui n'ont pas été effleurés par cette fièvre du corps, ce vertige du cœur et de l'âme, ne connaissent rien de l'exaltation qui nous porte vers un ailleurs irréel, cet ailleurs pouvant se trouver à nos côtés. Le regard dont nous enrobons l'autre, ne rappelle-t-il pas ce qu'évoquait André Gide : la ferveur. Vocable, hélas, désuet, mais combien éloquent pour ennoblir l'amour, l'érotisme, le désir, le mysticisme.

Ces quatre éléments enveloppent l'ensemble des textes présentés dans ce numéro. Jean Forest, d'une manière à la fois tendre et caustique, nous parle de la divine passion de Thérèse d'Avila pour Jésus, qu'il associe à O, l'" héroïne " de Pauline Réage. Nous savons quelle dose efficace de passion mystico-érotique embrase chaque mot de cette œuvre mondialement connue. Plus loin, Claire Varin nous fait part de sa passion pour les écrits de Clarice Lispector, au point d'avoir séjourné « un an et quatre mois » au Brésil où elle a mieux cerné l'écrivaine dans son pays d'origine. Voici deux textes qui ont un point commun : ils sont liés à deux femmes célèbres qui, chacune à sa manière, ont pris leur destin en main, et dont la pensée subversive a rejoint deux auteurs inspirés. Si toute écriture est poésie, Josaphat-Robert Large nous le démontre dans un poème où la beauté d'une femme épouse une musique corporelle, rythmé d'un refrain incantatoire. Le créole ajoute une note lascive à l'intention ludique de l'auteur. Mona Latif-Ghattas nous plonge dans un rêve dont la passion ne peut se passer. Écoutons-la : « Ainsi va le passionné/Au long des minutes figées ou passantes/À la recherche d'un joyau réservé à ces rêveurs toujours/partis en quête de/L'art de l'amour. » La poète nous dit que la passion, parfois, appartient au rêve, que nous l'embellissons d'absence et d'illusions. Danielle Fournier, quant à elle, élabore sur une vision qui la « remplit de joie ». Autre texte empreint d'une sensualité rêveuse où les mots dépeignent des paysages et des êtres idylliques.

On n'énumérera pas tous les textes qui enrichissent ce numéro. On pense à Antonio D'Alfonso qui ouvre la voie à sa passion allemande par une phrase-clé sans nuance : « La passion, c'est une histoire de cul. » Le corps désirable n'accomplit-il pas sa tâche de séducteur ? Il y a aussi François Teyssandier et son « Risible amour qui pâlit sous ton fard de vierge ! » Ce « risible amour » nous transporte vers la lettre de Fulvio Caccia adressée à Milan Kundera, lettre d'une admiration inconditionnelle à un écrivain et essayiste qui prend « le lecteur au sérieux. » Dans sa missive, Fulvio Caccia ajoute son grain de sel sur les fonctions du roman dans notre monde décadent, répondant ainsi à Kundera, auteur d'un essai sur le sujet.

Ce numéro de MŒBIUS est à lire sans et sous condition. Sans, pour féliciter les auteurs qui ont osé raconter la passion qui les ont animés au moins une fois dans leur vie. Les mots qu'ils utilisent suscitent un feu d'artifice crépitant à chaque phrase. Sous condition de se laisser emporter par la magie que provoquent ces histoires lues avec... ferveur !



Revue MŒBIUS, numéro 119,
«La Passion aujourd'hui »
Piloté par Fulvio Caccia
Triptyque, Montréal, 2008, 180 pages

mardi 9 décembre 2008

Dualité d'une philosophe


Il est inutile de présenter Andrée Ferretti. Femme de lettres reconnue, elle a publié plusieurs essais politiques, des nouvelles, deux romans. Elle a travaillé avec Gaston Miron, contribué pleinement à la vie politique et culturelle du Québec. C'est de son troisième roman dont on parlera ici, Bénédicte sous enquête.

Lors de travaux de rénovation dans sa maison tricentenaire située à Neuville, Québec, une latiniste et archiviste trouve dans l'entretoit un coffret « de bois et de cuivre ». Avec moult précautions, elle l'ouvrira ; une lettre informera le « Sieur ou la Dame » de la demeure, du contenu enfermé depuis trois siècles. Il s'agit de huit fascicules numérotés, portant un titre pour les désigner. Aidée d'un ami, la jeune femme en traduira les fragments et sera fascinée par les révélations d'une philosophe hors du commun qui vécut au dix-septième siècle. Pour imposer sa pensée initiatrice, elle se faisait passer pour un homme. Elle s'appelle Bénédicte, est née en 1632, à Amsterdam, ville alors en plein essor intellectuel, où la communauté juive évolue à son aise. Bénédicte appartient à une famille de négociants. Ses parents sont des marranes, Juifs espagnols et portugais convertis de force au catholicisme, qui durent fuir l'Inquisition et dont certains se réfugièrent dans la capitale hollandaise. Chaque fascicule nous entretient de personnages ayant joué un rôle essentiel dans sa courte vie ; d'abord sa mère, son frère et sa sœur, puis son père. Enfin son amant et leur fille. Autour de ces êtres aimés, grouille un monde épris de ses traditions, dans lequel il n'est pas bon de se différencier des autres. Bénédicte l'apprendra à ses dépens, elle sera excommuniée par des professeurs religieux que ses idées philosophiques novatrices révoltent. Encouragée par ses amis et correspondants, Bénédicte poursuit sa route solitaire ; en 1677, elle meurt de phtisie avec, à ses côtés, le docteur Louis Meyer qui « procéda à la toilette funéraire de la morte et la déposa dans le cercueil déjà prêt [...] » Bénédicte a quarante-cinq ans.

Avant de dévoiler le nom de ce philosophe humaniste, remontons brièvement le cours de la vie de cette femme. Dès sa naissance, supposent la latiniste et son ami, Bénédicte sera marquée par une hésitation fatale de sa mère qui renonça à la déclarer de sexe féminin, le sexe de l'enfant ne se révélant pas nettement. Elle interdira à son mari de faire circoncire leur " fils ", prétextant qu' " il " était trop délicat... À partir de cette grossière erreur, la fillette, douée d'une intelligence exceptionnelle, sera élevée comme un garçon. Elle accédera à de brillantes études qui la mettront en compétition avec des scientifiques érudits, qu'elle défiera de ses propos subversifs. Même son père s'oppose parfois à ce qui « faisait entrevoir la richesse de [son] univers ». Bénédicte luttera contre des doctrines éculées, contrecarrant l'avancée politique, sociale et religieuse. Elle réfute la pensée juive telle que la perçoivent les dogmes de son siècle, affirmant que la loi juive n'est pas d'essence divine. En ces temps opaques, tremblant sur leurs bases superstitieuses, la perception progressiste de Bénédicte semait la confusion dans des esprits entêtés et peureux. La liberté et la joie qu'elle prône dans ses essais traverseront les siècles alors que les œuvres de ses prédécesseurs ne feront mouche que quelques décennies, suffisamment toutefois pour que la pensée de la philosophe rebondisse vers l'unicité de toutes choses qui ne se séparent pas mais se complètent.

Sous une écriture élégante et fluide, c'est le portrait du philosophe de lumière, Baruch — béni des dieux —, dit Benedictus, Spinoza, auteur de L'Éthique — son œuvre la plus importante — que nous dépeint Andrée Ferretti. L'écrivaine ne dit-elle pas que nous savons peu de ce penseur remarquable qui fut enterré dans une fosse commune ? Que ses affirmations s'appuyèrent sur l'universalité des fonctions humaines, d'une Nature toujours en liesse, un homme étant incapable de réunir les éléments de différents concepts mais plutôt de les dissocier.

Si ce roman, empreint de gravité et de légèreté, de savoir et de réflexion, nous fait redécouvrir une œuvre de génie, remercions Andrée Ferretti de déstabiliser nos convictions, de fortifier nos doutes à une époque où tant de libertés individuelles et collectives sont bafouées, rarement remises en question. À lire pour en savoir davantage sur cette femme de génie polyvalente qui apprit aussi « la construction d'instruments d'optique ainsi que la taille des lentilles [...] », s'initia à l'alchimie, étudia la Kabbale...



Bénédicte sous enquête, Andrée Ferretti
VLB éditeur, Montréal, 2008, 160 pages

lundi 1 décembre 2008

Une semaine bien remplie


Depuis quelque temps, on a parlé ici de premiers recueils de nouvelles ou de premiers romans qui ont marqué la saison littéraire automnale. Entre autres noms, on cite ceux d'Emmanuel Bouchard, Johanne Alice Côté, Max Férandon. Cette fois, on fait place à une auteure reconnue, Félicia Mihali, qui vient de publier son cinquième roman intitulé Dina.

Une ancienne journaliste roumaine, reconvertie en professeure de soutien linguistique, installée au Québec depuis plusieurs années, relate l'histoire de sa meilleure amie, Dina. Un dimanche, elle téléphone à ses parents vieillissants, restés en Roumanie ; après un échange de banalités coutumières, sa mère lui dit : Dina est morte... Cette courte phrase va provoquer un flot de réminiscences ayant trait à Dina, au village où l'exilée est née, à sa famille qui a souffert du régime communiste dans les années soixante, aux mœurs paysannes qui régissent le comportement des hommes et des femmes. Déferlera pendant une semaine, la vie tragique de Dina aux prises avec l'incompréhension de ses proches et de ses amis. Pour des raisons particulières aux villageois, Dina ne plaît à personne, elle n'inspire aucune confiance. Sa fragilité physique agace et rebute, sa sensibilité exacerbée la jettera malgré elle dans les bras d'un homme violent, Dragan, fou amoureux d'elle. Elle vivra avec lui en Serbie puis le quittera pour se marier avec Paul, « ingénieur médiocre », pour qui elle ressent une paisible indifférence, Dina étant « anesthésiée contre tout sentiment. »

Perçue sous cet aspect restrictif, l'histoire de Dina est simple, pourtant elle ne l'est pas. Alors que la narratrice commence les préparatifs de son quarantième anniversaire, elle continue à téléphoner à sa mère, elle veut en savoir davantage sur la mort mystérieuse de son amie. Chaque fois qu'elle raccroche, des images de son pays et des visages vivants ou disparus rapetissent son univers d'expatriée, comme si la mort inexpliquée de Dina déclenchait l'ampleur d'événements politico-sociaux que nous ne réalisons que beaucoup plus tard. Après un trop long retour en arrière sur les conditions de vie difficiles de ses grands-parents, sur les mœurs ancestrales et coutumes funéraires, on fait enfin connaissance avec la jeune fille qu'a été Dina. Débarrassée d'une enfance et d'une adolescence plutôt ternes, elle vit seule dans une garçonnière de la ville de T., y travaille comme « téléphoniste sur le chantier du barrage [...] » Plus tard, Dina se trouvera une place de coiffeuse dans une ville serbe, qui lui sera fatale. Pour se rendre au salon, elle doit traverser la frontière séparant la ville de T. et la ville serbe. C'est là qu'elle retrouvera Dragan qu'elle connaissait depuis « le début de la guerre en Yougoslavie, guerre provoquée par la chute du communisme [...] » Croyant son idéal brisé, Dragan est pétri de haine contre les Roumains et profite du privilège de son poste de douanier pour leur mener la vie dure. Comme tout conquérant, il n'avait pas prévu que Dina lui tiendrait tête, et bien qu'elle ait peur de lui, elle s'oppose farouchement à son amour puis, excédée par ses menaces, accepte de vivre avec lui dans la ville serbe jusqu'au jour où n'en pouvant plus de sa brutalité, elle s'enfuit et retourne chez ses parents, au village.

Ayant hébergé Dina pendant deux mois, la narratrice la dépeint comme une jeune femme « discrète et silencieuse ». Solitaire, qui n'avait personne pour la défendre. Dina s'enfuira aussi de chez son amie pour, suppose celle-ci, renouer avec Dragan. Le temps a passé, Dina a vieilli, elle s'est mariée avec Paul. La professeure, invitée à donner des conférences en Roumanie, reverra Dina qui lui présentera son mari, elle sera séduite par Paul qui formait un « couple si drôle avec Dina. » Elle avoue n'avoir « rien soupçonné de ce que cette dernière rencontre signifiait. Tout ce que je savais était que notre amitié s'était épuisée. » Alors, la question, obsessionnelle, se pose : Qui a tué Dina ? La petite fille, l'adolescente, la jeune femme ont été malmenées, brutalisées par les uns et les autres. Même par sa compagne de jeu qui, enfant, aimait la battre... Il serait reposant de conclure que Dragan ou Paul en sont les meurtriers, mais Dragan est mort. Ayant été la proie d'une petite nation conquise par le grand vainqueur, Dina symbolisait la misère farouche d'un pays qui se cherchait et qui cherchait elle aussi de l'aide. Destin individuel dressé contre destin collectif. Dina seule contre les autres qui ne l'aimaient pas. Elle en mourra sans que personne ne se doute qu'elle aurait pu se suicider...

C'est un roman vibrant et dense que nous offre Félicia Mihali. Elle nous décrit l'existence pathétique d'une victime qui, malgré ses sacrifices, n'a su s'élancer du côté des vainqueurs. L'écriture est classique mais efficace, la structure charpentée, telle une échelle où nous grimpons sans trébucher. Durant sept jours, du dimanche au samedi, semblables aux protagonistes, toutes sortes de contradictions nous animent : l'injustice, la culpabilité, le déchirement, la réflexion. Sans oublier l'exil qui, parfois, éveille ce que nous pensions être endormi en nous, pour ne pas dire oublié. Roman vaste qui s'inscrit parfaitement dans la démarche fructueuse de cette auteure prolifique.


Dina, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 180 pages

jeudi 20 novembre 2008

Solitude et pluriel chinois


On se demande pourquoi un livre nous attire plus qu'un autre. Est-ce l'attrait d'une page couverture, d'un titre original, du nom d'un auteur inconnu ? De cette manière inexplicable, on a découvert le premier ouvrage inclassable de Max Férandon, Monsieur Ho.

« Pour faire le portrait d'un pays, il faut s'aventurer dans sa noirceur comme dans sa lumière. Parfois, c'est la noirceur qui nous éclaire plus. » Ainsi s'exprime Monsieur Ho à propos de la Chine, dans ses carnets secrets. La mémoire de cet homme appartient au passé, celui de la Révolution culturelle. Quarante ans plus tard, Pékin prépare les Jeux olympiques ; le fonctionnaire Monsieur Ho vient d'être nommé commissaire au recensement du ministère des Affaires sociales. Sa vie qu'il partage entre son épouse et sa fille, étudiante à la Sorbonne, sera alors happée par une curiosité douloureuse qui l'emmènera aux confins de la Mongolie intérieure. Périple professionnel qu'il accomplira en voyageant dans le train « que Deng Xiaoping avait utilisé lors de ses nombreux déplacements. » Tout au long du récit, ce train, déjà une « antiquité », qui n'est pas sans rappeler ceux des déportés juifs, symbolisera un régime politique ayant exterminé les hommes les plus doués du pays. Le père de Monsieur Ho faisait partie de l'élite. Après avoir traversé Shanghaï « utopie en béton », Monsieur Ho visitera la prison de Migong où les prisonniers, pour la plupart, ont peu de raisons justifiées d'être incarcérés. Plus loin, le train sera stoppé par une « centaine d'individus, peut-être moins, mais déterminés [...] à bloquer la voie. » Après bien des palabres et l'impatience de la délégation accompagnant Monsieur Ho, ce dernier suivra les parias qui, depuis trente ans, oubliés de la fonction publique, doivent planter des arbres sur des milliers de kilomètres, « au milieu de nulle part. » Pendant que Monsieur Ho se penche sur la misère des planteurs, le train va de mal en pis. Les officiels s'agitent, Monsieur Ho a décidé de passer la nuit chez ces « pauvres gens », accompagné de son jeune secrétaire. Le lendemain, le train est prêt à s'enfoncer au nord de la Mongolie intérieure. Mû par le désir impérieux de réhabiliter son père kidnappé par les Gardes rouges de Mao, Monsieur Ho « filait vers la gare de Jin Chung, le chef de gare, fondu dans ce magma de grisaille et de solitude au fil des années. » À mesure que les heures passeront, une complicité prudente se nouera entre les deux hommes. Tandis que le représentant du ministère de la Sécurité publique s'exaspère et supplie Monsieur Ho de faire demi-tour, celui-ci ira jusqu'au bout de ses désillusions et aussi de la vérité. La voie ferrée qui s'interrompt à certains endroits et repart plus loin, l'intrigue et l'angoisse à la fois. À bord d'une « loco-quelque-chose », autre antiquité fabriquée par le chef de gare, tous deux aborderont enfin une plaine dénudée où, près de la voie ferrée délabrée, brillent chaque nuit d'étranges lueurs disparaissant au matin. Jin Chung expliquera à Monsieur Ho à quoi servait le chantier que dirigeait un tyran dément... Il se souvient alors des dernières paroles de son père : « Attends-moi, un jour je reviendrai te chercher, mon fils. » Si rien n'était vraiment divulgué, Monsieur Ho laissait dans ce charnier une part de lui-même. Il continuerait à recenser ses concitoyens, essaierait de leur apprendre la notion d'individualisme à eux qui n'avaient connu que l'échec solitaire, contradictoire du pluralisme.

Magnifiquement écrit, le livre soulève des points sensibles sur une Chine qui a du mal à se dépêtrer de ses vieux démons. Rémission soudaine avant que la cruauté latente revienne. Max Férandon témoigne de sinistres événements entrecoupés des « pensées oiselières » de Monsieur Ho, calligraphiées dans ses carnets. Par la voix pudique et acide de personnages pittoresques, tels le vieux trafiquant mongol Orgo, la photographe française excentrique Maude Bastien, des pages révèlent au lecteur, avec un humour décapant à peine voilé d'un brin de philosophie dénonciatrice, combien le destin de chacun est irréversible. Aussi atroce soit-il, il contraint la mémoire à se faire pierre tombale... Max Férandon fait montre d'un talent atypique où se concentrent des images poétiques du plus bel effet. Entre le passé déchirant et le présent stupéfiant de la Chine, l'auteur, à travers les confidences de Monsieur Ho, délaisse la noirceur de ce pays pour s'aventurer dans sa lumière.

Ce roman intimiste, malgré sa grandeur géographique, est à lire absolument. Il nous fait découvrir un écrivain qui a plus d'un livre à dire. À noter chez l'éditeur, le bon goût des pages couvertures de l'ensemble de ses publications.



Monsieur Ho, Max Férandon
éditions Alto, Québec, 2008, 176 pages

lundi 10 novembre 2008

Nouvelles à deux voix


L'automne n'en finit pas de s'étirer, les arbres s'épuisent à retenir leurs feuilles qu'un souffle de vent arrache au passage. Les recueils de nouvelles font de même, leurs nombreuses parutions ne cessent de surprendre. Dans l'assortiment, on aimerait que les lecteurs fassent connaissance avec Natalie Jean et ses personnages rassemblés dans un recueil joliment titré, Je jette mes ongles par la fenêtre.

Un jeune homme, Rémi, nous interpelle d'emblée. Il est cameraman, tourne « une publicité de produits pour le corps [...] » À un moment, son assistante revient « accompagnée d'une petite grosse à lunettes entièrement couverte d'une robe de chambre en ratine blanche. » Sauf que la petite grosse se révèle être une très jolie fille quand elle se déshabille pour les besoins du film. Elle s'appelle Florence, et Rémi n'aura de cesse de lui courir après, à la fin du tournage. Nous retrouvons Florence dans une nouvelle intitulée Café, puis Rémi et Florence réunis dans Point de fuite. Il y a aussi Samuel et Alice qui interviennent dans plusieurs nouvelles à différentes saveurs. Simon et une autre fille se font plus discrets. La dernière, L'odeur de la poudre, à mon avis la plus dense, met en scène Alice vingt ans plus tôt ; elle relate à Samuel quel risque elle a pris en faisant du pouce pour rentrer à Québec... Plusieurs textes sont indépendants les uns des autres, comme Contrastes, Concours, Émile & Marguerite.

L'air de ne pas y toucher, Natalie Jean énumère ce que notre société contient de toxique. Cela part d'une anecdote, comme la naissance d'une petite fille ; d'images d'enfance pour oublier le danger que représente « une brute » au sourire engageant ; d'un caprice vestimentaire pour retarder la venue de la quarantaine... Qu'il neige à pierre fendre ou que la canicule implacable sévisse, des jeunes hommes et des jeunes femmes sillonnent Québec et ses environs, à pied ou à vélo ; ils n'ont d'autre ressource que de rêver d'une planète bleue alors qu'elle « est en train de devenir d'un brun rouge sale, couleur sang séché. » Ils ont honte des complots mondiaux qui se trament, des guerres « tellement moches » qui se propagent et contre lesquelles ils ne peuvent rien. Chacun dénonce des termes meurtriers, des mots à la mode que nous utilisons chaque jour, « un charabia militaire qui encrasse la pensée. » Ce sont des nouvelles à deux voix dont l'auteure se sert pour ciseler un décor urbain ou dépeindre l'âme humaine. Un homme ou une femme parle à tour de rôle, avec la singularité « d'observer d'un peu trop près les choses, en particulier les petites choses.» Focale qu'ils ajustent sur toute existence. « Vision périphérique. » Leur travail oscille entre le dessin, la caméra, l'écriture d'un scénario. Ces hommes et ces femmes modestes n'attendent aucun miracle ; ils détesteraient que la vie leur fasse un beau cadeau, de peur justement que les petites choses ne se détériorent, ils les verraient peut-être comme des adultes. Ils se contentent de peu, ne s'encombrent que d'un sac à dos. Ils sont distingués dans leurs fringues et leurs pensées. Dans leurs paroles. Au fond d'eux, ils sont désespérés, leur jeunesse fout le camp à petit feu...

L'originalité de ce recueil tient autant dans la thématique que dans l'écriture de Natalie Jean. On aime que d'heureuses trouvailles enjolivent un style à la fois incisif et dépouillé ; le mouvement de la phrase fait penser à la rondeur d'un nid, d'un ventre de femme, de ce qui composait l'environnement avant que les angles aigus ne le dénaturent, ne le déchirent. On aime aussi que Natalie Jean affecte la gravité d'un ton primesautier pour nous décrire des individus qui font partie de notre quotidien. Et sans en faire partie, nous les croisons, nous les frôlons sans nous arrêter. Ce serait bien de conclure que « la solution viendra des deux, les hommes et les femmes, parce qu'ils sont ensemble. »



Je jette mes ongles par la fenêtre, Natalie Jean
L'instant même, Québec, 2008, 160 pages

vendredi 31 octobre 2008

Homme enfant en péril


Si on lit attentivement des livres contenant des pans de vie nourris de joies et de peines, on les referme sans trop s'attarder sur le sujet ; par contre, il en est d'autres qui nous remuent jusqu'au tréfonds de l'âme. On se dit que de telles épreuves dépassent l'entendement. Et pourtant... Le récit autobiographique de Philippe Bensimon, La Citadelle, démontre que certains humains survivent au pire, en même temps qu'il ébranle les idées qu'on s'était faites sur l'armée française.

Ses parents ayant émigré au Canada, l'« homme enfant » a dix-huit ans quand il retourne en France, son pays d'origine. Il a décidé de s'engager dans une troupe d'élite de parachutistes pour échapper à la violence de son père, au mépris de sa mère. Ces deux-là voulaient que leur fils devînt un grand avocat, architecte, médecin, ambition qui leur vaudra la faillite d'un enfant qu'ils n'ont su aimer, encore moins comprendre. À Paris, le bureau de recrutement de l'armée l'enverra à Bayonne dans une forteresse, la Citadelle. Là, il aura affaire à des hommes rustres qui ne pensent qu'à se venger de leur existence misérable en mortifiant outrageusement leurs camarades. Très vite, l'homme enfant perdra ses illusions, apprendra à se défendre contre ses compagnons de chambrée et quelques supérieurs qui ont saisi qu'il était différent d'eux. Pris à parti par cette « meute de hyènes », il devra conjurer une violence inouïe de tous les instants. Il y a aussi les séances d'entraînement militaire dirigées par des gradés logés à la même enseigne que leurs subordonnés. On n'énumérera pas les humiliations constantes auxquelles doivent faire face de jeunes hommes qui ne pensent plus qu'à déserter et aussi à mourir. Ce ne seront pas les corps sans vie qui manqueront au long du périple insensé de quatre ans — 1971 à 1975 — de l'homme enfant. Lui se réfugiera dans les mots dont il rêve depuis son enfance. « Je ne m'intéressais, monsieur le militaire, qu'à la littérature [...] aux peintres, aux grottes de Lascaux [...] » Il aura pour amis de calvaire « les cailloux qui n'exigent jamais rien alors qu'on marche dessus. »

Après Bayonne, ce sera Pau, « l'école des troupes aéroportées », d'où il sautera en parachute pour la première fois. Toujours dans la promiscuité des corps qui se fracassent au gré de la malchance et du vent. Viscères brûlés par l'alcool, nerfs aiguisés comme la lame du couteau que l'homme enfant s'est acheté et qu'il dissimule dans le moindre recoin de sa chair ou dans les plis de son vêtement. La première permission à Paris, la première femme dans un bordel et celles entrevues dans un restaurant, dans un train. Peut-être est-ce pour échapper à tant de misère insoutenable que l'homme enfant souhaite partir au Tchad se mesurer à un éventuel ennemi qu'il ne perçoit pas très bien dans la Citadelle, lieu damné où l'occupation essentielle est de sauver sa peau, au point que le verbe « comprendre appartenait à un monde révolu, un monde qu'il nous fallait oublier, celui de la ville avec ses téléviseurs et de vrais lits pour dormir. » L'ennemi, il ira le quérir « quelque part dans l'océan Indien ». Là encore, des cercueils joncheront un décor brasillé par la chaleur insupportable, décor cependant où la mer s'étale comme une main ouverte... D'abord, l'archipel des Comores avant l'île de La Réunion « prendre de court un mouvement indépendantiste, des hommes, des femmes qui voulaient un pays. » L'épopée durera huit mois « entre mirages et mensonges », parmi une « végétation cannibale » et où « l'eau a quelque chose de surnaturel quand on la cherche. » Puis, ce sera le retour en France, à Paris, qui nous voudra des réflexions amères et désenchantées sur la Ville Lumière qu'il ne reconnaît plus. Enfin, retour à Bayonne où il prend la décision de quitter l'armée, ne sachant pas ce qu'il va devenir. « Fin décembre 1975, je quittai cette cour sans même me retourner, sans le moindre au revoir. Rien. »

Concept masculin que l'armée pour se prouver qu'on est un homme, où les femmes servent d'exutoire. Elles sont violées par des individus corrompus, mais qui violent-ils en vérité ? Dans ce fatras d'hommes en proie à un instinct meurtrier, maniant un langage cru et brutal, l'écriture de Philippe Bensimon est semblable à une fleur qui aurait poussé sur du fumier. Que de poésie et de tendresse pressenties au long des pages quand l'auteur dépeint les femmes, qu'elles soient putes, îliennes ou citadines ; quand il se souvient de Marrakech, « la ville conte de fées » qui a fait de lui « un éternel rêveur. » Quand il se fait « l'explorateur » de Paris, la ville où il est né. Que de pages sublimes dans le parcours sordide de l'homme enfant qui, toujours, a « peur d'être seul, abandonné, perdu. » Des poèmes en prose émaillent le récit, s'insèrent dans un cheminement semé d'échardes sous les ongles, tailladé de coups de couteau à même la chair vive. Nous l'aurons compris, l'écrivain Philippe Bensimon, après trente-trois années de silence, nous offre un témoignage exceptionnel sur la capacité que possèdent les hommes à s'initier librement à leurs propres désirs, leur seul pouvoir étant la volonté qu'ils doivent dompter dans un univers où l'indignité leur rappelle sans cesse qu'ils ne sont que poussière d'os au soleil.

Récit qui remet en cause la frontière existant entre la folie et son contraire, la raison d'être. À lire pour savoir justement un peu qui nous sommes et ce que nous valons.



La Citadelle, Philippe Bensimon
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 270 pages

mardi 28 octobre 2008

Nouvelles romancées


Si l'automne nous apporte sa flopée de feuilles mordorées, les recueils de nouvelles saisonniers ne manquent pas de faire une remarquable entrée sur les rayons des librairies. Dans le lot, on a retenu le premier recueil de Benoît Trottier, Des nouvelles de Pickton Vale. Pareil aux feuilles automnales, l'auteur nous en fait voir de toutes les couleurs !

Dès la première nouvelle, Le Vert domine. Agathe Alary a décidé de transformer la maison familiale en un bed and breakfast. Elle nous apparaît en train de coudre « l'ourlet d'un rideau, le tissu vert tombant en cascade de ses genoux... ». Elle s'extasie sur la teinte du tissu — « ne dit-on pas " billet vert " ? » —, anticipe la nombreuse et riche clientèle qui occupera les lieux. Le téléphone sonne, un homme « à la voix d'or », référé par le bureau de tourisme, lui demande de l'accueillir lui et la personne qui l'accompagne. Il sait que son bed and breakfast n'est pas encore ouvert, mais la neige est si abondante qu'une alerte a été émise. Agathe hésite puis accepte, il lui reste soixante minutes pour tout accomplir. Quand le couple arrive, rien ne se déroulera comme Agathe l'avait prévu. Il suffit parfois d'une contrariété pour faire un faux pas au haut d'un escalier... Le Rose parcourt la deuxième nouvelle et nous aussi poursuivons le voyage mouvementé d'un homme en avion ; il se voit contraint de passer la nuit dans une ville inconnue. On pourrait avancer que ce rose prélude une aventure érotique avec un homme qui, l'air de ne pas y toucher, guide le voyageur dans les souterrains d'un ghetto noir. Plus loin, le rose fait place au Noir de Brian, jeune cuisinier inexpérimenté dans un restaurant minable. Le patron et la serveuse ne cessent de le harceler, se plaignant de son incompétence à composer un menu. Tous deux souhaitent embaucher un cuisinier digne de ce nom. Il se présentera, c'est Robert, un ami de Brian. Il racontera à ce dernier que la chance lui sourit, il s'est trouvé un emploi, la célèbre vedette de cinéma, Bernt Bergen, l'a invité à aller faire du ski ; « Brian se souvenait que Robert l'avait eu comme client du temps où ils étaient dans la rue ». L'effet escompté sur Brian ne tardera pas à se faire sentir : il broiera du noir, injuriant la vie qui l'a toujours desservi. Le Rouge nous fait tendre l'oreille vers le dessein machiavélique que manigance Bernt Bergen contre Robert et les hommes qui fréquenteront sa couche. Le Jaune nous transporte vers Joëlle qui, dans un train, se rend à l'enterrement de sa mère. Elle rumine tristement l'échec de sa relation avec celle-ci. Ce que Joëlle ignore, c'est que ce jaune, symbolisé par une tache d'œuf sur son chemisier, de plomb qu'il est se transformera en or... Le Blanc nous enferme dans le bureau immaculé d'une psychanalyste, son patient se nomme Jérémie Alary, il a vingt-trois ans. Le problème qui l'angoisse, c'est la claustrophobie qu'il éprouve de plus en plus gravement dans la foule. Et « depuis quelque temps, il s'était mis à prendre panique dans les embouteillages... » Les séances, tant pour la psychanalyste que pour Jérémie Alary, ne seront pas de tout repos. Pendant trois mois, ils s'affronteront, se perdront, se retrouveront... Le Bleu nous présente un cinéaste en année sabbatique qui, venant de lire le scénario d'un inconnu, ne pense plus qu'à le réaliser. Cependant, il sera confronté à des choix que veut lui imposer la productrice opiniâtre. Lui, rêve d'une œuvre cinématographique, elle, d'un succès financier. Le bleu fait partie du décor imaginé par le réalisateur et contre lequel la productrice s'insurge. Chaque jour, la mauvaise humeur du réalisateur se manifeste contre Joëlle, la jeune actrice à qui il a confié le rôle principal, contre le despotique Bernt Bergen, contre le timide scénariste, autant dire contre l'équipe entière. Le soir de la première, s'ordonneront, enfin, les pièces du puzzle qui les avaient tous séparés.

Si on s'attarde peu sur la thématique de ces histoires, ordinaires en soi, c'est que leur originalité se trouve ailleurs. À partir d'un paysage qui sera toujours le même, celui implacable de la neige et du froid, le décor en sera le village de Pickton Vale où se dresse le bed and breakfast d'Agathe Alary. Éclatent alors toutes sortes de situations surprenantes qui entacheront quelques figures entrevues, la fille et le fils d'Agathe — Joëlle et Jérémie —, la première désire devenir une grande actrice, le deuxième est le propriétaire d'un « bistro minuscule ». Les uns vont être les victimes des autres et inversement. Leur point d'attache, c'est Pickton Vale, rocher, où, tels des coquillages accrochés à ses flancs rugueux, battu par des vagues impétueuses, ils soudent leur existence houleuse. Mais aussi, tels des aimants, ils sont attirés vers ce « bled perdu » d'ennui et de misère. Tous racontent avec pudeur qu'ils en sont natifs, s'y sont rencontrés à un moment donné. On a l'impression que là aussi s'ordonneront les pièces d'un puzzle, dès que le destin de chacun s'accomplira.

Benoît Trottier écrit dans l'urgence. Pour ses personnages le temps compte, telle une fatalité qui pèserait sur eux. Un style de coureur de fond, une ponctuation jetée là comme des feuilles d'automne, ne compromettent en rien la compréhension des histoires imbriquées les unes dans les autres. Bien au contraire, les phrases s'accrochant rapidement ensemble, réunissent les protagonistes dans une intimité cotonneuse que la neige omniprésente renforce.

En attendant les premiers frimas, délectons-nous de la lecture de ces nouvelles qui en disent long et beaucoup sur le talent de l'auteur, Benoît Trottier.



Des nouvelles de Pickton Vale, Benoît Trottier
Québec Amérique, Montréal, 2008, 160 pages

dimanche 19 octobre 2008

Il y a la mémoire faillible


On a peu parlé ici de livres, ayant eu pour toile de fond les guerres qui ébranlèrent les premières décennies du vingtième siècle. Sans le vouloir, on a privilégié les états d'âme, de cœur et de raison, d'individus en proie à leur guerre personnelle. C'est le très émouvant et grave roman, Certitudes, de l'écrivaine d'origine sino-malaisienne, Madeleine Thien, qui nous a fait prendre conscience de cette réalité à laquelle il était temps de remédier.

Nous entrons dans ce roman comme s'ouvriraient devant nous les portes d'un aéroport. Celles de continents différents, celles qui nous transportent dans le temps et dans l'espace. Nous sommes happés par des personnages qui, arrivés au terme de leur vie, cherchent à sonder des événements vieux de soixante ans, survenus durant la Deuxième Guerre mondiale. Voix multiples d'aujourd'hui nous parvenant de Vancouver ; voix hantées par les faux destins que, loin de la Malaisie et de l'Indonésie natales, les protagonistes ont dû assumer, sidérés que des hommes ennemis — à l'époque, les Japonais — aient fait basculer leur existence vers des êtres qui leur avaient été prêtés. Ainsi, Matthew Lim marié à Clara Leung, ne comprend toujours pas pourquoi son amie d'enfance, Ani, lui a échappé. Son questionnement se fera encore plus intense après que sa fille et celle de Clara, Gail, soit morte d'une pneumonie à Toronto, lors d'un voyage professionnel. Elle aussi s'interrogeait sur l'impossible issue de sa relation avec Ansel Ressing, peut-être empoisonnée par le mystère pesant sur sa famille. Tout comme son père poussé impérativement par Clara vers Jakarta où vit Ani et son fils, elle partira en Indonésie et sera confrontée aux erreurs de son grand-père qui avait collaboré avec l'ennemi. Si son père ne fait que frôler ce pan douloureux de sa jeunesse, c'est qu'il a en tête de retrouver Ani qui l'a repoussé rudement « sur une plage déserte à l'ouest de la ville, [où] ils marchaient ensemble sur le sable ». Il y a aussi le conjoint de Gail, Ansel Ressing, médecin établi à Vancouver qui n'en finit plus d'extrapoler sur les causes de l'éloignement de sa compagne et sur ses occupations de documentariste pour la radio. Nourri de la présence de la jeune femme morte, un retour vers leur amour insouciant lui sera nécessaire pour mettre au jour une aventure qu'il a eue avec Mariana, médecin elle aussi. Gail qui se passionnait pour le journal intime d'un prisonnier de guerre, William Sullivan, que celui-ci avait écrit en code numérique pour ne pas que les Japonais le décryptent, rencontrera en Hollande Harry Jaasma qui a décodé le journal. Plus tard, quand elle découvrira par hasard une lettre expédiée des Pays-Bas à son père, lui annonçant la mort d'Ani, elle ne résistera pas au désir de faire la connaissance de l'homme qui l'a épousée, Sipke Vermeulen, ancien photographe de guerre. Il confiera à Gail le parcours d'Ani, de son fils et son parcours à lui avant qu'Ani meure d'un cancer.

Si Gail Lim est le pivot du roman, autour duquel gravitent les protagonistes, on met en doute la véracité du journal de Sullivan. N'est-il pas un prétexte symbolique permettant d'avancer lentement dans le dédale étourdissant de ces " héros " déchus qui, oscillant entre le passé et le présent, s'avèrent incapables d'établir une frontière s'étendant à l'infini où des images défilent à vive allure, dénaturant ce qui fut réellement ? On pense aux papillons de nuit se blessant grièvement à la lumière aveuglante d'un fanal. Leur quête repose sur des éléments d'ensemble, le reste n'étant que ce que la mémoire fragmente et veut bien nous léguer. L'auteure ne dit-elle pas que « le passé n'est pas statique » ? Les deux événements majeurs sur lesquels se bâtit l'histoire tronquée des parents de Gail, de son amant et d'Ani, sont la trahison et l'assassinat du père de Matthew — ce dernier croyant naïvement que la vie après la guerre redeviendrait comme avant —, la naissance du fils d'Ani et de Matthew, révélée trop tard pour qu'il y ait réparation. À partir de ces certitudes se trament des conjurations morales bousculant des années de vie paisible entre des êtres soumis à une « mémoire [...] pleine de pièges. »

Cette histoire enveloppante et spiralée évoque une craie sur un tableau noir. Un long déchirement qui donne la chair de poule. Pas de cris excessifs, que des frôlements et des tremblements plus efficaces que des discours superflus. C'est aussi le livre des séparations provisoires ou définitives. Un ton lyrique et poétique, une plume éloquente, octroient une place primordiale au regard que nous posons sur les choses qui nous entourent et sans lesquelles nous ne pourrions peut-être rien résoudre. L'ampleur de ce premier roman étonne par la maturité et la réflexion de Madeleine Thien, jeune auteure de trente-quatre ans.

À lire pour frayer avec le dépaysement et se souvenir que notre sort d'humain ne tient qu'au fil ensanglanté d'une guerre. Et que rien jamais ne nous appartient, ni un pays, ni les êtres, ni les choses.



Certitudes, Madeleine Thien
roman traduit de l'anglais par Hélène Rioux
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 240 pages

jeudi 9 octobre 2008

Sortilèges au Prado


Des romans, aussi dramatiques ou lugubres soient-ils, possèdent un je-ne-sais-quoi d'apaisant. Une aura de sérénité les protège de toute intrusion dévastatrice. On lit ces romans en souhaitant que les personnages se sortent de leurs scabreuses péripéties, on est immanquablement du côté du bonheur. Ainsi en est-il du dernier roman de l'écrivain et poète Michel Leclerc, La fille du Prado.

L'histoire de Rosa Maria Flores s'ouvre au mois d'août de l'été 1990 pour s'achever une vingtaine d'années plus tard. Insouciante, la jeune femme rêve d'un avenir prospère comme toutes les filles de son âge. Rosa Maria, originaire de Tolède, commencera ses cours en traduction à l'Université européenne de Madrid. Elle réside dans un appartement familial, qu'elle partage avec sa meilleure amie, Flor Onega. Rosa Maria est affublée d'une mère féministe, Eva ; d'un fiancé taciturne, Miguel, journaliste à Barcelone. Durant les week-ends, les deux amoureux se rejoignent soit à Madrid, soit à Barcelone. Jusqu'ici, rien ne transcende cette jeunesse bien ordinaire. Pourtant, le destin détournera Rosa Maria d'une voie sans surprise, quand, un matin, elle se rendra au Prado visiter la récente exposition de Diego Vélasquez. Fascinée par le célèbre tableau de l'artiste, Les Ménines, qu'elle admire pour la première fois, elle viendra chaque jour en étudier minutieusement les détails. Peu à peu, le tableau s'anime, les personnages s'obombrent, s'infiltrent, insidieux, dans le cerveau surmené de Rosa Maria.

En parallèle, un homme de quatre-vingts ans, « marchait lentement sur Cromwell Road, avec une maladresse loufoque. [...] Il venait de passer la nuit à boire dans un bar de l'East End... » Cet homme n'est autre que l'artiste peintre britannique Francis Bacon. Bien qu'il doive se rendre à Stockholm à une date fixe pour organiser sa prochaine exposition avec le conservateur du musée, Bacon ne veut rien entendre des propos raisonnables de son amant, John Edward, qui l'attend dans leur chambre. Le 22 janvier 1990, Francis Bacon sera à Madrid.

Au Prado, c'est la curiosité qui poussera Bacon vers Rosa Maria, statufiée devant le chef-d'œuvre de Vélasquez. Cette dernière confiera au vieil homme sceptique, les multiples désagréments que lui causent les ménines, dès qu'elle sort du musée. Pendant deux ans, ces aristocrates se propageront dans son cerveau, occasionnant à Rosa Maria des vertiges, de douloureuses migraines. Le pire reste à venir... Elle a rompu avec Miguel ; seules, la présence de sa mère et celle, sensuelle, de Flor parviennent à adoucir le mal qui la ronge. Harassée par le mystère de ses maux, elle appelle Francis Bacon à son secours. Ce sera leur dernière rencontre. Deux ans plus tard, Bacon mourra à Madrid.

Nous retrouvons Rosa Maria à ses obsèques, elle est guérie. Elle explique à John Edward, l'amant fidèle de Bacon, qu'elle doit ce miracle à l'artiste peintre. Un après-midi, « Flor avait projeté de se rendre au musée Thyssen-Bornemisza. » Elle propose à son amie, aveugle et muette, de l'accompagner. « [...] elles traversèrent des siècles de peinture » avant de se « planter » devant un tableau de Francis Bacon, Portrait de George Dyer dans un miroir. À mesure que Flor lui décrit les nuances du tableau, d'étranges sensations se manifestent dans le cerveau de sa compagne, comme si les ménines et George Dyer se télescopaient et luttaient les uns contre les autres. Rentrées à la maison, Rosa Maria s'évanouit et tombe dans un coma qui durera un mois. Quand elle revient à la vie, Rosa Maria a recouvré la vue et la parole, son cerveau fonctionne normalement.

Vingt ans plus tard, Rosa Maria assiste au lancement d'un essai qu'elle a écrit, réconciliant « les chemins distants de deux génies... » Il va sans dire qu'il s'agit de Diego Vélasquez et de Francis Bacon. Heureux dénouement qui l'a jetée dans les bras amoureux de Flor. Mais chaque nuit, « dans l'obscurité de ses rêves, elle verrait seulement les yeux immenses et fragiles d'une petite infante figée dans l'éternité, pareille à une énigme résolue devant soi. »

On ne se pose aucune question sur les irrationnels phénomènes qui peuplent cette histoire tant elle est enveloppée d'une poésie luminescente. Contrairement aux ménines, obscurcissant le cerveau de Rosa Maria, les événements qui se poursuivent, entrecoupés de rencontres savoureuses entre Francis Bacon et la jeune femme, des visites étourdissantes dans le célèbre musée, rendent notre insertion dans le destin insolite de Rosa Maria encore plus chaleureuse et réjouissante. Le lecteur se laisse guider et emporter comme si le roman devenait, de page en page, un tableau palpable, pénétrant notre cerveau d'un indicible bonheur de lecture.



La fille du Prado, Michel Leclerc
éditions Hurtubise HMH, Montréal, 2008, 248 pages

jeudi 2 octobre 2008

Tendre et insoumise Rachel


Deuxième volume du Cycle de Manawaka — le premier étant L'Ange de pierre —, Une divine plaisanterie met en scène une femme rebelle comme sait si bien les dépeindre l'écrivaine manitobaine Margaret Laurence. Rachel Cameron a trente-quatre ans alors que Hagar Shipley se présentait sous l'aspect d'une vieille dame indigne mais, ô combien sympathique !

Rachel est institutrice à Manawaka, village imaginaire du Manitoba où il ne se passe pas grand-chose. Elle est célibataire, vit avec sa mère âgée, cardiaque, manipulatrice et castratrice. Rachel a une sœur aînée, Stacey, mariée, mère de quatre enfants. Celle-ci a compris qu'il lui fallait habiter loin pour ne pas subir l'emprise néfaste de leur mère. À la mort du père, entrepreneur de pompes funèbres ruiné, Rachel a interrompu ses études universitaires pour soigner la vieille femme qui partage son temps entre le bridge mensuel avec ses amies et les retours de sa fille de l'école où elle enseigne. Chaque fois qu'elle entre à la maison, Rachel a droit à des propos insidieux qui enveniment ses rapports avec sa mère et la font se replier sur elle-même. Ainsi que le mentionne avec justesse Élise Turcotte dans sa préface, Rachel a deux voix : celle, extérieure, qu'elle utilise pour échanger avec les autres, ces autres se limitant à Willard Siddley, directeur de l'école, Calla Mackie, sa collègue et amie, vaguement amoureuse d'elle, Hector Jonas, nouveau propriétaire de l'entreprise funéraire paternelle. Plus tard, cette même voix s'adressera à Nick Kazlik, premier amour et amant de Rachel. La deuxième voix, intérieure celle-ci, s'avère un monologue constant, Rachel ne saisissant pas toujours les agissements des personnes qui écorchent son extrême sensibilité percluse d'angoisse. Elle se décrit tel un « anachronisme », et craint de devenir une « originale ». Elle ne cesse de se morigéner, d'attiser les petites lâchetés auxquelles elle est confrontée. Ventriloque exacerbée Rachel !

Ce roman écrit en 1966 soulève les entraves de l'époque. À trente-quatre ans, et célibataire, Rachel fait figure de « vieille fille ». Sa foi chrétienne est ébranlée par Calla, adepte d'une étrange église évangélique — le Tabernacle —, par sa mère, fidèle acharnée à la messe dominicale, par le souvenir de son père qui, la nuit, aimait se recueillir avec les « sans paroles ». Ce qui l'emporte est l'autodérision dont se sert Rachel pour analyser, avec subtilité, des situations anodines, bien souvent cocasses. Elle donne une force inattendue à des individus communs grouillant autour d'elle, alimentant ses doutes, ses hésitations, moisissant ses convictions.

Il suffira d'un été pour que sa voix intérieure, syncopée, s'apaise, le temps d'un rêve éphémère. Sa rencontre amoureuse avec Nick Kazlik, enseignant dans une grande ville, l'éveillera enfin d'une torpeur physique et morale qu'elle ne soupçonnait pas. Elle imaginera une existence normale auprès d'un mari et de leurs enfants. Le rêve s'effilochera avec la désertion de l'amant qui, lui, ne se posera aucune question sur le destin de l'amoureuse abîmée par le mensonge qu'elle démasquera plus tard. Trop tard.

Tout de cette vie frelatée est une plaisanterie divine qu'il serait dommage de dévoiler au lecteur. On a aimé la fin surprenante de l'histoire, ultime plaisanterie qui ouvre à Rachel un horizon embelli par des suppositions contradictoires, qui ont trait à l'espérance. Dépressions et éclaircies dans sa vie à la fois poignante et férocement drôle.

Il faut lire ce roman pour découvrir une écrivaine hors pair et, pour ceux et celles qui la connaissent déjà, se délecter de l'histoire d'une femme, aux saveurs universelles.

À noter l'excellent travail de la traductrice, Édith Soonckindt, qui a su préserver intacte l'atmosphère tragique et fantaisiste du roman.



Une divine plaisanterie, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais par Édith Soonckindt
Éditions Alto/Éditions Nota bene, Québec, 2008, 336 pages

lundi 22 septembre 2008

Nouvelles grinçantes


Dans la foulée des recueils de nouvelles publiés cet automne, on s'est arrêté sur celui intitulé joliment Mégot mégot petite mitaine avant d'en entreprendre la lecture, on ne l'a pas regretté. Le livre regroupe dix nouvelles d'une profonde originalité thématique.

Les histoires mettent en scène des femmes, la plupart trompées par la vie. Elles sont à la fois tendres et violentes, remplies de commisération et de colère. Lauréanne, trop « grâce », au chevet de sa mère morte, se remémore les désobligeances masculines que lui a values son embonpoint. Dans une autre nouvelle, Isabelle se retrouve elle aussi au chevet de sa mère agonisante. La mourante, déjà dans un monde inaccessible aux vivants, répond mentalement à sa fille quand celle-ci lui glisse quelques mots. Ces deux histoires décrivent les rapports crispés entre certaines mères et filles. Même la mort devient un pis-aller réconciliateur. En parallèle, l'auteure dépeint les relations tendues entre une monoparentale et son jeune fils tandis qu'une autre, exaspérée par une « rage de dents. Rage dedans », imagine les périples de son fils au Portugal puis en Asie. Elle le suit de loin, faisant part au lecteur de son existence étriquée. Cette mère porte en elle l'espoir d'un sommet à atteindre, son « Zimalaya », soit une vie meilleure. Une nouvelle qui fait frémir, relate la naïveté de Dominique, membre d'une secte religieuse. Dans une lettre décousue, elle explique à sa meilleure amie pourquoi le Père l'a choisie pour « opérer le transit vers la Source » ou plus réaliste, pour incendier la ferme où elle et ses « vingt-sept frères et sœurs » résident, et de quelle manière elle a échappé momentanément au massacre. Doutant des convictions humaines, Dominique a une pensée terrifiante et combien révélatrice : « [...] la vérité exige tant de ratures ! » Le précepte s'applique aux six jeunes comédiens d'une troupe minable de théâtre qui vont d'un lieu à un autre pour « se consacrer à l'art » sous l'égide de Master qui « dans une vie antérieure, avait flamboyé dans son théâtre [...] en communion artistique intense avec ses acteurs et ses actrices... » Autre gourou, autre catastrophe en vue.

À partir de la nouvelle sous-titrée Le dos de pierre, on explore un monde différent, celui qui ramène tout être à ses origines. Monde de l'eau vivante, des pierres chahuteuses, de la nature grandiose évoqué par Sylviane quand elle abandonne la ville pour retrouver l'héritage autochtone. Johanne Alice Côté dénonce les injustices qu'ont subies les Innus en suivant Sylviane qui étrenne, seule et téméraire, son canot sur la « grande rivière ». Prétexte fictif dont se servira encore l'auteure dans la nouvelle éponyme Mégot mégot petite mitaine. Que représentent ces objets qui balisent une route, tel un chemin de Poucet ? Ils nous valent de courts poèmes entrecoupant la voix vibrante de la narratrice contre ceux qui ont colonisé les Indiens. Elle cite des noms, des lieux, des dates tout en évoquant la « douleur de la terre croûtée » qu'est le tracé des rues de Montréal, dépeuplées de leurs arbres. Après tant de bruits furieux, l'auteure rend hommage au silence que recherche une étudiante dans l'œuvre de Virginia Woolf. Sous le signe de la fable, la quête d'une supposée Hélène est drôle, se moquant au passage de l'éloquence de professeurs qui n'ont fait que renforcer sa manière craintive de s'exprimer ; elle cafouille et renonce à ses cours! En filigrane, se dresse l'ombre de l'arrière-grand-mère autochtone, une contemporaine de Virginia Wolf. L'une « tannait une peau d'orignal », l'autre « écrivait Les Vagues. » Le recueil se termine sur une ode à un amoureux qui a la passion des mots alors qu'elle, l'amoureuse, s'exaspère de sa lenteur à aller canoter sur la rivière Sauvage.

Si, entre les lignes, la fureur suinte, ces histoires comportent une immense tendresse qu'amplifie une écriture polyphonique. Johanne Alice Côté n'a peur de personne ; avoir choisi l'écrivaine Virginia Woolf, dans la nouvelle intitulée Exposition orale n'est pas vain. À l'instar de la magistrale auteure anglaise, Côté tape rageusement de la plume pour défendre la cause des femmes, qu'elles soient issues d'une époque révolue ou qu'elles se démènent dans la société actuelle, dure comme un « bloc de granit » parfois poli par une crue.

À noter que la talentueuse et originale écrivaine a été récompensée de deux prix littéraires pour deux textes publiés dans ce recueil. Les autres nouvelles ne démériteraient pas cet honneur tant leur saveur regorge d'éloquence intelligente et poétique. On a aussi aimé le non-conformisme d'une œuvre peuplée de femmes revendicatrices.



Mégot mégot petite mitaine, Johanne Alice Côté
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 131 pages

mercredi 10 septembre 2008

Les choses de la vie d'un écrivain


Il arrive qu'après avoir lu quelques pages de certains livres, ils nous tombent des mains. Alors, se pose la question sur les raisons de leur publication. D'autres, au contraire, accrochent, sans qu'on y prenne garde, toute notre attention. Bien souvent, ces livres oscillent entre le récit et la nouvelle. L'éditeur les intitule roman pour attirer le lecteur... C'est le cas du dernier ouvrage de Donald Alarie, dont en silence on admire l'œuvre depuis longtemps.

Ce roman titré David et les autres relate en une centaine de pages l'histoire d'un écrivain depuis ses huit ans jusqu'à la jeune soixantaine. En de très courts chapitres, en légères touches sensibles, tellement précises — du pointillisme —, Donald Alarie rapporte comment un enfant puni pour avoir commis une « petite sottise » découvre pour la première fois un livre que ses proches l'avaient autorisé à prendre. À partir de cette magistrale révélation, la vie du garçon en dépendra. Une vie qui, en apparence, ressemblera à beaucoup d'autres. David, car c'est lui, a des parents aimants, une sœur, « Martine, de deux ans son aînée », un ami, Antoine, à qui il confie ses joies, ses peines. Originaire de Gaspésie, sa famille a émigré « dans une ville située à soixante-dix kilomètres de Montréal. »

Après deux propositions sexuelles ambiguës, David se mariera avec Johanne de qui il aura une fille, Annie. Comme tant d'autres, ils divorceront, se partageront intelligemment la garde de l'enfant. La mère et le père de David mourront, Martine construira follement sa vie, Annie concevra un enfant de père inconnu. Se demandant s'il devrait refaire sa vie, David s'arrête brièvement dans l'espace privé de quelques femmes. D'anecdotes ordinaires en déceptions et joies mesurées, il vieillit, franchit la soixantaine.

Pourtant, la vie de David ne se confond pas à tant de monotonie. Contre vents et marées, il écrit des romans, des poèmes, qui seront publiés. David n'a pas choisi la littérature, nous apprend l'auteur, « cela s'était plutôt fait naturellement. » C'est aussi un homme qui pratique « certains sports » et qui, pour gagner sa vie, « était [...] reconnu pour ses habiletés manuelles. » Cette vie d'écrivain révèle la face cachée d'un homme réfractaire aux mondanités qu'implique le succès fugitif d'un roman. Quand il recevra un prix littéraire, David enverra son ami Antoine fêter à sa place. Il a aussi refusé que l'éditeur mette une photo « en page quatre de couverture. » Le temps passant, David acceptera, enfin, de faire des lectures publiques. Parfois, il trouve honorable d'être un écrivain modestement reconnu, d'autres fois il aimerait plus de reconnaissance, ce qui nous vaut de succulentes réflexions sur ses trois éditeurs — les portraits ne font aucun mystère sur leur identité —, sur les auteurs qui entretiennent habilement leurs relations publiques.

Au centre de sa vie d'écrivain continuent à sillonner les personnes aimées. Fréquentant les cafés, David fait des rencontres qui nourrissent le regard curieux et indulgent qu'il pose sur les humains. Rodolphe et Gertrude, un homme et une femme qui « avaient une longue expérience de la vie... » qu'il craint ne jamais revoir quand ils sortent du café. Il assiste à l'enterrement de Madame Élisabeth sans trop savoir qui elle était. L'écrivain qu'il est entend le « cri » de jeunes révoltés qui le ramène à sa fille Annie. Adolescente, elle aussi avait poussé un cri qui « l'avait amenée jusqu'à danser nue dans un bar pendant quelques semaines. » Deux ou trois femmes lui écrivent combien sa poésie les ont aidées à traverser de cruelles épreuves. La liberté intellectuelle qui porte David lui permet de se composer une existence axée sur les livres qu'il lit et qu'il écrit. Nulle part, il ne s'échappe sans un roman ou un recueil de poésie. Ainsi, la vie de l'homme David et celle de l'écrivain se recoupent avec attachement et tendresse. Chaque livre est une échappatoire — « l'arme rassurante » — adoucissant la mort du père, apaisant les doutes et les incertitudes, soulageant la tristesse qui l'assaille au fur à mesure que dérive le temps et que sont comptées les années qui restent à écrire.

Pourtant, ce qui caractérise la démarche fertile d'une telle vie prospère en sont la bonté et la sagesse. On ne peut s'empêcher de reconnaître Donald Alarie dans ce portrait d'homme et d'écrivain ; il rend compte de la générosité d'un être humain qui semble tenir le bilan de son existence. Il faut posséder un immense talent, une maîtrise absolue de l'écriture pour narrer en une centaine de pages les afflictions profondes, les joies intenses, les victoires ultimes d'un individu qui, lors de son passage fugace sur terre, ne recherche que l'essentiel de lui-même pour se mesurer aux autres.

À lire pour essayer de sortir grandi des impasses que la vie, à nos dépens, se plaît à dresser devant nous et aussi pour saluer un véritable écrivain.


David et les autres, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 118 pages

mardi 2 septembre 2008

Nouvelles errantes


Quoi de plus invitant que des nouvelles pour entrer en douceur dans la prochaine saison littéraire. Même si un relent estival persiste, l'automne se manifeste à petits pas frais nocturnes. Alors, on lit de courts textes qui nous enchantent, tels que les a écrits Emmanuel Bouchard dans son premier recueil, Au passage.

Une introduction situe un homme, la nuit, « à l'extérieur de la gare du Palais », à Québec. Il arrive de France. Dans son sac à dos « se tord la couverture de son carnet de voyage. » L'homme hésite à rentrer chez lui, il a froid. On le quitte sur cette indécision pour rencontrer Mariette, Églantine, Sébastien, Baptiste et d'autres encore qui, livrés à eux-mêmes, se frottent à de minimes événements comme il s'en produit quelquefois dans une vie ordinaire. Mariette remarque Raphaël dans trois situations différentes ; caissier dans une épicerie - ce qui vaut au lecteur un hommage à Gaston Miron -, danseur de claquettes sur un toit, puis commis dans une librairie. Églantine, d'une générosité sans borne, se laisse accaparer par trois vieilles tantes qui débarquent chez elle à l'improviste. Églantine réapparaît dans une autre nouvelle avec Valérien, un homme qui ne sait vivre seul... Il y a aussi l'adolescent Sébastien qui, au pied d'un arbre, trouve le sac d'une jeune fille qu'il a croisée un peu plus tôt. Quand il la reverra, elle prétend s'appeler Hermione et lui demandera un étrange service. Sébastien est le fils de Gérald Desrosiers qui a la « fâcheuse habitude de vouloir tout tenir entre ses bras ». À partir de cette manie, une jolie aventure éclairera sa vie de « veuf depuis près de dix ans »... Dans une nouvelle qui le mène au théâtre, il invitera Murielle, jeune itinérante, à l'accompagner. Quant à Baptiste, « le plus illustre ferrailleur de la vieille-ville » il devra recouvrer les têtes de deux sculptures avant qu'une petite fille, qui n'a pas la langue dans sa poche, ne l'accuse de les avoir volées...

Plusieurs des personnages de ces nouvelles ont pour amour essentiel les livres. Hubert, travaillant « depuis deux ans à sa thèse», s'applique à dresser des gratte-ciel à l'aide de dictionnaires et divers ouvrages, au grand désespoir de son chat, Mercure. À travers la voix de l'auteur, Cyprien manifeste sa préférence pour la poésie, Saint-Denys Garneau en particulier. Mais le « point d'orgue » sera un vieillard que Cyprien apercevra derrière les fenêtres d'une bibliothèque. Il tient dans une main « un livre épais dont les pages tournaient d'elles-mêmes, à grande vitesse. » Sur son visage se lit un sentiment de plénitude qu'inscrit la fin d'une vie. L'impression demeure que le livre raconte l'histoire du vieil homme. Achèvement serait plus juste, quand tous les livres ont été lus et que frémit le silence au bout des yeux et des lèvres. D'ailleurs, ce chassé-croisé d'individus est teinté de frémissement et d'effleurement. De solitude, de mots à peine échangés. Rencontres sensitives aboutissant à plus de mûrissement. Que deviendront ces hommes et ces femmes? C'est sans importance. Pour notre plus grand plaisir, nous aussi nous les aurons croisés à un moment où seul un livre prenait place dans notre journée ou notre nuit. Un épilogue met le lecteur en présence de couples qui se baladent, ne se préoccupant pas du lendemain.

L'écriture souple et légère, le style épuré, mettent en relief le talent d'Emmanuel Bouchard. L'écriture s'avère une partenaire exigeante, elle soutire de celui ou de celle qui la pratique une gamme diatonique s'accordant aux faits et gestes d'hommes, de femmes et d'enfants que l'auteur met en scène. On a aimé que la fin de ces nouvelles s'inspire de l'art délicat du haïku. Ou tout au moins que ce procédé de poème classique japonais nous ait agréablement étonnés.

À souligner la facture élégante de cette récente collection chez un éditeur dont la réputation n'est plus à faire.



Au passage, Emmanuel Bouchard
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2008, 132 pages

jeudi 21 août 2008

Au pied du mur


C'est en douceur qu'on aborde la saison littéraire automnale. On avait quitté le printemps avec un recueil de nouvelles du jeune auteur Guillaume Corbeil. On s'éloigne de l'été avec la lecture savoureuse d'un roman de Roland Fuentès, Le mur et l'Arpenteur, court roman qui nous convainc que, jamais, rien n'est gagné.

L'histoire commence par la vision d'un mur érigé dans une ville imaginaire et bien au-delà. Ce « mur avait toujours été là » nous assure le narrateur. Il n'est pas sans intriguer Olfan qui « appartenait à la Confrérie des Arpenteurs.» Ces hommes, pourrait-on dire, sont tout dévoués à la santé du mur. Ils doivent en surveiller la moindre faille et quand celle-ci est colmatée, elle donne lieu à des réjouissances populaires. Olfan et ses compagnons sont des êtres particuliers. Ils s'étirent à volonté, s'envolent, se rendent invisibles. « Ce métier faisait des envieux. » Dans cette ville, hommes et femmes vivent comme si de rien n'était, mais nous devinons que derrière cette paix illusoire, le mur est synonyme de totalitarisme. Ses yeux de pierre moussue dissimulés derrière de hautes herbes surveillent Olfan et ses compagnons ; il se prête aussi à quelque indulgence quand un Arpenteur est en difficulté... Des êtres comme Altamaria, voluptueuse lingère, qui trouble et provoque incessamment Olfan, et son mari Bec ; Pandora, ouvrière chez « un Lord qui fabriquait de l'huile de rhubarbe » qui écrit des poèmes issus de ses rêves ; Italo Svevino « architecte de son état », s'opposent sans trop savoir à la dictature du mur représentée par un pouvoir souterrain en place, ainsi qu'aux pièges de l'apothicaire qui voue à Altamaria, une haine sans borne...

On ne décrira pas cette histoire portée par une écriture sortie tout droit d'une fable. Des trouvailles poétiques à couper le souffle enjolivent l'aspect sombre de l'aventure des protagonistes qui, après bien des déboires, échafaudent un plan pour mettre en lumière ce qui se passe de l'autre côté du mur. Beaucoup d'amour unit Olfan et Pandora, Altamaria et Bec, compensant ainsi la haine que leur porte l'apothicaire. Il a tout fait pour humilier Altamaria qu'il soupçonne de trahison envers son mari. À un certain moment, sa complice la Garce a enlevé Bec dans sa Garcière ; Altamaria, usant de ruses bien féminines, l'a délivré de sa fâcheuse condition. Derrière cette façade de conte pour adultes, embelli de réflexions judicieuses du genre, « les fous sont des êtres hors norme, presque des demi-dieux », l'auteur, telle Pandora avec ses rêves, rédige un grave message qui nous concerne tous : si nous ne prenons garde à préserver notre autonomie physique et mentale par des moyens efficaces, elle sera menacée d'étouffement par un mur dressé ; une main de fer invisible étranglera habilement nos libertés individuelles. Hors des contraintes que forge la vie dès notre plus jeune âge, d'autres, imposées par des hommes peu scrupuleux, nous atteindront dans notre identité, dans nos agissements et nos sentiments, faisant de nous des êtres mutilés et surpris que cela ait pu nous arriver...

Un mur, un «vieux titan » se hausse et nous surveille, un auteur au style primesautier passe, qui a eu l'intelligence et la générosité de nous informer des malheurs de ce monde. De l'autre côté - revers du monde blessé - y aurait-il une Terre promise, semblable en cela à toutes les civilisations qui n'ont su échapper au despotisme ? Nous pourrions penser au premier homme, à la première femme chassés d'un paradis par la volonté d'un être déifié et qui, depuis, nous a marqués de sa supériorité néfaste sous les apparences d'hommes calqués sur son modèle !

On remercie l'auteur, Roland Fuentès, de s'être fait prophète avec des mots alignés les uns devant les autres, fleurissant des phrases et paragraphes qu'on ne pourrait tous citer tant ils touchent notre sensibilité, nous font sourire d'attendrissement.

À lire pour entrer dans l'automne en toute sérénité, mais aussi pour que nous réfléchissions aux murs que nous élevons dans des microcosmes interdits qui appartiennent à tout un chacun...



Le mur et l'Arpenteur, Roland Fuentès
L'instant même, Québec, 2008, 125 pages

vendredi 20 juin 2008

Nouvelles baroques


Il n'y a pas si longtemps, on disait ici même qu'il était réjouissant de découvrir une nouvelle voix littéraire. Quand son originalité nous frappe de plein fouet, elle est encore plus appréciée. Il est rare qu'un premier livre nous séduise d'emblée. Des hésitations, des maladresses s'insèrent au cours de l'histoire, qui nous font sourire, attisent notre curiosité. Nous faisons montre d'indulgence.

C'est un recueil de nouvelles époustouflant que nous offre Guillaume Corbeil. L'art de la fugue. Dès le début, il nous affirme qu'il ne rêve que de partir, que de - se - fuir. On dirait que son propre personnage lui pèse, le hante, l'apeure au point de ne parler que de gares, de trains, de taxis, comme si quelqu'un lui en voulait, le suivait, le rattrapait. Finalement, ce jeune homme ne court qu'après son ombre : l'ennemi est en lui-même. Alors que faire d'autre quand on se déteste, sinon écrire des histoires qui reflètent notre désarroi. L'auteur n'avoue-t-il pas : « Les fictions que j'ai créées ne sont rien d'autre [...] que quelques lieux qui m'ont servi d'asile le temps de les écrire. C'est un suicide sans mourir. Une fugue... » Suivons donc, sans le nommer, l'auteur-narrateur qui se réfugie dans les lieux disparates de six nouvelles.

La première, Les deux valises de l'homme aux deux valises, nous démontre l'absurdité d'un homme qui cherche à caser sa brosse à dents dans une valise trop pleine. Évidemment, ce bref récit sert de prétexte à jeter un regard critique sur quelques êtres qui croisent ou doublent l'homme « seul au milieu de nulle part ». Ce nulle part n'est-il pas dressé là pour se protéger des dangers de la pluie qui « n'en finit pas de tomber, de rouler sous le col de son imperméable... » au point d'attirer une mouche susceptible de lui occasionner bien des tracas. Puis, un taxi se dessine dans ce décor pluvieux, que hèle l'homme aux deux valises...

Cette nouvelle donne le ton à celles qui suivront. Des histoires abracadabrantes agrémentées de personnages réfractaires à une vie tracée d'avance. Si les lieux ne sont jamais fixes, voire inconsistants, ils attestent que nos expériences les créent et les transforment dès qu'un événement douloureux, rarement heureux, nous atteint. Dans la deuxième nouvelle, L'œil droit du cyclope, une femme enceinte, surveillée du « sommet du clocher de l'église » par l'œil droit du Shérif McDister, et d'autres voyageurs attendent un train, à la manière de Godot, qui ne vient jamais. Le train de midi, un long train, n'arrivera que le lendemain midi avec « son seul wagon. Les billets n'étaient plus valides. » Autrement dit, le temps est un leurre, ce sont les hommes qui ont inventé les horloges...

La troisième nouvelle, Elles détestaient Madrid, nous apprend beaucoup sur les affres d'un homme et d'une femme suicidaires. Chacun à sa manière va mourir en inscrivant le mot FIN, lui sur l'asphalte, elle sur le pare-brise de sa voiture. Avant d'en arriver à cet achèvement mortifère, les deux protagonistes confieront au lecteur ce qu'ils attendaient de la vie ; lui rêvait de voir Madrid, elle détestait cette ville. Au fur et à mesure que passe le temps, surgissent des hommes et des femmes - ces dernières détestant Madrid - qui traduisent clairement ce qu'ils ont été : des êtres insatisfaits. Lui cherche deux mètres de corde pour se pendre, elle veut sauter du haut d'un pont...

On n'énumérera pas tous les lieux et les individus qui habitent ces récits. Ceux-ci sont imprégnés d'images en mouvement, de répétitions incantatoires jamais tout à fait les mêmes, d'où les sous-titres musiquant divers morceaux de plusieurs nouvelles. Une écriture frémissante et nerveuse évoque un cheval piaffant d'impatience. Les effets de miroirs étant nombreux, on ne sait jamais quelle est la part de vérité, de mensonge. L'auteur se mire dans un témoin voyeur qui sème ses impressions narratives à travers quelques textes. Un prologue et un épilogue avertissent le lecteur du danger qu'il y a à ne pas écouter « les mélodies qui émanent du désordre des voix. [...] la seule lutte que nous puissions mener contre l'absurde, et c'est pourquoi ceux qui maîtrisent l'art de la fugue sauront survivre au chaos et ne sombreront pas dans la folie. » Cette sage conclusion closant le livre nous assure de l'immense talent du jeune auteur. Si durant l'été, on aperçoit un chauffeur de taxi s'envoler, « un trou dans l'œil, un trou en forme de mouche », une mariée vêtue d'une robe blanche « avec une traîne de deux mètres » flâner sur un pont, ravis on clignera des yeux en fixant le soleil, on pensera que deux ou trois nouvelles de Guillaume Corbeil nous auront suffisamment charmés pour nous laisser submerger par un monde intemporel et magique !



L'art de la fugue, Guillaume Corbeil
L'instant même, Québec, 2008, 147 pages

lundi 9 juin 2008

Adieu Indochine, bonjour Viêt Nam !


L'été s'inscrivant à nos portes, il est toujours plaisant de déguster un livre de voyage. Nous visitons un pays que d'autres yeux ont contemplé pour nous. Il n'y a qu'à se laisser porter par une voix nous décrivant les reliefs de différents paysages, la manière de vivre de ses habitants, leurs mœurs, leurs coutumes. Nous ne sommes pas obligés d'y croire tout à fait, nous nous laissons bercer par un rythme estival.

Alain Olivier nous invite à le suivre au Viêt Nam, voyage qu'il a entrepris avec sa conjointe, Anna, et leur jeune fils de onze ans, Daniel. Pendant cent jours, tous les trois sillonneront, du nord au sud, un pays stigmatisé par le colonialisme et la guerre... L'auteur s'attarde peu sur ces outrages douloureux et se refuse aussi à tout commentaire politique. En divers tableaux plus ou moins longs, il adresse des lettres à sa mère, remplies d'impressions multiples. Confidences qu'il n'aurait pu lui faire de vive voix. Double itinéraire qui témoigne de la quête d'identité d'un homme de quarante ans. On se réjouit que son regard déployé sur les Vietnamiens et Vietnamiennes en capte le sourire constant, peut-être le meilleur d'eux-mêmes. Cependant, la question se pose : que se cache-t-il derrière cet éternel sourire ? Ce qui nous vaut une interrogation sur les personnes qui ne sourient jamais. Plus loin, on lit ceci : « Et vous finissez par voler aux plus pauvres de la planète la seule chose dont vous n'aviez pas réussi à vous emparer : le sourire. » Chaque fois que l'auteur aborde un sujet dense, il plonge dans des zones obscures qui, on le sent au cours du récit, lui font parcourir des distances inappréciables jusqu'à l'enfance. Son jeune fils, Daniel, lui renvoie l'image de l'enfant timide et réservé qu'il a été, l'envers du garçon qu'il a conçu, extraverti, affable, attiré vers ces gens qu'il ne connaît pas, à la langue incompréhensible. L'auteur, Anna et Daniel, des mordus de balades à vélo, découvrent des hameaux paysans, assistent à des fêtes peu fréquentées par les touristes conventionnels que tous les trois évitent. Si les touristes engraissent l'économie du pays, ils y sèment une forme de pollution irrespirable, celle de l'abondance des pays occidentaux. Regards aveuglés par l'arrogance. On voit mal l'un d'entre eux nous dépeindre « le goût de l'eau, un doux zéphir à l'odeur de sapinède... » Il faut voyager dans l'intimité d'un pays et de ses habitants pour ressentir à quel point les odeurs nous pénètrent, assaillent nos sens. Ce sont les yeux du cœur qui nous sollicitent. Ce qu'on nomme des tableaux - lettres envoyées à la mère - sont presque tous émouvants. Il s'agit d'une conquête personnelle à partir du regard posé sur un enfant vietnamien, sur les femmes - la beauté des femmes vietnamiennes bouleverse Alain Olivier -, parfois sur un arbre, un coucher de soleil. Un lac. Des tableaux-lettres portant tous un sous-titre, la gravité et la candeur de quelques-uns ressortent : « L'identité », « La prière », « Le jardin secret », « Regarde-moi », « Faire la sourde oreille », « Au bout de nos rêves », « Marcher », et bien d'autres plus abrupts, telles des touches intimistes, visant peut-être à distraire le lecteur de la souffrance muette d'un peuple. On aime aussi la balade « sur le bord du lac Tuyên Lâm, [...] au beau milieu de la pinède ». L'auteur nous apprend que de « vastes pinèdes [...] entourent la ville. » On cite Dà Lat où se cultive un «délicieux petit vin blanc... » Ainsi, des scènes de vie très simples font le bonheur de l'auteur, d'Anna et de Daniel, le voyou du livre intitulé Voyage au Viêt Nam avec un voyou !

Les étapes du voyage et du récit seront ponctuées de scènes relatant les faits et gestes de Daniel ; on regrette qu'Anna soit laissée un peu dans l'ombre... À travers les rapports de l'enfant avec les Vietnamiens, l'émerveillement du père ne cesse de croître sur la facilité avec laquelle il est possible d'établir, grâce à l'innocence, une complicité avec des personnes jeunes et âgées. La disponibilité du cœur est la cause d'une telle liberté. Partout où nos voyageurs s'arrêtent pour manger et dormir, ils sont reçus par des hommes et des femmes extrêmement généreux et désintéressés malgré leur pauvreté. Que Alain Olivier s'attarde aux bras du Mê Kông, aux vendeurs de café, aux paysannes penchées sur les rizières, à la fête du Têt (le nouvel An), ses découvertes nous valent des pages empreintes d'une lente réflexion mêlée de tendresse. Au passage, l'auteur ne se prive pas de quelques coups de griffes contre l'injustice commise envers ce peuple pacifique. Pourtant, dès le début de son périple, il nous prévient que son récit « est celui d'un homme qui, trop souvent, garde les yeux fermés, le dos tourné, et fait la sourde oreille à la réalité », ce qui nous surprend...

C'est un livre étonnamment beau - dans le sens noble du terme - et révélateur sur la qualité des êtres qu'ont côtoyés Alain Olivier, sa conjointe et leur enfant. Il nous dit aussi que les guerres ne détruisent aucune racine profonde d'un pays sinon ses pierres que l'âge finit aussi par user. Durant la légèreté estivale, il fera bon s'asseoir à l'ombre d'un arbre ou dans la fraîcheur d'un lieu pour piquer au hasard quelque tableau-lettre qui aurait échappé à notre conscience. Daniel qui joue aux cartes avec une vieille femme vietnamienne, Anna qui invite à leur table un petit cireur de chaussures, Alain posant un regard extasié sur les jeunes femmes du Viêt Nam. On dirait que tous les trois sont enveloppés dans un bien-être dynamique faisant de ce voyage un hymne à la joie de vivre malgré les traces encore visibles laissées par des décennies d'occupation. Au loin, la complainte du dàn bâu - luth à une corde - accompagne notre lecture...


Voyage au Viêt Nam avec un voyou, Alain Olivier
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 222 pages

lundi 26 mai 2008

Un homme dans tous ses états


Quelle étrange confrontation que celle d'un homme à la fois narrateur et auteur. Dans la littérature québécoise, il est rare qu'un écrivain s'identifie comme étant l'un et l'autre. Le lecteur s'apitoie alors sur le sort d'un personnage et d'un individu qui agissent en effet de miroir. L'un se regarde dans le reflet de l'autre. Qui trouve-t-il au bout du compte ? Quels visages aimés et perdus ? Pourquoi cette balade dans une histoire dont nous connaissons à peine la part de vérité, un soupçon de mensonge ? Sommes-nous précipités dans une spirale où le roman ne s'écrit pas mais se narre, tel un conte aux mille péripéties où le dénouement enfin - presque - heureux nous repose ?

Le roman d'Alain Raimbault, Confidence à l'aveugle, contient suffisamment de pièges séduisants pour que le lecteur soit pris au charme de cet homme prisonnier des délires quotidiens d'Elena, son épouse. Il subira les humiliations imaginables qu'un mari aimant puisse supporter pris qu'il est entre une femme « maniaco-dépressive depuis l'adolescence » et un bébé de quelques semaines. Après plusieurs mois d'hostilité et de honte, atteint d'une immense compassion, épuisé physiquement et moralement, il les quittera, elle et leur enfant. Quand l'histoire commence, il écrit : « Je vis seul après un mariage désastreux. Je l'évoquerai plus tard, je ne sais pas encore. »

Elena n'ayant pas encore sa place ici, on entre d'emblée dans l'histoire de la « belle Anglaise ». Le narrateur la rencontre dans une librairie où, chaque jour, il achète un livre. Le hic, c'est qu'il ignore si cette femme existe vraiment ou s'il l'invente. Il dira avec prudence : « J'ai inventé cette femme. Lorsqu'on ne connaît pas, il faut bien inventer le monde. Le construire. » La belle Anglaise, jamais identifiée, et pour cause, fait partie du monde limité d'Alain Raimbault - eh oui ! - qui ne sait plus très bien où il en est. L'amour illusoire qu'il lui voue servira de prétexte à dénouer la tragédie qu'il a vécue avec Elena. Alain, le narrateur, écrit des poèmes, enseigne les arts visuels. Il est aussi un photographe passionné. Plus tard, après de douloureux déboires, et ayant démissionné de son poste d'enseignant, il sera employé chez un photographe... L'un des drames qu'il vivra - et pas le moindre - sera le départ de la belle Anglaise en Russie pour y apprendre la langue. Malheureusement, avec un groupe de touristes visitant le musée de L'Ermitage, elle sera prise en otage par des terroristes ukrainiens et bulgares. Profitant de l'occasion pour se prouver son courage, Alain se rendra en Russie pour essayer de sauver sa belle Anglaise. Son appareil photo lui servira d'arme...

Dans un style saccadé agrémenté de courtes phrases poétiques, qui n'est pas sans rappeler l'écriture lumineuse de Marie-Claude Gagnon, publiée chez le même éditeur, l'auteur-narrateur nous dépeint avec maestria les ruses qu'il emploiera pour parvenir jusqu'à la jeune femme. Il se fait passer pour un journaliste officiel venu couvrir le tragique événement. Dans l'autobus qui les amène sur place, il fera la connaissance d'une journaliste espagnole, Eva ; plus tard, il lui devra beaucoup... Son acte désespéré s'avérera inutile, les otages finiront mal, les terroristes aussi. Quand il rentrera à Halifax, où se déroule l'action du roman, il se demandera s'il « avait une si petite opinion de [moi]-même en réalisant un acte suicidaire. [...] Suis-je plus fou qu'Elena ? Suis-je capable d'aimer encore ? C'est de cela qu'il s'agit en fin de compte, de la capacité d'aimer encore. De réaliser mon amour par des actes sensés. » Il prendra alors conscience qu'il a mis sa vie en péril pour tenter de se sauver lui-même. Cette mise en abyme amènera le narrateur à relater l'échec de son mariage. Cet homme assoiffé d'amour, en quête d'une compagne qui lui tiendra la main, s'éprendra de Sandra, l'une de ses collègues. Elle est - mal - mariée, attend un enfant. Ce qu'Alain pensait être une idée de l'amour ne sera que pur désir. « Un rêve survivant de beauté et d'espoir. » Un matin, peu avant Noël, à la patinoire, il essaiera de la prendre dans ses bras, « elle se libère, recule d'un pas. » Il se sentira alors « misérable, comme un petit enfant pris la main dans le pot de confiture. » Cette touchante comparaison confirme l'innocente intention de cet homme tourmenté en manque de tendresse.

Dernier acte, quatrième femme. Eva, la journaliste espagnole, lui téléphone « à son nouveau travail » un magasin de photos. Elle veut le rencontrer le plus tôt possible en tout bien tout honneur, ce qu'il ne comprend pas très bien. Elle lui réserve une surprise qui transformera sa vie. On peut imaginer le meilleur, mais Alain Raimbault, l'auteur-narrateur, se défend d'écrire des arlequinades...

Pourquoi ce titre ? Une brève rencontre avec un aveugle dans un autobus qui lui demande de lui lire une lettre. De la même manière, l'auteur-narrateur s'adresse au lecteur, surtout à la lectrice, à qui il « lira ouvertement [mes] relations avec Elena. Une confidence à voix haute. » Roman qui sème autour de nous des épines de roses et leurs pétales. À lire pour la complexité des sentiments animant un être empêtré dans ses propres incertitudes et ses préjugés. Et aussi pour l'humour.



Confidence à l'aveugle
, Alain Raimbault
HMH Hurtubise, Montréal, 2008, 222 pages