samedi 1 décembre 2007

Anna, Claire, Cooper et les autres


Le roman se divise en deux parties. La première s'ouvre en 1970 dans une ferme du nord de la Californie, à Petaluma, où vit un homme, veuf, avec ses deux filles, Anna et Claire. S'ajoute à cette famille ordinaire, le jeune Cooper dont les parents ont été assassinés quand il avait quatre ans, et que le père d'Anna et de Claire a recueilli. Plus tard, on saura que Claire a été elle aussi recueillie par le père, la semaine où Anna est née. Leurs mères sont mortes en couche. Quand l'histoire commence, les deux filles ont seize ans, Cooper vingt. Âge intransigeant. On ne devine pas que derrière tant d'harmonie familiale couve un drame qui les ravagera tous les quatre. Anna et Cooper tombent dans les bras l'un de l'autre, au désespoir de Claire qui sait que cet amour leur sera fatal. Claire a toujours su et saura toujours. Un soir de tempête, le père découvrira cette liaison interdite et cet homme tranquille et généreux entrera dans une colère sanguinaire. Il essayera de tuer Cooper alors qu'Anna qui s'est emparée d'un grand éclat de verre attaquera sauvagement son père. Délaissant Cooper à son sort, il entraînera Anna vers la ferme, la fera monter dans le pick-up, partira dans la nuit avec elle, on ne sait où. Claire soignera les blessures de Cooper, le sauvera de la mort.

Le drame amoureux d'Anna et de Cooper se termine sur un fond de violence inouïe, sans trop savoir ce que sont devenus les deux soeurs et le jeune homme. Il faudra attendre une vingtaine d'années avant de les retrouver. Anna vit en France dans le Gers. Elle est historienne et se passionne pour la vie d'un écrivain français du début du vingtième siècle, Lucien Segura. Elle séjourne dans la maison où celui-ci a passé ses dernières années. Elle s'est éprise de Rafael, un gitan de la région. Claire, à San Francisco, travaille dans un cabinet d'avocats et consacre ses week-ends à la ferme de Petaluma. Cooper joue au poker dans les casinos du Nevada. À partir de ces trois situations sociales et géographiques, le roman bascule dans plusieurs récits construits en strates douloureuses. On apprendra par Anna qu'après que son père l'a emmenée loin de la ferme, elle s'est enfuie du pick-up et a pu, grâce à la bonté d'un chauffeur noir, échapper à son père et «la vie devant moi, marcher dans les rues vides.» Elle sait qu'elle ne reverra jamais Cooper ; elle conclut sur cette touche désespérée, que son «premier amour, il était perdu pour moi, et je me trouvais alors trop loin, dans une autre vie.» Entre temps, Claire en voyage d'affaires, rencontrera Cooper qui est poursuivi par des joueurs qui veulent sa peau parce qu'il a triché. Une fois encore, elle le sauvera après qu'il soit laissé pour mort dans un chalet. Il sera tellement abîmé par les coups qu'il aura perdu la mémoire. Claire le ramènera à la ferme où vieillit le père. Elle prendra ce risque et nous ne saurons plus rien de la survie de Cooper, ni de ce qu'il adviendra de Claire.

La deuxième partie du roman s'ouvre sur l'histoire de l'écrivain Lucien Segura. C'est Anna, en filigrane, qui raconte. On ne le sait pas vraiment, mais, parfois, Rafael intervient lui aussi, Lucien Segura ayant connu ses parents. D'autres personnages entrent en scène dont la vie recoupe celle d'Anna et de Cooper. Il y a Marie-Neige et Roman, le double de Cooper et du père d'Anna. Et aussi Marie-Neige et Lucien Ségura qui, à vingt ans, sont devenus amants. Aria, la mère mystérieuse de Rafael, son père qui refuse de se nommer, autant dire de s'identifier. En lisant le déroulement de ces chroniques successives, on a l'impression de saisir les restes de la vie d'Anna, de les amasser pour faire semblant de reconstruire une existence au présent, alors que le passé «par la grâce du souvenir, par la grâce du reflet d'un écho, [...] nous permet de contourner le temps.»

C'est un roman éblouissant, envoûtant, que nous offre Michael Ondaatje. L'écriture contient une poésie si lyrique, si enveloppante qu'elle agit comme un baume sur les blessures envenimées de ces hommes, de ces femmes qui se cherchent tant dans leur quête intérieure que dans la vie quotidienne qui ne cesse de les meurtrir. Divisadero en espagnol signifie division, une frontière ou un poste d'observation. La métaphore exprimerait qu'à travers nos expériences, certaines frontières ne peuvent être franchies sans que nos consciences ne soient frappées d'amnésie, nos corps souillés de plaies purulentes.

À lire absolument. À relire pour être certain de ne rien oublier des fantômes qui subvertissent nos destinées. «Il y a en nous la présence cachée d'autres, y compris de ceux que nous n'avons que brièvement connus», affirme Anna au tout début du livre, se demandant qui était «Coop». Et de réaffirmer : «Tout est collage, même la génétique.»

À noter l'intelligente et rigoureuse traduction de Michel Lederer.



Divisadero, Michael Ondaatje,
Éditions du Boréal, 2007, 309 pages